Une petite bourgade solitaire et paisible. C’est le matin. Une brume rose épaisse se dissipe peu à peu. Dans le lointain, entre de lourds cumulus verts, on distingue les sommets d’immenses montagnes jaune soufre. Les canaris et les émeus volent bas : le temps sera clément cette journée. Le meunier, dans sa forge, scande gaîment la joie de la nature en s’accompagnant au trombone. L’air est flasque, le caoutchouc du pavé assez sensuel. Un et Deux attendent, pour se distraire.
Un : Eussiez-vous su où moururent leurs hideuses amours, ô Ours ?
Deux : Pardon ?
Un : Eussiez-vous su où moururent leurs hideuses amours, ô Ours ?
Deux : Absolument. Je n’aurais pas dit mieux. C’est de toi ?
Un : Non, ce n’est pas de moi, hélas. C’est de quelqu’un.
Deux : C’est intéressant. J’ai toujours aimé ce qui était de quelqu’un.
Un : J’ai lu cette citation dans le numéro hors série du Manuel des dévoreurs d’hosties, tu sais, le magazine dont le directeur n’est autre que quelqu’un lui-même.
Deux : Ah oui, je vois. J’ai lu tous ses romans et ses poèmes.
Un : Même son dernier recueil de nouvelles, qu’il écrira dans quatre ans, juste après sa mort ?
Deux : Evidemment.
Un : Moi, je n’ai pas eu le temps de le lire. Beaucoup trop de repos.
Deux : Je travaille cent quatre-vingt-douze heures par semaine, même les jours fériés et les années trisextiles, alors, tu comprends, j’ai très peu de repos. J’ai le temps de tout lire.
Un : Qu’est-ce que tu lis ?
Deux : De tout. Des codes barres, des notices de montage, des graffitis, des entrailles d’animaux sacrifiés, des lignes de la main… Il faut savoir s’intéresser à tout, dans la vie.
Un : Des livres aussi, de temps en temps ?
Deux : Oui, mais uniquement des livres de quelqu’un.
Un : De deux cent vingt-huit pages, avec une couverture orange.
Deux : Cela va sans dire.
Un : Malgré tout le repos que j’ai en ce moment, j’ai eu le temps de m’acheter, par hasard, un livre.
Deux : Pas de trois cent soixante-treize pages, avec une couverture verte, quand même ?
Un : Bien sûr que non, je suis un homme de goût.
Deux : C’est un livre avec des pages ?
Un : Je ne sais pas. Je l’ai tout de suite jeté dans un incinérateur public sans même regarder comment il était.
Deux : Tu as très bien fait. Tu l’avais acheté chez un vendeur à la sauvette, non ?
Un : Pas exactement. En fait c’est moi qui me suis sauvé.
Deux : Le ciel devenait rose, sans doute.
Un : Non. Il y avait du lait de méduse qui sortait par une grille d’égout.
Deux : Du lait de méduse ? Eh bien, on peut dire que tu as eu de la chance.
Un : Je ne te le fais pas dire. Et encore, il paraît que le sang de pneu, c’est bien pire.
Deux : Oui, effectivement. J’ai un oncle qui en a avalé par inadvertance, et tu sais ce qui lui est arrivé ?
Un : Il est devenu polytechnicien ???
Deux : Il a bien failli ! Heureusement qu’on l’a placé trois mois dans une chambre froide. Maintenant il n’a qu’une peau de crocodile.
Un : Ouf ! Quel soulagement !
Deux : Mais je sais que le mois prochain, le maire en avalera parce qu’il va s’apercevoir que sa femme le trompe depuis des années avec un portemanteau.
Un : Mais il faut à tout prix empêcher cela ! Puisque tu le sais, va le lui dire sans tarder !
Deux : Non, je ne peux pas faire une chose pareille.
Un : Pourquoi ?
Deux : Le portemanteau, c’est le fils d’un diplomate marocain qui oublie toujours que le sel, ça ne sert pas à cirer les chaussures !
