Noyeux joël

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« Je t'ai déjà parlé de comment j'ai choisi mes lunettes ? »
Oui, tu l'as déjà fait connard.

Tout se passa très vite.


Jean-Pierre avait enfilé sa superbe veste en velours orange et s'apprêtait à passer la porte de l'ascenseur. Au dernier moment, il s'arrêta brusquement, puis se retourna vers moi, encore assis à mon bureau.

Jean-Pierre : Hey, dis...on s'voit l'année prochaine ! Mouhahahaha !
Moi : Ouais ouais.
Jean-Pierre : Non parce que lundi, c'est le 2 janvier ! Alors....à l'année prochaine ! MouhahahahahahaHAHAHA !
Moi : Ouais, c'est clair. Éclate-toi bien.
Jean-Pierre : Non t'as pas compris : « à l'année prochaine » ! Et c'est dans 3 jours l'année prochaine ! HAHAHAHAHA ! !

Putain Jean-Pierre, la semaine d'avant j'avais déjà eu envie de te faire bouffer ton « Noyeux Joël » de vieux beauf...mais là, j'allais pas te rater.



Noyeux joël

On identifie toujours ces gens à la pointe de la vanne par des petits signes avant-coureurs : « Noyeux joël » est l'un d'entre eux. Le symptôme d'une espèce de cancer de notre société. Et Jean-Pierre en faisait partie. Il s'y connaissait, lui, on lui faisait pas avaler n'importe quoi.

Sauf que si, et il l'avait bouffée son agrafeuse.

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Agrafeuse le matin

Je ne l'avais jamais aimé. Depuis cette première fois, alors que ma voiture était en panne, et qu'il avait proposé de me ramener. Cette première discussion dans sa Fiat Multipla à moteur hybride dont il était si fier avait été le premier de ses péchés capitaux. Sans elle il n'aurait pas autant été sur le point de finir dans mon coffre.

À minuit, ce soir.

Jean-Pierre : Alors comme ça, on travaille dans la même boîte ! C'est fou ça !
Moi (plus par politesse qu'autre chose) : Euh, oui, certainement.
Jean-Pierre : Nan mais sérieusement, je suis dans l'entreprise depuis 30 ans, à la comptabilité – avec Marie-Laure, tu dois la connaître, elle est unique, elle fait une de ces imitations de Valéry Giscard d'Estaing...
Moi : Non mais je viens juste d'arriver, je suis stagiaire. Depuis 3 ans. C'est pour ça...
Jean-Pierre : « Au revoir », hahahah ! Géniale cette Marie-Laure !
Moi : ...enfin bref.
Jean-Pierre : Et t'étais où tout ce temps ? Steak haché ? HahahaHAHAHA !
Moi : Ah, c'est là Jean-Pierre, tu peux me déposer. Merci.
Jean-Pierre : Hahaha....génial ! Bon ben tchao, on s'épil...

Après avoir claqué la portière pour couper court à ce premier échange inédit dans l'histoire de la discussion, je rentrai finalement à pieds. J'eus tout le temps de mesurer l'ampleur de ce que j'allais devoir faire comme efforts à l'avenir pour éviter la machine à café et le photocopieur, et rester sain d'esprit pendant les quelques années qu'il me restait à tenir avant sa retraite.

Photocopieuse à midi

Quelque jours plus tard, j'étais au photocopieur en train de finir de réimprimer le rapport que j'avais passé les trois derniers mois à rédiger dans la douleur, et sur lequel je rectifiais mon nom car j'avais visiblement omis de le remplacer par celui de mon maître de stage, sur les conseils de ce dernier.

Je savourai la sortie de la 428ième et ultime feuille du premier volume quand soudain le désastre fit irruption à nouveau.

Jean-Pierre : T'as une tache...piiiiistache ! Et toi aussi Marie-Laure, t'as une tache : pistache ! Hahahah ! Et, ho, toi, t'es là ? T'es plus steak haché, mpfffff ?
Moi (plus par réflexe qu'autre chose) : Ho, ça va JP, « content » (sic) de te voir...
Jean-Pierre : Sérieusem...ah oui, moi aussi ! Figure toi que j'ai pensé à toi tout le week-end. Avec tes soucis de voiture. Et je me suis dit : Jean-Pierre, t'as pensé à lui tout le week-end, avec ses soucis de voiture. Et t'as pas pensé une seule seconde à proposer de faire du covoiturage avec lui tous les matins. Alors me voilà ! Alors ? Ah, tiens, t'as une tâ...
Moi : Hein ? Euh...oui, bien sûr. Content que tu sois passé. Je dois y aller. À très vite.

Je m'éloignai très vite, comme promis, en n'ayant pas prêté attention à un traître mot de ses préoccupations du week-end, dans lesquelles j'avais eu me semblait-il une trop bonne place. C'était un tort.

La suite des événements m'avait par la suite obligé à reconstituer la scène.

Le lendemain, dès 6h15 il était devant chez moi, klaxonnant ce qui s'apparentait à l'hymne à la joie. Mais sans la joie. Cela dura les vingt minutes qu'il me fallut pour me préparer, et sortir le rejoindre.

