Utilisateur:Monsieur Brouillon/Le désert des Tartares

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Antonio Donni partait pour la première fois au combat. Du moins c'est ce qu'il s'imaginait en se rendant au camp où il avait été affecté quelques jours plus tôt, juste après avoir terminé son entraînement.

Il y avait trois jours de marche depuis la capitale, dans des régions de plus en plus désertes et Antonio se serait sûrement perdu s'il n'avait pas rencontré un autre soldat sur la route. Le caporal Bernardo était particulièrement taciturne et la discussion entre les deux hommes se limitait au strict nécessaire. La veille de leur arrivée, le soldat Donni réussit tout de même à apprendre que son compagnon de route était en poste au camp du sud depuis presque 4 ans. Antonio était très curieux de savoir à quoi ressemblait ce qui allait être sa demeure pour plusieurs mois mais l'autre évitait les questions, sans qu'on sache s'il ne voulait pas dire du bien ou du mal du camp. Le jeune soldat avait demandé :

— Alors, qu'est-ce qu'on fait dans ce camp ?

Mais pour satisfaire sa curiosité, il n'eut que cette réponse :

— On surveille les pierres.

Arrivée

Quand les deux hommes arrivèrent finalement au camp, le bleu fut frappé par l'isolement inimaginable de l'endroit : quelle que soit la direction où l'on regardait, on ne voyait rien ou presque. Au nord, à peine quelques fermes dans la plaine en contrebas, à l'est et à l'ouest, des chaines de montagne qui ne devaient être fréquentées que par quelques chasseurs solitaires et au sud, le désert. C'était un plateau immense qui s'étendait à perte de vue avec quelques buissons épars comme végétation et des rochers qui pointaient ça et là. « Pourquoi entretenir une garnison dans un endroit pareil ? » se demandait Donni. « Il n'y a aucun objectif stratégique à des kilomètres... Est-ce qu'on surveille vraiment les pierres de ce désert ? »

Le sergent qui s'occupa de l'accueillir lui expliqua pourquoi ce camp se trouvait là.

— On peut croire qu'il n'y a aucun intérêt à se préparer à combattre ici soldat, mais de l'autre côté du désert des Tartares, il y a le royaume du Sud.
— Le royaume du Sud ? Mais nous sommes en paix avec eux depuis des années.
— Pour l'instant oui, mais ce n'est qu'une question de temps avant que nous ne partions au front pour récupérer les terres perdues dans la dernière guerre. Dès que l'état-major aura mis au point le plan d'attaque, nous traverserons ce désert et nous envahirons l'ennemi.

Antonio avait du mal à y croire... Une guerre avec le royaume voisin ? Les deux pays étaient en paix depuis des décennies maintenant. Mais pourtant, il voulait y croire. Quand on lui demandait pourquoi il avait choisir de faire carrière dans l'armée, il répondait toujours que c'était pour avoir un travail sûr avec une paie garantie et pas de risques, puisque le pays était en paix avec tous ses voisins. Mais au fond, il savait bien que ce n'était pas pour ça : il rêvait de gloire, de médailles, de défilé dans la capitale, de la foule acclamant ses héros dont il ferait partie et bien entendu des femmes qui lui tomberaient dans les bras en écoutant le récit de ses exploits -réels ou non... Aussi vague qu'ait été la promesse du sergent, Donni ne pouvait pas s'empêcher de rêver. Seulement quelques mois à attendre et la gloire lui tendra enfin les bras.

Garde

Après trois semaines au camp, la nouvelle recrue avait vite déchanté... Trois semaines à monter la garde au bord d'une steppe immense sans le moindre signe de vie. À entendre les officiers, c'était là le point stratégique le plus important du pays et certains des hommes en poste semblaient partager ce sentiment. Peut être qu'ils se berçaient simplement d'illusions pour supporter l'isolation de ce coin perdu, mais Donni ne voyait pas ce qui pouvait les laisser croire quelque chose comme ça. Il avait discuté avec quelques sous-officiers affectés à ce camp depuis plus de dix ans et ceux ci lui avaient assuré que jamais rien n'arrivait ici. Le désert des Tartares était totalement inerte : personne ne le traversait jamais, les animaux ne s'y aventuraient pas et même les herbes qui y poussaient semblaient vouloir partir.