Un : Alors là, je comprends. Les diplomates sont trop souvent négligents avec le sel et les chaussures.
Deux : Tiens ! Je n’avais jamais remarqué que tu avais trois pieds !
Un : J’ai acheté le troisième lors d’une vente de pièces détachées, au cimetière du Point Rouge, la semaine dernière. C’était les soldes, alors je n’ai pas pu résister.
Deux : Moi, ça ne m’intéresse pas tellement, d’avoir trois pieds. Je préfère nettement les nombres pairs.
Un : Cela ne m’étonne pas. Aujourd’hui, la mode va au pair.
Deux : C’est pour aller contre la mode que tu as acheté un troisième pied ?
Un : Exactement. La mode, pour moi, c’est la tyrannie du comme-tout-le-monde.
Deux : Oh, tu sais, moi, la mode, cela ne me fait ni chaud ni froid. Si j’ai gardé deux pieds, c’est question de goût.
Un : Et de conviction aussi, non ?
Deux : Forcément. On m’a toujours éduqué dans le respect du pair. Dans ma famille on évite les impairs, le plus possible.
Un : J’ai été élevé par ma mère, qui était anticonformiste. Donc il est normal que je le sois un peu moi-même.
Deux : Il me semble pourtant que tu aimais bien porter la camisole de force, quand on a lancé cette mode.
Un : C’est vrai, je le reconnais. Mais c’était surtout à la mémoire de mon grand-père qui va mourir l’année prochaine, dans un asile.
Deux : En fait ni toi ni moi nous ne suivons la mode, juste pour suivre la mode. Quand nous la suivons, c’est par hasard.
Un : Oui. En fait, je me demande si ce n’est pas la mode qui nous suit quelque fois, en fin de compte.
Deux : C’est vrai. Puisque ce n’est pas volontairement que nous suivons la mode, c’est peut-être bien la mode qui, de temps en temps, a envie de nous suivre.
Un : Il faudra que je demande à ma nièce, qui va naître à la clinique en face dans trois jours. Elle sera une experte en mode. C’est mon loup-garou qui me l’a dit.
Deux : Mes félicitations ! Mais je ne recevrai pas de faire-part !
Un : Le service de distribution des faire-part de naissance est en grève en ce moment. Il paraît que c’est le baby-boom.
Deux : C’est vrai que trop de naissances d’un coup, c’est problématique. C’est comme ma tante, la sœur aînée de mon oncle qui a failli devenir polytechnicien. Elle était enceinte de trente-deux enfants.
Un : D’un coup ?
Deux : Oui. Elle était même tellement grosse qu’il a fallu une grue de chantier pour la faire entrer dans la chambre d’hôpital. On a même fait venir exprès pour elle une sage-femme spécialisée dans l’accouchement des éléphantes.
Un : Et ça a réussi ?
Deux : A merveille. Cela a bien pris une dizaine d’heures, mais on a réussi. C’est que les enfants n’étaient pas maigres non plus !
Un : Cela doit en faire, des cousins !
Deux : Tu peux le dire. Pour simplifier les choses, on les a tous appelés “ quelqu’un ”, comme l’auteur préféré de la famille.
Un : Bonne idée ! Quand on manque de mémoire et d’imagination, c’est pratique.
Deux : Dans ma famille on a toujours pensé que l’imagination c’était la mort de l’âme. Quant à la mémoire, c’est mauvais pour l’oubli, comme dirait quelqu’un.
Un : Eh bien, quelqu’un, dans ta famille, ce n’est pas n’importe qui !
Deux : Pas tant que cela, en fait. C’est vrai qu’on adore quelqu’un, et moi en premier. Mais dans ma famille, la mémoire est un de nos pires ennemis. Alors, on l’oublie.
Un : Pourtant tu as une très bonne mémoire, à ce qu’il me semble.
Deux : Chut ! Ne le répète pas tout haut. Personne dans la famille ne le sait !
