Enfant prodige
Le 12 mars 1829 fut publié, soit deux jours avant son suicide, le célèbre mémoire du professeur Alphonse de Montcuq, L'enfant prodige. Contrairement à l'enfant sauvage, l'enfant prodige était un gamin élevé de façon tout à fait normale, mais ayant des capacités mentales au-dessus de la moyenne. Ses parents furent assassinés violemment en 1811, ce qui amena le professeur de Montcuq à le prendre en charge, afin d'étudier le développement accéléré de ses capacités psychologiques.
La rencontre
J'ai enfin pu convaincre Herbert de venir habiter chez moi. Je suis extatique, et dans l'expectative en prévision de la démonstration qu'il m'apportera bientôt de ses talents, je n'en doute pas. Il eut du mal à accepter, croyant que je lui ferais subir quelque sévices, mais, malin comme il est, il a vite saisi mes intentions contraires. Je ne désire que son bien, il le découvrira assez tôt. Herbert est intéressant : à peine arrivé dans sa chambre désignée, il a occulté ses vitres et enlevé le matelas de son lit pour le poser dans un coin de la pièce. Je ne l'aurais jamais cru aussi débrouillard du haut de ses, selon mon estimation, dix ans. Il a entrepris de monter sur sa porte une serrure complexe qu'il dit être "à gorges", inventant son propre mécanisme, comme un enfant dans son monde. L'enfance est merveilleuse, et je m'en émerveille à chaque fois, c'est merveilleux. L'activité que je lui ai préparée pour cet après-midi concerne majoritairement la langue ; je pourrais ainsi perfectionner son usage du français, qui, je n'en doute pas, doit rester en-deçà de son réel potentiel. J'en profiterais pour lui expliquer le fonctionnement des véritables serrures, ainsi que le dénominatif usuel de "serrure à garnitures". Il a tant à apprendre, et tant de possibilités. Je l'envie.
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—14 mars 1828 |
Bilan de la première activité
Je ne connais ce garçon que depuis deux jours, et il ne cesse de me fasciner. Il parle un français académicien, d'une grande fluidité, et d'un style presque égal au mien. Nous économiserons donc un précieux temps d'apprentissage et pourrons passer à des expériences plus intéressantes dès demain.
Lorsque j'ai commencé à parler à Herbert des serrures à garnitures, il m'a répondu que selon lui, elles n'étaient pas assez fiables et trop aisément crochetables. Cela m'a amené à craindre qu'il ne développe une importante prétention au fur et à mesure qu'il découvre la supériorité intellectuelle dont il dispose sur les autres de son âge. Je tiens donc à le traiter en enfant normal, en lui cachant le but réel de sa présence ici, soit l'étude consacrée à son intelligence. Il est intéressant de noter que lorsque je lui demandai, avec amusement, de m'expliquer le fonctionnement de ses serrures "à gorges", il m'en détailla avec précision le fonctionnement fantasmagorique, donnant une crédibilité toute adulte à ses croyances juvéniles. Il a ajouté qu'il aimerait que je lui procure du fer afin qu'il le travaille chez le métallurgiste du quartier. Il voudrait se créer une clef plus solide que celles qu'il, selon lui, sculpte chaque jour dans du plâtre une fois sorti de sa chambre. Il dit casser les clefs pour éviter qu'on ne les récupère sur son cadavre et pénètre par effraction dans sa chambrette, mais pense avoir maintenant formé trop de gorges pour qu'ait lieu un cambriolage. Il est si mignon. Je vais le laisser croire à ses facéties environ une semaine, puis devrais mettre fin à son rêve. Je ne lui procurerais pas de fer, car il pourrait se blesser, et irait moi-même dans sa chambre afin de lui prouver la pénétrabilité du lieu. |
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—16 mars 1828 |
Une graine de Gutenberg
Lors de mon dernier rapport, je disais vouloir entrer dans la chambre d'Herbert. S'ensuivit une situation grandement cocasse : l'enfant a en effet bâti une serrure sur sa porte d'entrée. Il me fut impossible de la forcer, le trou étant trop mince pour laisser quelque clef que ce soit. Je crains qu'il n'ait essayé de construire une serrure et ait, à cause de son inexpérience en mécanique, involontairement condamné la pièce en tentant de la sécuriser. Je lui en parlerais tout à l'heure.
Mis à part sa passion pour les divers métiers manufacturiers, je remarque que plus je vois Herbert, plus il me semble bâti et résistant. Arrivé, il ressemblait à un enfant affamé et craintif, et aujourd'hui, on le confondrait avec un adolescent dans la force de l'âge. Lorsque je lui pose la question, il me répond simplement qu'il va une fois par jour chez le quincailler "soulever de la fonte". Je ne doute pas un instant de sa bonne volonté et de son âme pure, et suppose qu'il va aider contre quelque modeste remerciement le brave vendeur. Herbert lit beaucoup, il a lu hier la Sainte Bible en à peine deux heures, Ancien et Nouveau Testaments compris. Il a sûrement survolé les pages ; s'il avait véritablement étudié le Livre, il n'aurait pas dit, en le terminant, "Tout cela ne sert qu'à rassurer un peuple ignare face aux mystères de l'univers, lui empêchant de chercher la vérité par la crainte d'un dogme despotique et propagandiste. Ça, et à faire des juifs des boucs émissaires." Je ne vois absolument pas de quoi il parlait. Je lui ai conseillé à la place de lire des choses de son âge, telles des contes et fariboles qui le distrairont probablement davantage qu'un texte philosophique qu'il n'est pas en mesure de comprendre pour l'instant. Il s'est exécuté, mais a lu l'intégrale de Perrault en trois heures, m'en faisant résumés et interprétations éthiques, sociologiques et symboliques, certainement issues de son imagination. Il gagne chaque jour en prétention : je lui fais actuellement travailler son humilité en lui faisant lire Saint-Augustin. Ça lui apprendra à ce petit con. |
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—23 mars 1828 |
Un destin qui semble rayonnant
Si je n'ai pas écrit depuis un mois, c'est que je me suis démis l'épaule le 24 mars. En effet, outré par cette porte impénétrable, je tentai de l'enfoncer d'un coup afin de la délivrer de son blocage. Je m'y suis blessé, et dû passer le mois d'avril le bras bandé. Suite à cet incident, je remarquais des pas de vis sur les bords de ladite porte, sans doute le sale gosse y a-t-il installé des doublures de métal.
