Écrire une tragédie
Lançons-nous dans le palpitant processus créatif. Cependant, ne nous lançons pas à brides abattues. Vous avez décidé d'écrire une tragédie classique, simple en apparence mais ô combien ! compliquée en vérité. Apprenons ensemble à devenir le magicien de la simplicité et considérons le travail antérieur.
Imprégnation
Jean Racine (1639-1699), dont les parents, déjà, étaient de fameux poètes adeptes du calembour, est le maître du genre.
Pierre Corneille (1606-1684) n'est pas à dédaigner.
Philippe Quinault (1635-1688) est à prendre en compte.
Nous ne prendrons que TROIS écrivains. C'est assez. Maintenant, parcourons les oeuvres et le style des uns et des autres, par ordre d'apparition.
Corneille
Amis patriotes, nationalistes et valeureux, levez-vous. Nous touchons avec Corneille aux beaux sentiments de l'âme, aux larmes face à la patrie en danger, au coeur qui ne veut que combattre le parti adverse. Exclamez-vous avec beaucoup de "Ô [Patrie-en-danger-que-je-veux-défendre]", de "Ah [quel-perfide,-il-doit-mourir-pour-sa-trahison] ! Ne laissez à l'amour qu'une place minime (bim, un alexandrin, ça commence).
Faites des inversions incompréhensibles ; on se fiche pas mal du sens :
Sur le repos qu'enfin a retrouvé mon âme.
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C'est laid, obscur, mais c'est Corneille. Mettez les mots <<vertu>>, <<noble>>, <<coeur>>, <<grandeur>> Ensuite, faites des vers avec (le sens importe peu, bien-sûr) :
La vertu de mon coeur vaut ma noble grandeur.
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ou
Aussi grand qu'est mon coeur de ma noble vertu.
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Faites des longs, longs, longs discours. Aimez le style pompeux. Apprenez tout chez Victor Hugo. Mettez beaucoup de <<je>>, de <<moi>>. Un <<Nous>> habilement placé désigne la Patrie, le pays à sauver et le héros invincible.
Choisissez des sujets débiles qui se traitent normalement en 100 vers, pas plus. Or, il vous en faut 200 vers fois 5 actes. Répétez-vous. Ecrivez des actes inutiles. Exemple :
Cinna, dans l'acte II, scène 1. Auguste parle à peu près tout seul et redit TOUTE l'histoire de Rome de l'origine jusqu'à lui, dans une longue tirade rébarbative.
Horace, Acte V. Horace a-t-il bien fait de tuer sa soeur à l'acte précédent ? Oui. Non. on sait pas. Après tout elle aimait un ennemi de Rome. Alors c'est le procès d'Horace. Et vlan. Des vers argumentés, en veux-tu ? -en voilà.
Enfin, et c'est le plus important, faites des pièces de plus en plus mauvaises. De trucs immondes, bêtes, maltraités. Croyez toujours à votre réputation : après tout, vous aviez écrit le Cid il y a des années. Sucitez les polémiques, mettez-vous Boileau à dos, c'est une valeur sûre :
J'ai vu l'Agésilas,
Hélas ! Mais après l'Attila, Holà ! |
Où les deux pièces sont d'une rare connerie.
Ayez un frère qui fera mieux que vous, mais qu'on oubliera vite : Thomas Corneille, avec son Timocrate de 1655 (connaissez-vous ?) a remporté le plus grand succès du XVIIe siècle.
Surtout, ne croyez pas aux jeunes talents tels Racine (voir ce nom).
Quinault
Gavez-vous de romans précieux. Aimez le style douceureux. Croyez que les méchants sont bons au fond parce qu'ils savent aimer. N'épargnez jamais au public des soupirs, des langueurs, des questionnement sur l'amour. Nimbez votre tragédie de petits proverbes merdiques et sans profondeurs ; en somme, des banalités que vous estimez belles parce qu'elles sont en vers. Exemple :
Quiconque sait aimer doit prendre pour un crime
Tout ce qui fait obstacle à l'amour qui l'anime. |
Amalasonte, Acte IV, scène 1, 1658.
Gardez Corneille en tête, n'ayez pas peur de faire des vers atroces.
L'hymen m'offre un époux que l'univers admire
C'est par lui que des Grecs la liberté respire. |
Pausanias, Acte I, scène 1, 1666.
Avec Quinault, soyez poète de l'Amour. comme vous fîtes avec Corneille et les quatre mots-types, prenez ces trois là : <<tourment>>, <<aimer>>, <<ah !>>.
Ah ! Quel tourment d'aimer, qui ne nous aime pas.