Un : Beati pauperes spiritu.
Deux : Pardon ?
Un : Beati pauperes spiritu.
Deux : C’est du latin, ça, non ?
Un : Je ne sais pas. C’était le titre du hors série du Manuel des dévoreurs d’hosties, magazine dirigé par quelqu’un.
Deux : Curieux titre. Moi, je l’aurais plutôt appelé Dominus vobiscum.
Un : C’est du latin aussi ?
Deux : Oui. J’entendrai cette expression à la radio lundi prochain, en fin d’après-midi.
Un : Tu sais ce que ça veut dire ?
Deux : Non. Les Pontifes Supérieurs ne sont pas encore d’accord sur le sens. Chez eux, une décision doit être lente.
Un : Dommage. Elle est assez amusante, cette expression. Si je pouvais décider, je dirais que cela veut dire : Le Seigneur soit avec vous. C’est pittoresque, bucolique, ça a le son délicat du zinc qui crisse sur le ciment.
Deux : Et l’odeur des souris de chez ma grand-tante.
Un : Tiens ? Il y a des souris chez ta grand-tante ? Je n’en ai jamais vues !
Deux : C’est parce que ma grand-tante les range quand il y a des étrangers qui viennent. Elles sont xénophages !
Un : Tu aurais pu me prévenir, quand même. Heureusement que mon plat préféré ce sont justement les souris. Elles auraient eu peur de moi, plutôt !
Deux : De toute façon, ma grand-tante n’aime pas exhiber ses souris. Elles sont beaucoup trop jaunes.
Un : Moi j’ai deux chats verts et un poisson rouge.
Deux : Tu n’as pas peur pour tes chats, avec le poisson ?
Un : Non. Ils sont moisis et le poisson préfère les bananes.
Deux : Non, c’est vrai que tu as deux chats moisis et un poisson qui aime les bananes ?
Un : Ben oui. C’est ma première petite amie, au lycée, qui me les a offerts.
Deux : Tu as vraiment de la chance. Ce genre d’animaux est très rare. J’ai toujours rêvé d’en avoir. Tu pourrais me dire qui c’était, ta petite amie ?
Un : Une fille.
Deux : Ah… ! Tu es toujours sorti avec des filles ?
Un : Toujours. Je n’ai toujours aimé que les filles de sexe féminin. Les hommes, cela ne m’a jamais rien dit. J’ai un père et une mère, qui s’aiment l’un l’autre et personne d’autre.
Deux : Cela fait un drôle d’effet, d’entendre ça. Moi, j’ai trois mères et mon jeune frère, quatre pères. Ils ne se connaissent d’ailleurs même pas. J’ai même un oncle qui a accouché de lui-même dans une porcherie, il y a deux ans.
Un : Mais, au fait, tu voulais avoir deux chats moisis et un poisson rouge. Tu tombes bien. Il y a un douanier qui en vend par correspondance. J’ai lu ça dans la rubrique Grosses annonces du n°1 du Manuel des dévoreurs d’hosties, qui va paraître prochainement, dans sept ans et trois mois.
Deux : Mais dans sept ans et trois mois, quelqu’un sera déjà mort !
Un : Je sais que c’est triste, mais quelqu’un d’autre le remplacera. Tu sais, tant qu’il y aura des hommes, il y aura toujours quelqu’un.
Deux : Tu as le numéro du douanier ?
Un : Non. Il n’était pas dans l’annonce. Mais je sais que ce numéro sera le numéro gagnant au loto de ce soir.
Deux : Tu sais combien c’est ?
Un : Entre racine de trois et dix et demie. Je n’ai pas plus de détails. Tu pourras toujours assister au tirage du loto, ce soir.
Deux : J’hésite. Je n’ai jamais été doué pour les jeux de hasard, surtout pour le loto. Au loto, la preuve, ce sont toujours les mêmes qui gagnent. C’est parce qu’ils sont surdoués. Ils ont la fibre, comme on dit. Ça, ça ne s’apprend pas.