Et pourtant, de l'autre côté du désert, il y avait l'ennemi. Ça tout le monde pouvait en être sûr : d'après les cartes de la dernière guerre, il y avait un fort qui gardait la seule vallée existant dans le rempart naturel que formaient le massif montagneux. Dans ce fort il y avait peut être une armée prête à partir à l'assaut, mais peut être n'y avait il aussi que de vieilles pierres abandonnées. Après tout, il n'y avait pas eu de batailles à cet endroit depuis plus de cinquante ans, voire plus. Pourquoi le royaume du sud aurait-il pris la peine de maintenir une garnison en place si elle ne servait à rien ?

« Ha, nos généraux nous font monter la garde ici pour rien, alors pourquoi pas les autres aussi ? » pensait Donni alors qu'il montait encore la garde devant cette steppe déprimante d'immobilisme. Au moment de la relève, il discuta brièvement avec le soldat venant prendre sa place. Quand il lui demanda si le fameux fort ennemi existait vraiment, il lui répondit :

— Bien sûr, je l'ai vu moi même. D'ici évidemment on ne peut rien voir, mais une fois je suis allé en mission de reconnaissance assez loin dans le désert et de là je l'ai vu avec la longue-vue du sergent.
— Vraiment ? Et est-ce que tu as vu des soldats là bas ? Est-ce qu'il y a vraiment une armée qui garde ce fort ?
— Je n'ai rien vu, encore qu'à cette distance ce n'est pas très étonnant. Mais à mon avis cette forteresse est désaffectée depuis longtemps. On aurait bien du voir au moins quelques signes si il y avait toute une garnison là bas.
— Oui, tu as probablement raison...


Tandis que Donni se dirigeait vers son baraquement, il se demandait si ce fort était vide ou non. Que ferait-il là si il n'y avait pas un ennemi, aussi distant soit-il ? Il se demandait encore si essayer d'être muté dans une autre garnison était une bonne idée avant de s'endormir.

Reconnaissance

Après deux mois à monter la garde, une mission différente fut enfin affectée à Donni : partir en éclaireur dans le désert avec une petite équipe afin de mettre à jour les cartes disponibles. Après une troisième journée de marche, l'escouade s'arrêta afin de monter un campement pour la nuit et Antonio en profita pour parler un peu avec le sergent responsable de l'expédition.

— Sergent, excusez moi mais je voulais vous poser une question depuis que nous sommes partis.
— Quelque chose me dit que je sais déjà ce que vous allez demander. Allez y soldat.
— Hé bien... Qu'est-ce que nous faisons là ? Quel est le but de cette mission ?
— On vous l'a expliqué avant de partir non ? Nous faisons de la reconnaissance et de la cartographie.
— Mais qu'est-ce qu'il y a à répertorier ici ? Où qu'on regarde autour de nous il n'y a que ce désert sans fin. Même pas de traces de chasseurs.
— Un soldat comme vous n'a pas à discuter les ordres de l'état major. Si nous comptons attaquer le royaume voisin un jour, nous aurons besoin de connaitre la région très précisément.
— Attaquer ? L'état major envisage vraiment de faire traverser tout ce désert à une armée complète ?
— Bien sûr, cela fait des années qu'ils réfléchissent à un plan.
— Mais est-ce qu'on est sûrs qu'il y a même un ennemi au bout de ce désert ? Pourquoi monteraient-ils la garde devant un désert ?
— Nous le faisons bien nous ! Nous ne sommes pas plus bêtes qu'eux quand même.
— Parfois je me le demande.
— Il vous faut une preuve, c'est ça ? Demain nous serons assez près pour voir le fort qui garde la vallée. Vous verrez bien que l'ennemi est réel.


Le lendemain, l'équipe reprit sa progression vers le sud, en notant les rares points de repères dans la steppe. Quand le groupe atteignit le sommet d'un plateau ils virent enfin la chaîne de montagne qui s'élevait comme un mur devant eux et la vallée qui coupait cette muraille en deux. Le sergent tendit sa longue-vue à Donni et lui dit : « Tenez, regardez au centre de la vallée, vous verrez le fort. »

Le soldat regarda attentivement et ne vit rien pendant de longues minutes, puis enfin il repéra ce qui pouvait être un rempart. En y regardant de plus près, il vit une petite forteresse, ridicule comparée à l'immensité du désert qu'elle était sensée surveiller. Elle devait avoir à peine trois ou quatre canons et il ne pouvait pas y avoir plus d'une trentaine d'hommes dans une bâtisse de cette taille. Et l'état major mettait au point un plan depuis des années pour prendre d'assaut un objectif aussi minable ? Donni n'en croyait pas ses yeux.

