Complainte en ré mineur

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Complainte en ré mineur (Souvenir posthume)

L’année est 2029

Le mois est août

Le jour est le 21

L’heure est 15

La minute est 30

La seconde est 8

Et je suis mourant.

© rrakower@yahoo.co.uk 2030 et © Koala 2031, d’après le manuscrit vendu par le commandant Mendeleïev.

Avertissement

Tous les noms, les lieux, les événements décrits ci-dessous sont rigoureusement authentiques. Celui, celle ou “ce” qui oserait mettre des éléments de ces mémoires en doute serait poursuivi pour calomnie (j’ignore si mon avocat vit encore, mais peu importe, ça sonne bien). L’auteur tient à la disposition de tout incrédule les preuves de ce qu’il avance, sur simple demande par email ci-dessus. En particulier, les noms des gens et lieux mentionnés dans ce document sont référencés dans la dernière mise à jour du site www.wikipedia.org ainsi que dans la dernière encyclopédie éditée en français, avant l’effondrement de l’Europe, par les Éditions Koala en 2021, la dernière maison d’édition survivante en France. Tous les droits de réimpression ou de copie à but commercial eussent été interdits, s’il existait encore des tribunaux compétents.

Prologue, un mois plus tôt

Nous voguions sur un bateau marchand, plein de containers chargés de petites roquettes à tête de plutonium et à guidage au laser ou sur cible prédéterminée sur Google Earth, en vue de la côte du nord du Groenland. Chaque passager homme était torse nu ; les femmes dissimulaient leurs tristes seins avec une liquette à peu près propres, et nous étions en nage, suant, à l’ombre. L’air était suffoquant, écœurant de la puanteur des cadavres des phoques et des ours blancs qui flottaient tout autour du bateau. Nous étions à douze, six hommes et six femmes. L’âge moyen de notre groupe était vingt-huit ans, et nous avions l’air d’en avoir au moins le double.

Le moment présent

Nous venons de quitter la côte nord du Groenland. Nous ne sommes plus qu’à sept : trois hommes et quatre femmes, avec nos têtes grisonnantes, parsemées de mèches blanches, ou le crâne carrément chauve. Nous, les hommes, sommes barbus et hirsutes. Les femmes, elles, font encore un léger effort pour paraître propres et soignées : elles rincent leurs sous-vêtements à l’eau salée tous les matins. Pas pour nous plaire, nous les hommes, mais pour se défier l’une l’autre, ou alors pour garder un reste de moral. Heimito, le capitaine, entonne sa sempiternelle chanson favorite :

„Wir lagen vor Madagaskar Und hatten die Pest an Bord. In den Kesseln, da faulte das Wasser Und täglich ging einer über Bord.

Ahoi Kameraden, ahoi, ahoi.

Wir lagen schon vierzehn Tage Und kein Wind in die Segel uns pfiff. Der Durst war die größte Plage, Da liefen wir auf ein Riff.

Ahoi Kameraden, ahoi, ahoi.“

Juste pour donner l’ambiance, cette vieille chanson des marins allemands qui date de 1934, mais basée sur des événements de la guerre russo-japonaise de 1904, résonne sinistrement. Car notre destin est scellé, la souche III du morbilivirus nous a tous contaminés : il s’était adapté à l’être humain et s’attaque de préférence à l’appareil respiratoire, au système nerveux et provoque par ailleurs une congestion généralisée des organes.

Je soupçonne ce vieux schnock de capitaine de vouloir nous enfoncer le moral en dessous de zéro (Fahrenheit). Peut-être est-ce sa vengeance contre son impuissance sexuelle ? Il n’est pourtant pas le seul ! Peu importe, mais une chose est probable : la plupart d’entre nous serons crevés avant d’arriver à notre prochaine escale. Le salaud, il chante les mers chaudes, les maladies tropicales, alors que nous naviguons depuis des semaines dans la région polaire.

Voici la mélodie de cette merveilleuse chanson qui décrit si parfaitement le fond de notre désespoir :


La prochaine escale ? Il faudra d’abord traverser la Mer de Lincoln au sud-est de l’Océan Arctique pour arriver au point de rendez-vous, juste passé le Détroit de Nares, la base stratégique russe du vieux tsar Poutine I, à laquelle il avait donné le nom de la petite-fille chérie de Staline, Galina, et où nous aurions dû toucher le salaire de notre trahison : dix doses de vaccin et dix milliards de nouveaux roubles.