Un : C’est injuste, je trouve. Ma mère m’a toujours appris que tous les hommes sont égaux, mais, en voyant la réalité, je commence sérieusement à douter. Ma mère était une Homère, je pense. Elle avait ses iliaderies.
Deux : Homère ? Dans ma famille, on ne connaît pas. Il n’y a que quelqu’un qu’on connaisse. Tout le reste, c’est de l’hérésie culturelle et morale. Ne dit surtout à personne que je connais Homère !
Un : Tu as de sacrées relations, dis donc. Moi, je ne l’ai jamais vu.
Deux : Je vous présenterai, si tu veux. Mais il est très occupé en ce moment. Il écrit une odyssée. Dès qu’il aura fini, je m’arrangerai pour que tu aies un exemplaire dédicacé.
Un : Cela me ferait vraiment très plaisir. Tiens, c’est bizarre, ces nuages verts, là-bas.
Deux : Moi, plus rien ne m’étonne. Tu sais, c’est un pays de montagnes jaunes et de landes infinies, là-bas.
Un : On dit qu’il est peuplé de scientifiques en blouse blanche et de polytechniciens cannibales.
Deux : Je n’ai pas été vérifier, mais tous ceux qui sont allé là-bas ne sont jamais revenus. Mon oncle, celui qui avait bu le sang de pneu, a bien failli y être envoyé. Maintenant, avec sa peau de crocodile, on l’a mis dans un zoo.
Un : Moi, c’est ma grand-mère maternelle qui va y être envoyée, dans une heure après plus tard. Elle aime son mari.
Deux : Comme ta mère ?
Un : Elle, c’est différent. Elle s’est mariée, par pure convenance, avec sa sœur. Ainsi, elle peut échapper à la punition.
Deux : Très curieuse, ta famille. C’est obscène. Si ma famille savait qui je fréquente, je rejoindrais très vite ta grand-mère, je pense.
Un : Je ne crois pas. Tu connais Homère, non ?
Deux : Ma famille se moque des relations. Ils sont incorruptibles. Mes trois mères sont les fameuses sorcières de Charmed. On compte parmi mes ancêtres Iron Man, Spiderman et Hulk. Des purs et durs.
Un : Tu sais, je t’envie un peu. Dans ma famille, on est sexeur de poussin de mère en fils et sénateur de père en fille. Ce n’est pas brillant, mais on doit bien faire avec.
Deux : Moi, je rêvais de devenir dentiste pour araignées. Mais mes mères, elles n’ont jamais voulu. Résultat, je suis devenu dentiste pour scorpions, comme tu le sais.
Un : J’ai passé le concours pour devenir sexeur de poussin, puisque je suis le fils de ma mère. J’ai été reçu premier sur cinquante-cinq mille deux cent soixante-huit candidats, mais on n’a pas voulu de moi.
Deux : Pourquoi ?
Un : Parce que sexeur de poussin, ce n’est pas un métier pour les gauchers.
Deux : Mais tu es droitier !
Un : On a décidé que j’étais gaucher dès ma naissance. C’est sur mon registre d’état civil et mon permis de jouer du piano avec les mains. C’est comme ça, je ne peux rien y faire.
Deux : Bizarre. Je connais plusieurs gauchers qui font ce métier, pourtant.
Un : C’est parce qu’ils connaissent Homère, sûrement. Du piston.
Deux : Pourtant, il est très rare qu’Homère fasse du favoritisme !
Un : Ce n’est pas la faute d’Homère. Il y en a plein qui s’inventent des pistons grâce à lui. Lui n’est pas au courant.
Deux : Pourquoi tu n’as pas essayé, toi ? Après tout, tu as prouvé que tu serais un sexeur de poussins brillantissime.
Un : Jamais je ne ferais cela. Par respect pour Homère. Je suis un misopistonète et fervent défenseur des droits de l’Homère. Et toi qui connais Homère, pourquoi tu ne t’en es pas servi pour devenir dentiste pour araignées ?