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Prenez tout le temps les mêmes schémas :
- Un mariage futur
- Une qui aime le marié
- Rajoutez des liens familiaux entre les personnages, histoire de compliquer la chose pour le public (mais pas pour vous).
- Une fin heureuse, parce que le cousin du roi, du fils de la tante par alliance qui avait épousé en seconde noce le frère du roi qui avait détroné l'ancien sans son aide est par hasard ici ei aime la malheureuse infortunée. Alors ils s'aiment tous et tout finit bien.
- autre : En l'absence d'un être aimé, tuez donc votre protagoniste malaimée.
Exemple, dans Persée, 1682 :
Le soin de me défendre en ces lieux me rapelle,
Craignez-tout d'un peuple rebelle Quel sang n'ose-t-il pas verser ? Un trait que sur Persée on a voulu lancer A frappé votre soeur d'une atteinte mortelle. |
Explication : On se bat dans le palais. Tout le monde fuit en désordre. C'est le roi Céphée qui parle à sa femme Cassiope. <<votre soeur>> = Mérope, qui aimait Persée qui aime Andromède. Toujours insatisfaite et jamais aimée, elle ne peut que mourir bêtement. En plus Quinault l'invente, alors elle n'a pas à survivre à l'histoire de Persée.
Croyez néanmoins en la bonté profonde des hommes.
Racine
Corneille, Quinault ? Oubliez tout. Haïssez-les, même. Fondez votre politique sur le mal. C'est très simple : Tout le monde se hait, s'insulte et se flingue à la fin. Facile :
- Acte I : frictions
- Acte II : Haines naissantes
- Acte III : Haines insurmontables
- Acte IV : C'est tellement terrible qu'ils veulent tous se tuer
- Acte V : au choix : poison, couteau, strangulation, monstre marin. ou sucide : pendaison, poison, couteau, là aussi. On peut choisir la facilité : la Folie. Mais c'est pour les petites natures, tel Oreste dans Andromaque, qui a peur de mourir. Tout est évidemment cumulable.
Vous ne l'aimez pas, mais vous avez lu Quinault. Alors vos haines naissent de l'Amour. Ca excuse à peu près tout et le spectateur croit s'y reconnaitre. C'est tout bénef pour vous, on vous adule, on vous commande des pièces, vous gagnez des sous.
Soyez soupe au lait et avec des principes : on n'aime pas votre pièce ? Faites un scandale et arrêtez d'écrire pour le théâtre. Expérience vérifiée en 1671 avec Phèdre. Interdisez à votre fils que vous avez originalement appelé Jean Racine d'écrire pour le théâtre. Il n'y a qu'un seul Jean Racine. Notons que la femme de Jean Racine n'a jamais lu ou vu les pièces de son mari. En bref, soyez un connard.
Bien sur, soyez ami avec Boileau pour critiquer les autres.
À la recherche de votre style personnel
Vous aviez perdu de vue l'aspect didactique et créatif du sujet ? moi non. Après ces considérations, il s'agit que VOUS alliez vous ranger aux côtés des grands.
Prenez un papier, un crayon, une gomme.
Ensuite lisez IMPERATIVEMENT (fiches de lectures, résumés, thèmes et passage préféré) les livres suivant :
- Ovide : les Métamorphoses...800 pages
- Virgile : L'Enéide...................600 pages
- Homère : L'Iliade....................500 pages
ET L'Odysée...............................300 pages
- Hésiode : La Théogonie..........30 pages
Soit 2230 pages. C'est fait en un week-end.
Saupoudrez de tragiques grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide) mais pas trop. lisez les tragédies sanglantes de Sénèque et faites en le modèle à ne pas suivre, tout en rêvant de faire comme lui.
Et puis apprenez à faire des alexandrins. C'est simple, ne me cassez pas les couilles avec des problèmes de poétiques. Essayez le vers libre.
Vous avez bien remarqué qu'il s'agit de traiter de personnages MYTHOLOGIQUES. Subtilité : il faut qu'ils n'aient de mythologique que le nom. Pour le reste, ce sont des hommes et femmes du XVIIe siècle. Donc pas :
- de superpouvoirs.
- de descentes de dieux.
- d'habits antiques.
- d'expressions pompées chez Homère ou Ovide pour donner un aspect antique au discours.
mais :
- une incompétance devant tout.
- des robes chargées de diamants.
- des expressions précieuses (voir Quinault).