Parlons-en, d'Herbert. Il gagne en charisme et séduit l'intégralité du voisinage en usant d'un talent oratoire sans précédent. Chaque jour viennent hommes d'église, d'affaires, et même personnalités politiques. Un certain Charles Louis Bonaparte s'est présenté une fois d'ailleurs, et ils semblaient discuter de choses qui m'échappent. Je crus entendre les termes "prise de pouvoir", "empereur", "homme de l'ombre" et "la Nappe au Léon". Si je veux en savoir davantage, il me convient d'interroger notre boulanger Monsieur Léon (dont je ne doute qu'il s'agisse) au sujet des activités de mon petit protégé. Je trouve amusante par ailleurs le rapport du nom de famille de l'ami d'Herbert à celui du dernier empereur des français. Empereur, d'ailleurs, Herbert en a la carrure. Il fait maintenant près d'un mètre 80 et est toujours plus musclé. Inquiet, je l'ai emmené voir un docteur, qui m'a informé de sa très bonne santé, selon lui assez bonne pour conquérir le Portugal à lui tout seul. Il n'a pas été capable de m'expliquer l'origine de cette croissance accélérée, si ce n'est qu'il dit avoir trouvé de puissantes substances bienfaitrices mais inconnues dans l'organisme de son patient. Herbert a dit que cela venait de ses préparations métachimiques. Que voulait-il dire par là, je n'en sais rien, sûrement encore un de ses fantasmes d'enfant. |
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—28 avril 1828 |
LE DÉMON ! LE DÉMOOOOOOOOOOOOOON !!!!
La perte de contrôle
J'ai peur. Oui, j'ai peur. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je suis sûr d'être dans une cellule. Herbert m'y a enfermé, j'ai juste pu cacher mon journal et ma plume dans mon estomac, et de l'encre dans mes poumons. Je dois faire le maximum pour survivre, et cela devient de plus en plus difficile. Il a des acolytes, je ne sais pas quand est-ce qu'ils m'exécuteront.
Lorsque j'ai enfin ouvert la porte de la chambre d'Herbert, j'ai cru y voir ce à quoi l'enfer est sensé ressembler. Je laissai tomber mon pied de biche complètement tordu et contemplait les plaques de métal recouvrant les murs, qui en faisaient un cube impénétrable. Mais le cube n'était pas tout ; il y avait un couloir, menant à la maison d'à côté. De sa chambre du premier étage, Herbert avait construit une sorte de pont menant au bâtiment voisin, qu'il avait acheté et investi. Une odeur agressive de soufre et de gaz toxique y régnaient, et sur le mur était accroché une sorte d'habit complet jaune en caoutchouc, avec une vitre pour le visage, ne, semble-t-il, laissant filtrer ni eau ni air. Dans la salle suivante, des lumières sans chandelles, des tubes remplis de liquides lumineux, et des cadavres. Des corps inanimés, bien rangés, dans des cuves ou sous des plaques de verre. Sur les cuves il y avait des noms qui m'étaient inconnus : "Victor Hugo", "Otto Von Bismarck"... Au-dessus d'eux, des textes semblant indiquer une procédure de réanimation. Semblait, car tous les écrits que je trouvais étaient codés, écrits à l'envers, me semble-t-il en grec ancien avec un mélange de chinois. J'aurais voulu comprendre.
J'ai très peur. Ils parlent à l'envers. Je ne sais pas ce qu'ils complotent. Je sens quelque chose bouger dans mon côlon. |
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—Je n'ai plus aucune idée de la date |
Vers des jours meilleurs
Ah, enfin libre ! Je ne sais pas ce qui m'a pris de vouloir arrêter Herbert. Je sais qu'il faisait tout pour que le monde soit meilleur. Je sais tout de ses projets maintenant. Il a modifié le séquençage génomique de la plupart des habitants d'Europe grâce à un réseau continental qu'il a crée. De cette façon, les européens seront les premiers à développer tout un tas de technologies, et pourront dominer le monde. Il a également prévu la plupart des évènements à venir grâce à la théorie du chaos, et a crée quelques êtres dont il aura besoin afin de manipuler le futur à sa guise, comme Harry Lee Oswald, ou Oussama Ben Laden. À quoi ils serviront ? Je n'en sais rien ! Et j'en ai rien à foutre ! Je suis heureux ! S'il est heureux, je le suis aussi ! Ce sont ses amis qui me l'ont dit, chaque jour, pendant des heures, et c'est Herbert que nous devrions prier, pas un quelconque Dieu de fantaisie. J'irais dès demain le crier sur les toits. Ah ! Vivement demain ! Je comprends rien à ce qu'il fait ! J'ai rien comprit à ce que j'ai écrit ! Je ne comprends pas ce que sont des "satellites espions", des "bombes thermonucléaires", des "extra-terrestres", des "hommes poulpes" ! Je suis terrifié ! ÇA FAIT DES BRUITS DANS MON CERVEAU !
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—Quelque part dans le temps |
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