Deux : Homère n’a pas de relations dans les métiers de l’araignée. J’aurais pu à la rigueur devenir dentiste pour fourchette, mais ce genre de métier n’a aucun avenir, à ce qu’on m’a dit. Et je suis plutôt d’accord.
Un : Sauf si les fourchettes se mettent au chewing-gum, mais cela m’étonnerait.
Deux : Tu sais bien que les fourchettes ne piquent jamais de chewing-gum ! C’est contraire au règlement n°17 alinéa 53 de la Liste Officielle des Règlements généraux, publiée sous la direction des Pontifes Supérieurs.
Un : Toi, tu t’y connais sacrément en matière de règlement. Moi, cela ne m’a jamais intéressé.
Deux : Tu sais, j’ai appris la liste par cœur à l’école. Tout le monde dans la famille l’a apprise par cœur à l’école.
Un : Tu m’as dit que dans ta famille on préférait oublier.
Deux : Cela ce n’est pas de la mémoire, c’est ce qu’on appelle un “ savoir primitif héréditaire ”, que tout le monde, du moins les gens cultivés, est censé connaître.
Un : Je ne suis pas un cultivé, qu’on se le tienne pour dit. Le savoir primitif héréditaire, ce que ça doit être ennuyeux !
Deux : Ce n’est pas censé être distrayant, cela permet de réciter en énorme quantité. Comme les éléphants.
Un : Et les requins verts, si je ne me trompe ?
Deux : Avant, surtout. Maintenant, les requins verts sont trop usés et on les envoie brûler dans les forges à dragons. Même moi, je n’ai jamais appris de requins verts.
Un : C’est triste, quand même.
Deux : Les requins verts ont fait leur temps. Quand on s’est aperçu qu’ils n’étaient plus assez rentables à apprendre par cœur, on a décidé de s’en débarrasser pour les remplacer par les éléphants à apprendre par cœur.
Un : C’est parce qu’un éléphant ça donne bonne mémoire ?
Deux : Non, pas une bonne mémoire, mais un bon savoir primitif héréditaire. La mémoire, ce n’est pas reconnu. Ça ne l’a jamais été.
Un : Et ça ne le saura jamais.
Deux : Dans ma famille, en tout cas, certainement pas. Et chez les Pontifes Supérieurs, ce n’est même pas la peine d’en parler.
Un : Tu es une exception familiale. Tu connais Homère.
Deux : Oui, mais j’ai quand même mon savoir primitif héréditaire. Je peux pratiquer l’exercice de la mémoire en cachette. Mais à mon âge, ce n’est plus très facile. Mon savoir primitif héréditaire vient tout embrouiller.
Un : Oh ! Au fait j’y pense ! Le n°1 976 531 du Manuel des dévoreurs d’hosties, qui va sortir en kiosque dans vingt minutes, contient un article de fond très intéressant au sujet de l’exercice de la mémoire. Et notamment un chapitre intitulé Comment empoisonner votre savoir primitif héréditaire.
Deux : Ah, oui, cela m’intéresserait beaucoup. Mais comment trouver du poison ? La poisonnerie du coin va être dévalisée demain par un gang de boy-scouts, en plus un jour de fermeture !
Un : Ce n’est pas grave. J’ai un cousin qui élève des larves de poisons. Toutes sortes de poisons.
Deux : Il n’est pas sexeur de poussin ou sénateur ?
Un : Non, lui, c’est un cas à part. C’est le génie familial. Tout petit déjà, c’était un vrai empoisonneur. Il était capable d’empoisonner presque n’importe quoi, sauf les balles de golf, impossibles à empoisonner, bien sûr les gants de jardinage, et quelques trucs encore.
Deux : Il ne va pas chercher à m’empoisonner, quand même ?
Un : Si je le tiens bien en laisse, il n’y a pas de risque.
Deux : Quel modèle de laisse ?