C’avait été un territoire canadien, quoique les litiges territoriaux n’eussent jamais été résolus. Ci-dessous la seule carte dont nous disposions, une vieille carte datant d’avant la fonte du Pôle Nord !


Ci-dessous, une photo de la vue actuelle du nord du Groenland :


Notre trahison ? Les conteneurs avaient été achetés par l’émirat de Dubaï, dans sa guerre conjointe avec l’Arabie saoudite contre l’Iran. Et nous avions détourné ces armes au profit du tsar, qui comptait les utiliser pour annihiler la Turquie au profit des Kurdes et des Druzes avec lesquels il s’était allié. Nous, les combines du tsar mégalomane, on s’en foutait. Dans la cabine voisine, j’entends le bruit monotone et énervant de Lou, qui passe ses jours à taper sur le vieux clavier de l’antique machine à écrire découverte dans la cale. Elle tape à longueur de journée la fameuse phrase-test pour s’assurer de la motricité de ses dix doigts, car un médecin lui a dit que la première attaque du virus détruit les nerfs moteurs des doigts :

“The quick brown fox jumps over the lazy dog”.

Avec l’Est de ce qui reste de l’Antarctique et la Tasmanie, la région du détroit de Nares un des rares endroits où l’on peut encore sortir des abris souterrains sans se faire irradier à mort. Il suffit de s’y protéger des rayons ultraviolets du Soleil : même la Terra del Fuego, en Argentine du Sud, n’est plus habitable.

Dans notre cargo, nous avions dû revêtir d’une couche de plomb le dessus des plafonds de deux cabines que nous avons ainsi rendues habitables, celle des hommes et celle des femmes, ce qui avait pris tous les capitaux qui nous restaient, compte tenu du coût du plomb, et celui du charbon actif pour recharger régulièrement nos masques respiratoires : le prix du plomb au kg équivaut à présent à celui de l’or. C’est ainsi que dans cet énorme cargo, nous logeons à l’étroit, et dormons dans des lits superposés, repliés tous les matins. Par contre, ce qui ne nous avait pas coûté cher, c’étaient les gilets pare-balles en kevlar, nos pistolets Uzi et les grenades au phosphore blanc. Équipement indispensable quand on a affaire à des commerçants russes.

Je ne nous suis pas présentés

Que le lecteur, s’il en reste, me pardonne. Qui suis-je ? Selon les analyses génétiques du professeur Bryan Sykes, de l’Université d’Oxford, mon ancêtre maternelle (les seules ancêtres dont nous soyons sûrs) vivait il y a environ 17 000 ans en ce qui s’appelait encore récemment la Toscane. Je suis né en Benelux (l’ex-Union Européenne, maudite soit-elle) vers le tiers du XXe siècle ; j’ai mené la vie sinueuse et tortueuse de tout être gratifié du syndrome d’Asperger. À bord de ce cargo, le gang qui nous a rassemblés m’a confié la responsabilité de piloter ce tas de ferraille rouillée, grâce au fait que je vois encore clair la nuit, donc que j’identifie les constellations d’étoiles et la planète Vénus, dite l’étoile du matin. Les autres membres de ce que j’appelle pompeusement l’équipage sont :

— Heimito von Doderer, le capitaine. Il n’y connaît rien, en direction de navire, mais il sait par contre fort bien gueuler, mentir, tricher, promettre ce qu’il ne saurait tenir, ce qui l’a fait nommer capitaine, qualités indispensables à tout chef d’organisation humaine.
— Hilde Domin, la spécialiste des postes de radio et autres zinzins électroniques, en charge des liaisons avec la base Galina.
— Willa Cather, la cuisinière (quelle horreur d’utiliser ce terme à propos de ce qu’elle nous fait ingurgiter !) Elle avait été sélectionnée par notre armateur, qui voulait nous jouer un tour de cochon : le nom de cette pseudo cuistot, Cather, lui rappelait catering, préparation des repas. Ou il voulait nous faire penser à chaque repas au cathéter, sonde introduite dans un orifice naturel humain.
— Paul Florensky, ex-théologien russe, qui nous servira d’interprète, nous l’espérons.
— Mary Jean Irion, la mécano. Imaginez, qui ou quoi que vous soyez, qu’elle était poétesse avant les événements ! Ce qui prouve abondamment que la poésie, ça mène à tous les métiers.
— Lou Andreas, que nous surnommons évidemment Salomé, celle qui ne sert rigoureusement plus à rien, si ce n’est à nous énerver avec son tapotement incessant sur l’antique machine à écrire, qui d’ailleurs, n’a plus de ruban ! Au départ, elle était chargée de tenir à jour le journal de bord, coutume sacrée s’il en fut, sur tout bateau qui se respecte, car Heimito, le capitaine, ne sait ni lire ni écrire.
— Un infirmier ou médecin ? Vous rigolez ! Nous sommes tous incurables.