Il dit au sergent :

— Je ne vois qu'une petite fortification sergent. C'est pour ça qu'on prépare à l'assaut une armée entière ? C'est une blague ?
— Presque. Vous n'avez vu qu'un petit poste avancé, regardez plus profondément dans la vallée et vous verrez le fort.

Il recommença à observer au sud. Il commençait sérieusement à croire que le sergent s'était trompé quand il vit enfin, presque invisible, des murs de remparts. Effectivement, pour ce qu'il pouvait en voir ce fort était important. Il occupait toute la largeur de la vallée et le prendre d'assaut serait bel et bien un défi. Voyant que Donni ne disait plus rien le sergent prit la parole :

— Vous voyez, l'ennemi est bien réel. Bientôt nous aurons l'ordre de prendre d'assaut cette forteresse. Allez, venez maintenant il faut rentrer au camp.
— Rentrer ? Vous ne croyez pas qu'on devrait aller voir de plus près ? D'ici on ne voit même pas si ce fort est toujours utilisé. Peut être qu'il est désaffecté depuis des décennies, l'état major aurait besoin de le savoir, vous ne croyez pas ?
— Pas question de se rapprocher, ce serait risquer de nous faire repérer. Nous allons rester à bonne distance et observer avec la longue vue tant qu'il fera jour.

Alors que le soir tombait, Donni regardait une dernière fois vers le sud dans la longue-vue. Il lui sembla alors voir une lumière du côté du fortin avancé qu'il avait vu plus tôt. Il appela aussitôt le sergent, qui fit la même observation.

— Alors on dirait bien que ce fort n'est pas aussi abandonné que vous le croyiez, soldat.
— C'est vrai, il y a quelqu'un qui monte la garde là bas. C'est dommage qu'on ne puisse pas voir combien ils sont d'ici.
— Il faudra vous en contenter, il est temps de rentrer au camp. En route !

Mission

Un an s'était déjà écoulé depuis qu'Antonio était parti en éclaireur dans le désert. Cette exploration n'avait pas vraiment fait avancer la situation au camp, l'officier qui avait écouté le rapport du groupe n'avait pas eu l'air très emballé par la découverte de Donni. Il l'avait assuré qu'il informerait l'état major des conclusions de l'équipe mais il avait aussi ajouté que l'assaut n'était pas pour toute suite. Le désert n'était pas favorable au déplacement de l'artillerie lourde et sans son soutien, attaquer le fort était sans espoir. Le jeune soldat avait alors proposé de construire une route à travers la steppe pour permettre au matériel le plus lourd d'être acheminé vers l'objectif, mais le colonel lui avait immédiatement rétorqué : « Qu'est-ce qu'un soldat à peine formé peut bien connaître aux stratégies militaires ? L'état major trouvera une solution, occupez vous seulement de suivre les ordres, soldat. »

Aujourd'hui, une nouvelle mission avait été donnée aux soldats du camp du désert. Il ne s'agissait pas d'un objectif militaire mais d'une question quasi-administrative. La frontière n'avait jamais été définie dans les montagnes environnant le fort ennemi et le premier à atteindre le sommet encore dans le no man's land permettrait à son pays de gagner une part de terrain importante.


Donni ne s'était pas porté volontaire pour cette mission qu'il considérait comme trop anodine. Il s'était engagé dans l'armée pour gagner la gloire au combat, pas pour jouer les explorateurs. Cette mission tristement pacifique -le royaume du sud ayant officiellement été prévenu de la raison de la présence des soldats du nord dans la région- était bien loin de ce dont il rêvait et il avait préféré la laisser à d'autres qui n'avaient pas les mêmes ambitions que lui.


Pourtant, quand le détachement revint quatre jours plus tard, Donni ne put s'empêcher de regretter et de jalouser le peu de gloire que venaient d'obtenir les hommes qui revenaient victorieux. Quelle genre de victoire était-ce là ? Ils avaient simplement atteint le sommet plus rapidement que les hommes du sud, et de peu d'après ce qu'ils disaient. Cela n'avait rien de la gloire d'un combat remporté contre toute attente et pourtant Donni aurait lui aussi voulu être félicité par ses supérieurs. En lui même, il se disait que quand viendrait la véritable bataille, il aurait enfin la reconnaissance qu'il espèrait et qu'à ce moment plus personne ne se souviendrait de cette équipe d'alpinistes amateurs.

