Vasilii Teplevik
Vasilii Mikheïlovitch Teplevik (en géorgien : ვასილი ტეპლევიკი ; en biélorusse : Васіль Цеплевік), né le 3 octobre 1912 à Chiatura (Géorgie) et mort le 14 février 1981 à Tbilissi, est un philosophe, poète et penseur soviétique et géorgien d’origine biélorusse. Auteur d’un seul ouvrage publié de son vivant — Anthologie minérale —, il est reconnu après sa mort comme une figure singulière de la pensée sur l’humain, la société et la liberté intérieure dans le contexte soviétique.
- Origines et jeunesse
Teplevik naît à Chiatura, dans l’ouest de la Géorgie, au sein d’une famille d’ouvriers. Son père, Mikhaïl Teplevik, ouvrier biélorusse originaire de Vitebsk, est envoyé dans les mines de manganèse dans le cadre de la politique industrielle soviétique. Sa mère, Ketevan Alavidze, institutrice dans une école de village, nourrit son fils d’un héritage mêlant folklore géorgien, spiritualité orthodoxe et lectures classiques russes.
Très tôt, Vasilii se montre fasciné par la langue, les mots, et leur pouvoir de désigner l’indicible. Il passe son adolescence à tenir des carnets où il note des fragments de pensées, des dialogues entendus, des définitions personnelles. A l'âge de 20 ans, il tente d’intégrer l’Université d’État de Tbilissi, mais finit par renoncer à des études universitaires , déçu par ce qu’il appellera plus tard « l’horizon rationnellement borné d’un monde livré à l’analyse sans présence ».
- Contexte de formation d'une œuvre philosophico-poétique
L'après guerre va constituer le terreau du développement de la pensée de Teplevik. Dans le courant des années 1950, il travaille comme archiviste, assistant bibliothécaire, et parfois correcteur bénévole pour des revues syndicales. Il refuse toute affiliation politique, mais ne s’oppose pas ouvertement au régime. Il préfère, selon ses mots, « œuvrer au centre de la falaise, dans une grotte sans voix ».
Sa pensée se forme au croisement de plusieurs influences : la mystique orthodoxe orientale, la phénoménologie allemande, les poètes géorgiens symbolistes, et certains philosophes russes exilés. Il lit Simone Weil dans des traductions artisanales, et recopie à la main des passages d’Eckhart, de Pascal, ou d’Héraclite.
Anthologie minérale (1969) :
Seul ouvrage publié de son vivant, Anthologie minérale paraît à compte d’auteur en 1969, à Tbilissi, avec un tirage limité à 200 exemplaires. Il se compose de 42 poèmes courts, chacun suivi d’un commentaire philosophique. L’ensemble forme une méditation fragmentaire mais puissante sur la condition humaine, la liberté, l’intériorité et la tension entre l’individu et la société.
Les poèmes, souvent centrés sur des éléments concrets — la roche, le marteau, la sueur, la lumière du matin dans une cour d’usine — évoquent une beauté austère, enracinée dans le travail et le silence. Les commentaires, eux, forment un second niveau de lecture, où Teplevik interroge la possibilité d’une liberté intérieure dans un monde saturé de normes et de résignation. Dans son commentaire de l'oeuvre de Teplevik paru en 2006, le chercheur Youri Ossipienko relève la grande place du silence (სიჩუმე = siʃum) dans la pensée de Téplevik et ses intrications profonde dans l'expression propre de la personne humaine comme il l'exprime dans son poème en prose éponyme :
«Sans mais là, parti sans être venu ; pourtant là, d'autres impuissants à soutenir ses syllabes, prises en tenaille entre les deux piles du pont dégradé. Tout trouve son décompte en attendant cette honte : tous sans être là, enchaînés sur la dalle désincarnée d'un silencieux creux qui s'impose cependant, Attendant une manifestation de volonté et fuyant ce qui est : silence purgeant être là [dasein] où vers quoi [wozu], réponse de la bille, dépit de l'être. Sans fuir, sans rester, ils creusent sans vouloir, ils produisent sans être ; possibilités cristallisant la possibilité, ils boivent la liberté dans l'être néant.»
Le commentateur relève notamment la direction qu'emprunte Teplevik en mentionnant le dasein de Heidegger et le wozu de Hampe comme des étapes de réflexion dépassables qu'il considère comme une formule qu'il utilise dans un jeu phonétique apparent en langue géorgienne. Il s'appuie notamment sur la prose de l'auteur ajoutée à la suite de ce poème qui représente un développement d'une dizaine de folios : « [...] Teplevik part notamment du silence (sichoum en géorgien) comme règle sémantique appliqué à l'extraction d'un propos phénoménologique sur l'existence efficiente (dasein), plaçant ce nouveau dasein dans une continuité, comme il semble le compléter en langue allemande : «sich um» : soi pour. Teplevik tire non pas par une déduction à partir des prémices mais par un véritable jeu de la langue cette continuité qu'il attribue à une mystique dans la transparence des significations. C'est une véritable révolution dans la perception du langage comme source de pensée de l'être qu'offre Teplevik, y insérant une véritable transparence mystique.»