La surprise, le sous-marin fantôme

Nous n’avions pas détecté son approche, car ce sous-marin était mû par des moteurs électriques silencieux à 100 %, alimentés par des générateurs entraînés par des turbines à hydrogène, le fameux sous-marin de dernière génération du chantier naval Krauss-Maffei. Heureusement que nous étions armés ! Nos moyens de défense, prévus pour tenir tête aux larbins criminels du tsar, pourraient fort bien nous servir à faire disparaître l’équipage de ce sous-marin, d’origine probable de la maffia israélienne, puisque à notre connaissance, c’était la seule marine nationale qui possédait à l’époque ce genre de sous-marins. Héritiers du Shin beth, le 2e bureau de Tsahal, ils avaient semé les cadavres de leurs ex-patrons, pour se saisir de toutes les armes que notre pauvre reste d’humanité recherchait si désespérément, et payait au prix fort.

Quoi qu’il en fût, c’était Mary Irion qui le sentit la première. La poésie, ça entraine une sorte d’intuition qui avait déclenché en elle un signal d’alarme. Elle se mit à hurler, selon son habitude : n’importe quel prétexte lui permet de se mettre à hurler. C’est ainsi qu’elle se convainc qu’elle est encore vivante. Il paraît que les cadavres, ça ne hurle plus. Heureusement, d’ailleurs, sinon la planète Terre ne serait plus qu’un hurlement assourdissant. Elle montrait du doigt une direction à travers le hublot, où nous vîmes, stupéfaits, un périscope sortant tout doucement de l’eau, du bout de son tube télescopique. Braqué en plein sur nous qu’il était, ce satané télescope !

C’est Heimito qui, le premier, comprit ce qu’il faisait là, ce sous-marin. Pensez (si vous y arrivez encore), ce roublard de Heimito, les combines, ça le connaît : il n’est pas besoin de savoir lire pour comprendre les manigances humaines. Il a de suite compris que le sous-marin avait été mobilisé par Mendeleïev, le commandant de la base de Galina, pour nous exterminer et partager avec son équipage le prix de notre cargaison.

Eh bien, ce sera l’occasion, me dis-je, de tester nos charmantes petites roquettes à tête nucléaire. Le plutonium, il n’y a que ça de vrai, finalement. Heimito y avait également pensé de suite, et donna les ordres à son équipage de déballer vite fait une de ces roquettes, l’armer et viser le massif du sous-marin dès qu’il apparaîtra au-dessus de l’eau, détruisant du coup tous les tubes d’air frais contenus dans le schnorchel, et asphyxiant l’équipage avec ses propres gaz, outre la radioactivité du plutonium. Voici le plan du Ben-Gourion, qui était probablement l’engin qui nous menaçait :


Dix minutes plus tard, nous avons débouché la dernière bouteille de Dom Pérignon cuvée 2022, la meilleure cuvée depuis vingt ans avait prétendu Moët & Chandon ! Et levé nos gobelets à la mort des copains sous-mariniers, que leur diable biblique favori Belzébuth les emporte. Nous avions du coup vengé les copains du Shin beth. La chance nous poursuivait, car pour minimiser le risque de se faire entendre, le sous-marin s’était approché de notre cargo sous le vent, donc les déchets radioactifs du plutonium s’écartaient de nous, et nos masques à gaz au charbon actif suffisait à protéger le peu de santé qui nous restait. Le seul regret que nous éprouvions, c’était d’avoir coulé une réserve de bouffe avec le submersible. Mais bah ! Elle était peut-être cachère, donc ignoble, comme nos menus quotidiens. Du coup, notre camelote, nos roquettes, nous allions en exiger 50 % de prix en plus, après en avoir lancé deux ou trois sur la base russe, pour « leur » faire comprendre que nous ne marchanderions pas.


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