Multipla l'après-midi

On ne se méfie jamais assez de ce genre de choses inoffensives.
Jean-Pierre : Et voilà : on est arrivé ! Ça fera 10€ mpfffff....
Moi (plus par autre chose qu'autre chose) : Ah, euh...mince, j'ai rien sur moi. Je te les donne demain ?
Jean-Pierre : Mouhahahaha, mais j'décooooooonne !
Moi : Ah, haha, OK. Merci, c'est sympa. J'avais pas compris.
Jean-Pierre : Mais non, hein ! Je serais quel ami si je te faisais payer ? Par contre si t'as un verre d'eau pour abreuver un vieux pote, je suis sensible de la gorge et comme t'as laissé la fenêtre ouverte en roulant...

Le fait que j'habite à une heure et demi de distance du boulot, et qu'il n'avait apparemment jamais fait dégraisser sa veste en poil de chameau qui sentait comme si elle venait de mourir à nouveau, ne lui avait pas suffi. J'avais supporté de 1 à 34 kilomètres à pieds ça use avant de gentiment l'orienter vers le crédit avantageux de sa villa secondaire à Dunkerque. Je ne pouvais pas lui donner cette opportunité d'achever mon moral fragile en envahissant mon intérieur.

Salon le soir

Comme il avait également envie d'uriner, et qu'il avait manifestement plus de volonté dans son assaut que moi dans ma défense, je l'avais finalement laissé monter. Je m'étais trouvé beaucoup trop humain, après coup.

Jean-Pierre : Hey, j'ai vu que toi aussi tu aimais Star Wars ? Tu savais que Yann Solo était le père de Luc ?
Moi (plus par compassion qu'autre chose) : Dark Vador ?
Jean-Pierre : Oui, pardon, je les confonds tout le temps. Bref, moi aussi j'suis fan !
Moi : Non mais moi j'aime bien, mais sans plus. C'est de pire en pire...
Jean-Pierre : Arrête j'ai bien vu ton magnet Yoda sur ton frigo ! D'ailleurs je l'ai pas celui-là...
Je détestai instantanément les escalopes Père Dodu, et m'engageai solennellement à ne plus en acheter.
Jean-Pierre, entamant une danse du robot : « Kssshhhh, je-suis-ton-père »
Moi : Bien vu, tu l'imites bien dis donc.
Jean-Pierre : Ahlala di-don ! Mais c'est kwa cet homme bwlan ? Hahahahaha !
Moi : Héhé, très bon, très bon...je te raccompagne, j'ai un rôti au téléphone.

Après une petite heure de versification autour de sa capacité à imiter tous les accents du monde, il finit par passer le pas de la porte, me donnant l'opportunité de la fermer.

Oui promis, on allait se tenir au jus, de fraise.


Je dormis très mal cette nuit-là, hanté par la vision tortionnaire d'un Français, un Américain et un Belge.


Une année d'angoisse

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Suite à cela, je commençai à croiser malencontreusement Jean-Pierre tous les matins à la cafétéria, qui peaufinait sur d'autres les blagues dont j'avais chaque matin la re-exclusivité. Chaque semaine débutait avec lui « comme un lundi », et s'achevait par un « arrivée d'air chaud » salvateur, inaugurant 48h de week-end récupérateur. Du moins pour moi : chacun avait pris ses petites habitudes.

Et Jean-Pierre les connaissait toutes. Impossible dès lors de lui échapper, ou simplement de s'aventurer dans un couloir l'esprit tranquille, sachant ça.

Même à mon appartement, bien que le type en fut banni depuis cette éprouvante et unique expérience, certains objets réveillaient quotidiennement en moi une haine traumatique.

Veille du jour de l'an

Après février et les événements de mon salon, Jean-Pierre ne m'avait jamais plus lâché. Comme s'il avait su discerner en moi quelque faiblesse. De steaks hachés – et le plus souvent, c'était vrai – en taches pistaches, nous avions forgé une relation au-delà de tout délire cohérent. Les autres collègues dans la boîte commençaient même à nous surnommer, ce que j'avais appris avec désarroi.

Et cette fois, je me trouvai en face d'un « à l'année prochaine » qui faisait encore écho au précurseur « noyeux joël » de la semaine précédente. C'était la consécration d'une année entière et cette fois-ci, j'étais sur le point de répliquer.

Quand Dieu entra dans la pièce avec fracas, comme s'il en avait décidé autrement.

Mon patron : Oscar, vous avez une minute ? Je voulais vous parler avant que vous ne partiez.
Moi (plus par suceboulage qu'autre chose) : Victor, m'sieur Dupuis.
Mon patron : Comme vous voulez. Jean-Pierre, vous pouvez nous laisser, j'en ai pour une minute. Victor, mon petit, vous savez que nous devons, après un certain laps de temps, titulariser nos stagiaires et nous soumettre au code du travail,vous en êtes bien conscient ?
Moi : Euh, oui, oui m'sieur Dupuis.
Mon patron : Alors je suis au regret de vous dire que nous ne renouvellerons pas votre stage l'an prochain. Ce n'est donc pas la peine de revenir lundi. Je suis désolé. La faute de la législation, vous comprenez...
Moi : Certainement m'sieur Dupuis, je comprends.
Mon patron : Je sais que vous comptiez beaucoup sur ce travail, pour subvenir aux besoins de votre famille et à ceux de vos parents, malades. Nous avions promis un CDI, il y a trois ans, c'est vrai. Et vous avez, je dois l'admettre, respecter votre part du contrat en honorant vos 50 heures hebdoma...


Je ne l'écoutais déjà plus. Mon esprit voguait déjà ailleurs : il avait retrouvé sa liberté.


« Finalement je te reverrai pas lundi Jean-Pierre, ça non ! C'est terminé enfoiré ! »


« Salut, térus ! »


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