Premier pas
Il est temps de choisir un sujet. Pour ne pas faire comme Corneille (il s'agit de faire VOUS) ne prenez rien d'héroïque. Pour éviter le plagiat de Quinault ne vous intéressez pas aux histoires d'amour qui font soupirer. Afin de ne pas copier Racine, ne lisez pas des histoires qui comprennent de la haine-amour, et de la violence. Ne cherchez pas à les inventer. Vous avez donc lu pour rien : l'Iliade et l'Odysée, la Théogonie, l'Enéide et 700 pages des Métamorphoses, sans compter les tragédies grecques et romaines.
Il ne vous reste quelques histoires amusantes. J'ai fait un choix pour vous : Pallas et Arachné, histoire palpitante d'Arachné qui tissait des tapisseries tellement bien que Minerve est jalouse. Elles font un défi, Arachné gagne. Minerve de dépit la transforme en araignée. Elle se trouve au livre IV des Métamorphoses d'Ovide. C'est la première histoire.
Bâtissons ensemble le plan de votre tragédie.
Rédaction d'un plan sans problématique
Acte I
Tout simplement , exposez la situation : Tout le monde admire le travail d'Arachné. Ménagez du suspens : la dernière scène fait apparaître Minerve qui veut se venger. Que va-t-il se passer ?
Acte II
Pour des besoins évidents d'action, il faut inventer une histoire d'amour. Avec des personnages de votre cru, qui ont des noms stupides que vous avez inventé pour faire antique. Arachné aime un certain Erastiphonodore. Or, ça vous semble important, non ? Il faut donc le mettre dans l'acte I.
Acte I, reprise.
Tout simplement, exposez la situation : Tout le monde admire le travail d'Arachné. Arachné aime un certain Erastiphonodore. Ménagez du suspens : la dernière scène fait apparaître Minerve qui veut se venger. Que va-t-il se passer ?
Acte II
Erastiphonodore, clairvoyant, dit à Arachné que son talent peut la mettre en danger. Elle, elle s'en tape, elle tisse. Apparait une jeune fille qu'on nomme Pulchériane. Erastiphonodore n'est pas insensible. Arachné se plaint (cf. Quinault) de le voir si volage.
Acte III
Pulchériane dit qu'Arachné tisse bien. Arachné lui répond qu'elle tisse même mieux que Minerve. Pulchériane l'arrête, c'est faux. Comme Pulchériane est poursuivie par Erastiphonodore, elle s'en va. Confrontation des deux amoureux, Arachné fait sa crise de jalousie (cf. Racine).
Acte IV
Acte inutile (cf. Corneille) où on sait plus si on s'aime ou pas.
Acte V
Une vieille femme apparait (personnage présent chez Ovide). Elle complimente Arachné. Arachné dit qu'elle tisse mieux que Minerve (répétition, cf. Corneille). Alors, outrée, Minerve se dévoile : Pulchériane et la vieille, c'était elle. Elle voulait mesurer l'audace d'Arachné. Pour être fixée, Arachné propose un duel de tapisseries. Tout le monde préfère d'ouvrage d'Arachné. Minerve, en hors-scène se venge. C'est Erastiphomachin qui fait un récit de sa transformation. Il la plaint.
Passages obligés
Vous avez un sujet solide, un plan invincible et les passions sont habilement menées. Il vous faut donc sacrifier à quelques éléments caractéristiques du théâtre classique, dont le public raffole.
- Choisissez un lieu unique, ce qui vous oblige à faire plein de concessions.
- un bon clash entre les amants, qui met la brouille dans les sentiments.
- Un monologue ou des monologues interminables.
- Un récit, long aussi, qui raconte une mort, un événement qu'il est impossible de montrer sur scène. Nous avons fait une petite concession en représentant le duel de Minerve contre Arachné. Mais la tension dramatique est à son comble. Demandez à vos actrices de transpirer du front en tissant, le public sera ébloui.
Ce sera très contemporain : pas un mot, juste le bruit du métier à tisser. Ne tombez pas dans l'excès.
- Une méchante (Minerve) égoïste et malfaisante, qui oublie qu'elle est déesse et qui se comporte comme une mortelle. C'est pour ça, parce qu'elle parait humaine, qu'elle a le droit de paraître dans notre tragédie.
Réception du public
Vous avez mis un an à écrire des vers. Vous voulez maintenant qu'on apprécie votre talent. Bizarrement on refuse votre tragédie partout. Vous la faites jouer par vos amis et vous ne récoltez que des cris et des sifflements de dégoût. Pourtant, vous cherchiez à innover stylistiquement, dramatiquement, théâtralement, en ayant choisi une forme ancienne (tragédie classique) que vous vouliez remettre au goût du jour.
Cependant, ce ne sont que des PREVISIONS. Soyez courageux, lancez-vous.
Voir aussi
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