Mais pour l'instant, ils étaient les seuls à pouvoir se vanter de quoi que ce soit dans cette garnison qui ne faisait pas la guerre.

Progression

Cela faisait maintenant onze ans qu'Antonio Donni attendait patiemment que la bataille commence. Onze ans que l'état major n'arrivait pas à se décider si il fallait attaquer ou non et encore moins quelle stratégie employer. Le soldat était maintenant devenu adjudant et semblait croire de moins en moins à la guerre qu'il espérait tant, qui aurait enfin justifié toutes ces années passées à attendre.

Désormais quand les nouveaux soldats lui demandaient ce qu'on faisait au fort, lui aussi répondait : « On surveille les pierres. » Il ne se portait plus jamais volontaire pour les missions de reconnaissance, sachant pertinemment que celles-ci ne s'approchaient jamais assez près du fort pour en tirer la moindre conclusion. Mais malgré lui il ne pouvait s'empêcher d'écouter les éclaireurs raconter qu'ils avaient vu un mouvement, une ombre ou de la fumée du côté de la vallée. Il avait fini par croire qu'il s'était trompé le jour où il avait repéré cette lumière, se disant que cela pouvait être n'importe quoi : un feu follet ou un reflet quelconque. Et même si cette lumière était celle d'un feu ou d'une lanterne, rien ne garantissait que c'étaient des soldats qui en étaient la cause. Peut être que des bergers ou des chasseurs utilisaient le vieux fort abandonné comme abri...

Un jour, un soldat avait prétendu avoir entendu des coups de feu venant du fort. Il disait que c'était sûrement un chasseur, mais Donni ne pouvait se convaincre que quelqu'un chassait dans ce désert où il n'avait jamais vu d'animaux depuis toutes ces années.

Alors qu'il se disait qu'il était vraiment temps de quitter ce camp, par exemple pour devenir instructeur en ville, l'état major prit enfin une décision : une route allait finalement être construite pour permettre aux forces lourdes d'avancer rapidement au travers du désert. Dans les semaines qui suivirent, toute la garnison sembla sortir de sa léthargie et se mettre au travail. Les travaux commencèrent et avancèrent lentement en raison des conditions difficiles et du peu de moyen entrepris, mais la route avança lentement, s'enfonçant doucement dans la steppe.

Il fallu presque deux ans pour que le chantier rejoigne le plateau où Donni avait pour la première fois vu le fort. Cette fois, il avait avec lui une longue vue plus puissante et pu observer longuement le fort. Il ne vit pourtant rien de plus convaincant que la fois précédente : un peu de lumière, une silhouette semblant arpenter les remparts, de la fumée sortant d'une cheminée... Au fur et à mesure que la route s'éloignait du camp, les travaux avançaient de moins en moins vite, mais le soldat ne voyait plus le temps passer, chaque jour le rapprochant un peu plus de la vallée, il pouvait voir un peu mieux l'objectif qui était au bout de cette route.

Mais quand la route arriva assez près pour apercevoir le poste avancé à l'œil nu, les travaux furent arrêtés. L'officier responsable du camp expliqua à Donni que l'état major comptait garder l'effet de surprise et que poursuivre la route dévoilerait ses plans immédiatement. Celui ci protesta :

— Mais enfin mon colonel, si nous ne finissons pas cette route, comment allons nous pouvoir attaquer ? Il reste des kilomètres de désert à parcourir avant d'arriver à la vallée du sud. L'artillerie lourde aura toujours autant de mal à avancer comme cela
— Un sous officier comme vous n'a pas à discuter les ordres de l'état major. Ils trouveront une solution, c'est certain. Ce n'est qu'une question de temps.

Attente

D'autres années passèrent. L'état major n'était finalement plus certain de l'utilité de la route qu'ils avaient passé tant de temps à construire et Donni attendait toujours son heure, en apparence certain qu'elle ne viendrait plus, mais incapable d'étouffer totalement cet espoir en lui même. La route était toujours là, elle traversait environ la moitié de la steppe et ne menait finalement nulle part.