Un : Un modèle obsolète pour les bagnards. On en vend souvent au cimetière du Point Rouge, au moment des soldes. C’est un des meilleurs modèles qui existent.
Deux : Je préférerais la laisse qu’on utilise pour les chars d’assaut et les fortes têtes nucléaires, elle est quasiment indestructible. Tu n’en avais pas une ?
Un : Je l’ai encore. Mais j’aurais honte de l’exhiber comme ça. Ce genre de laisse, c’est très intime.
Deux : S’il te plaît. Fais-le pour moi. J’enlèverai mes yeux.
Un : Tu le promets ?
Deux : Je le jure. Sur les cils de mon lapin aquatique !
Un : Bon, dans ce cas je veux bien. Surtout range bien tes yeux ! Je ne voudrais pas qu’ils se sauvent pour aller nous espionner.
Deux : Aucun problème. J’ai un coffre-fort spécial dans mon dix-septième grenier. Réservé aux yeux. Un héritage de famille.
Un : Il est bien aux normes de sécurité ?
Deux : Il est à toutes les normes de sécurité ! Dès que je trouve une norme, je la fais modifier.
Un : Ah… Et quels genres d’yeux est-ce qu’il y a dans ton coffre-fort ?
Deux : Toujours des yeux qui vont par paires. On veut bien des aveugles mais jamais des borgnes ou des cyclopes. D’ailleurs il y a un service spécial de récupération des yeux uniques. Autrement c’est ma famille qui a le monopole de la récupération des yeux d’aveugles complets.
Un : Et qu’est ce que vous faites de ces yeux ?
Deux : On les garde. En général ce sont les propriétaires des yeux qui nous les confient. Tiens, par exemple, Homère me les a récemment confiés.
Un : Et comment fait-il pour écrire son odyssée ?
Deux : Il l’écrit avec sa main droite. Il n’a pas spécialement besoin des ses yeux. C’est comme Ray Charles. Il avait sept ans quand il me les a confiés. Il ne me les a jamais réclamés depuis.
Un : S’il les veut, il faut qu’il se dépêche. Il va mourir demain.
Deux : Oh, je crois que maintenant il n’en a plus tellement besoin. Mais je les garderai, ses yeux. En mémoire de tout ce qu’il a fait. D’ailleurs, tous les yeux que ma famille a récupérés sont toujours dans le coffre.
Un : Les yeux, c’est de la mémoire ou du savoir primitif héréditaire ?
Deux : Ni l’un ni l’autre. En fait tout le monde dans ma famille les a oubliés. Sauf moi. Je continue à penser à eux, de temps en temps.
Un : Franchement, je te félicite. Des gens comme toi, il n’y en a pas beaucoup. Il y en a de moins en moins.
Deux : Non, arrête, tu me gênes. Je ne fais que préserver la tradition familiale. C’est un devoir.
Un : Mais si tout le monde oublie dans ta famille, comment cela se fait qu’elle récupère encore des yeux ?
Deux : Tu n’as pas bien compris. Le devoir de récupérer les yeux des aveugles complets dans le coffre-fort, cela fait partie du savoir primitif héréditaire. De les redonner quand on nous les réclame, cela en fait aussi partie. De savoir ce que ces yeux peuvent devenir entre temps, par contre, cela n’en fait pas partie. Si personne ne vient nous les réclamer, ils restent dans le coffre et on les oublie là. C’est plus clair ?
Un : Oui ! Sauf toi ! Et je viens de penser que si tu empoisonnes ton savoir primitif héréditaire, tu ne penseras plus à récupérer les yeux.
Deux : Je ne compte pas tout empoisonner. Seulement la partie vraiment inutile. C’est pourquoi il faut un poison sélectif.
Un : Dans ce cas, tu peux abjurer sur les cils de ton lapin aquatique. Mon cousin est un empoisonneur tellement doué qu’il massacrerait tout ton savoir primitif héréditaire. Même tenu en laisse pour fortes têtes nucléaires.