Quelques extraits représentatifs de sont anthologie aident à comprendre plus profondément ce rapport à la mystique qu'il trouve au cœur de la signification linguale des mots:
« Le corps penché vers la pierre n’est pas courbé : il est tendu vers ce qui résiste. Le monde réel commence là où commence la résistance. »
« La société ne connaît que les fonctions. L’homme, lui, pressent qu’il est plus que son usage. C’est dans cet excédent que se loge sa dignité. »
« La liberté n’est pas une marche vers l’extérieur. C’est le droit de ne pas trahir ce qui, en nous, ne parle pas. »
L’ouvrage passe inaperçu à sa sortie. Quelques exemplaires circulent sous le manteau, notamment dans les cercles littéraires indépendants de Tbilissi et de Tomsk.
- Mort et redécouverte
Teplevik meurt en 1981 dans l’anonymat le plus complet, sans avoir cherché à republier son livre ni à entrer dans un cercle intellectuel officiel. Il laisse derrière lui des carnets, des lettres non envoyées et plusieurs versions manuscrites de commentaires inédits à son anthologie.
Ce n’est qu’au début des années 2000 que l’on redécouvre son œuvre, grâce à une réédition critique de Anthologie minérale par la maison d’édition géorgienne K’ronikon. Des philosophes contemporains, en Géorgie et en Russie, saluent en lui un penseur de la profondeur silencieuse, un frère lointain d’Emmanuel Levinas ou d’Etty Hillesum.
Postérité
Aujourd’hui, l’héritage de Vasilii Teplevik reste figé dans l'héritage de sa marginalité. Le sursaut d'intérêt pour son oeuvre n'a été l'objet que de quelques articles, et le colloque qui devait être organisé en son honneur en novembre 2003 n'a pas eu lieu à cause des troubles liés à la Révolution des Roses. Pourtant son œuvre unique pourrait bien inspirer philosophes, théologiens et écrivains sensibles aux zones liminales de l’existence : celles où l’humain, privé de grands discours, cherche à penser sans bruit ce qui en lui demeure libre.
- Bibliographie
- V. Teplevik, მინერალური ანთოლოგია (Anthologie minérale), Tbilissi, Imedis Sakhelmcipo Stampa, 1969 ; rééd. K’ronikon, 2002.
- V. Teplevik, Минеральная антология (édition bilingue annotée), Moscou, Библиотека Незаметного, 2011.
Études critiques et références érudites En géorgien :
- ოთარ ყიფიანი, მარგინალური სული: ვასილი ტეპლევიკი და თავისუფლების ფენომენოლოგია, თბილისი: უნივერსიტეტის პრესი, 2015. (Otar Kipiani, L’esprit marginal : Vasilii Teplevik et la phénoménologie de la liberté, Tbilissi: University Press, 2015)
- ნინო შარაშიძე, ლექსისა და კომენტარის დიალოგი: ვასილი ტეპლევიკის ერთ-ერთი წაკითხვა, ჟურნალ "ფსიქეა", №3, 2018. (Nino Sharashidze, Dialogue entre vers et commentaire : une lecture de Vasilii Teplevik, Psychea, n°3, 2018)
- ირაკლი თორდია, სიჩუმის ფილოსოფია საბჭოთა პერიფერიაში, ბათუმი: აკადემიური გამცემლობა “თვალი”, 2020. (Irakli Tordia, Philosophie du silence en périphérie soviétique, Batoumi: Éditions “Tvali”, 2020)
En russe :
- Ю. Осипенко, Философия в шепоте: Василий Теплевик и невозможность речи, Томск: Томский университет, 2006. (Iouri Ossipienko, Philosophie à voix basse : Vasilii Teplevik et l’impossibilité du discours, Université de Tomsk, 2006)
- Е. Левина, Свобода внутреннего: Несистемные мыслители СССР (1960–1980), Москва: Новая Академия, 2012. (Elena Levina, La liberté de l’intérieur : penseurs non-systémiques en URSS (1960–1980), Moscou: Nouvelle Académie, 2012)
- В. Гриценко, Комментарии как философия: структура "Минеральной антологии" Теплевика, Вестник философского клуба, №17, 2019. (Vladimir Gritsenko, Le commentaire comme philosophie : structure de l’Anthologie minérale de Teplevik, Bulletin du Cercle Philosophique, n°17, 2019)