Deux : Zut alors. Comment faire ?
Un : On pourrait dévaliser la poisonnerie avant le gang de boy-scouts.
Deux : C’est très risqué. Tu sais que l’entrave à un gang de boy-scouts en mission constitue un des délits les plus graves. La vengeance des Pontifes Supérieurs serait impitoyable.
Un : Ah ? C’est si grave que ça ?
Deux : Ce serait comme avaler du sang de pneu. En général, on est banni dans le Pays des Montagnes Jaunes, là-bas.
Un : C’est quand même très sévère, je trouve.
Deux : Eh bien tu dois déposer une réclamation aux Pontifes Supérieurs. Mais je te le déconseille franchement. Tous ceux qui ont essayé ne sont jamais revenus. On n’en a plus jamais entendu parler. Pas sur cette Terre en tout cas.
Un : Si tenté qu’il existe une autre Terre.
Deux : Ce n’est pas à nous d’en décider. Ni aux Pontifes Supérieurs non plus, d’ailleurs.
Un : On dit qu’il y a des intelligences supérieures, là-haut. Des intelligences terribles, inimaginables. C’est ce que ma mère me disait.
Deux : Chut ! Pas si fort ! On pourrait t’entendre !
Un : Mince, c’est vrai. Pardon.
Deux : Il y a des choses que personne, même les plus grands, ne doit discuter. Et c’est très bien ainsi.
Un : C’est encore de quelqu’un, cette citation !
Deux : Oui. Quelqu’un est un homme de sagesse exemplaire. On devrait toujours prendre modèle sur lui. Quand c’est possible.
Un : Mais cela ne résout pas le problème du poison et des boy-scouts.
Deux : Je crois que le problème n’existe pas vraiment. On verra une autre fois pour le poison. Je ne tiens pas du tout à avoir affaire aux Pontifes Supérieurs.
Un : Comme tu veux.
Deux : C’est ce que je veux.
Un : D’accord. Mais comme tu es déçu, je t’invite chez moi pour fêter la naissance de ma nièce, dans trois jours.
Deux : Tu ne m’as pas dit que tu avais trop de repos ?
Un : Je vais m’arranger avec mon associé pour avoir quelques jours de travail, pour mon congé d’onclitude.
Deux : Tu prévois une fête, ou quelque chose du même genre ?
Un : Oui, mais quelque chose de très intime. Juste la famille et quelques amis.
Deux : Pas ton cousin l’empoisonneur génial, au moins ?
Un : Oh non ! Il est bien trop occupé avec ses larves de poison. Il y aura ma nièce, mon père, ma mère, ma soeur, mon loup-garou, mon poisson rouge et mes deux chats verts moisis. J’ai aussi invité mon grand-père, avant qu’il n’aille dans l’asile où il mourra l’année prochaine. Si tu veux voir mes chats verts, c’est l’occasion ! Ils sont très gentils.
Deux : Je suis vraiment très touché. Sincèrement, oui. Personne ne m’a jamais invité nulle part. Sauf toi.
Un : A quoi serviraient les amis s’ils n’invitaient pas, hein ?
Deux : Je ne sais pas. Quelqu’un n’a jamais traité cette question.
Un : Je disais ça pour blaguer ! Allez, assez discuté, je t’invite chez moi et on n’en parle plus. Tu verras, tu vas bien t’amuser.
Deux : Tu sais, je ne sais pas m’amuser. C’est comme pour le loto, je ne suis pas doué du tout.
Un : Et bien tu vas apprendre. Dans ma famille, on sait très bien s’amuser. Ma sœur a été douze fois médaille de tungstène et vingt-six fois médaille de mercure au GCMA, le Grand Championnat Mondial de l’Amusement.
Deux : Fichtre ! Elle est doit être sacrément douée elle aussi.
Un : Il y a des gens comme ça. Mais tu vas voir, c’est une adorable maman !
Deux : A quoi est-ce que vous vous amusez ?
Un : On s’amuse à tout. Si tu as des idées d’amusement, elles sont les bienvenues.
Deux : Oui, mais quoi par exemple ?
Un : Eh bien on aime beaucoup jouer au trou noir troublant, à l’esquiveur sans merci, aux chatouilles aléatoires, et d’autres jeux comme ceux-là…
Deux : Je ne connais aucun de ces jeux-là. Quelqu’un n’en parle pas dans ses livres.
Un : Quelqu’un n’a pas pu parler de tout ! Le trou noir troublant, par exemple, cela consiste à parler le plus vite possible pour que personne ne puisse comprendre ce que tu dis, sauf les araignées. Le premier à faire comprendre une araignée a gagné.
Deux : Je savais que les dentistes pour araignées aimaient bien ce jeu. Mais eux appellent ça le “ le clown fluorescent ”, parce que le Clown Fluorescent est le saint patron des araignées.
Un : Donc en fait tu connaissais ce jeu, sous un autre nom. Tu vois que tu n’es pas si mauvais en amusement.
Deux : Je ne connais pas tellement d’autres jeux. Et je ne sais pas y jouer, de toute façon.
Un : Mais c’est que tu es obstiné, parfois ! J’ai dit qu’on allait t’apprendre. Que tu ne sois pas doué n’a aucune importance. Quels sont les autres jeux que tu connais ?
Deux : Et bien je connais seulement le roi de tiroirs et la gomme qui nage.
Un : Ce sont d’excellents jeux.
Deux : Et aussi le serpent qui louche.
Un : Tiens ! Je n’ai jamais entendu parler de celui-là.
Deux : C’est un jeu très compliqué. En gros, il faut réussir à dompter le plus d’autruches possible dans un ascenseur peint en bleu. Mais il y a tout un tas de règles qu’on peut inventer soi-même ou deviner. Je ne sais pas si vous arriverez à suivre.
Un : Tu expliqueras à ma sœur. Elle comprendra sûrement très vite. Ça a l’air d’être un jeu très intéressant.
Deux : Voilà, c’est tout ce que je connais.
Un : Dans trois jours, tu connaîtras beaucoup plus !
Deux : Si tu le dis, c’est certainement vrai.
Un : Bien sûr.
Deux : Alea jacta est.
Un : C’est du latin, non ?
Deux : Oui. J’ai lu cette phrase dans Le Rubis Con et autres pierres stupides, de quelqu’un. C’est une phrase mystérieuse. Il paraît que même quelqu’un en ignore la signification. Peut-être même que cette phrase n’a jamais eu de sens. Tu as une idée de ce qu’elle peut bien vouloir dire, je pense ?
Un : Non, aucune idée. Un génie en trouvera bien le sens profond un jour. Moi, en attendant, je vais commencer les préparatifs pour la fête. Si tu veux te joindre à moi, tu es le bienvenu.
Deux : Je peux te rejoindre ce soir, mais pas avant. J’ai encore des clients à bienvenir. Le métier de dentiste pour scorpions exige une assiduité très linéaire, tu sais.
Un : Oui, pour ce qui est du linéaire, je connais. Mais l’assiduité, très peu pour moi. Bon, eh bien, à ce soir donc !
Ils s’éloignent l’un de l’autre.
Deux : Je serais là un tiers de temps en avance !
Un : J’y compte bien ! Et n’oublie pas les règles du serpent qui louche !
Deux : Je suis un éléphant, tu le sais bien.
Un quatuor de chasseurs alpins en tutu vert joue de l’accordéon. Les notes raisonnent impavides sur le pavé élastique de la place publique. Le temps est clément ce jour-là. Les émeus jouent à la chasse aux énarques entre les pylônes et les châteaux d’eau, en bas dans les vastes plaines vertes. Le meunier est à sa forge, et les arbres sont en bois. Des lapins anthropophages sortent des égouts, dégoûtés du goût des égoutiers. Une journée ordinaire sur une terre.
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