Noyeux joël
Tout se passa très vite.
Jean-Pierre avait enfilé sa superbe veste en velours orange et s'apprêtait à passer la porte de l'ascenseur. Au dernier moment, il s'arrêta brusquement, puis se retourna vers moi, encore assis à mon bureau.
Putain Jean-Pierre, la semaine d'avant j'avais déjà eu envie de te faire bouffer ton « Noyeux Joël » de vieux beauf...mais là, j'allais pas te rater.
Noyeux joël
On identifie toujours ces gens à la pointe de la vanne par des petits signes avant-coureurs : « Noyeux joël » est l'un d'entre eux. Le symptôme d'une espèce de cancer de notre société. Et Jean-Pierre en faisait partie. Il s'y connaissait, lui, on lui faisait pas avaler n'importe quoi.
Sauf que si, et il l'avait bouffée son agrafeuse.
Agrafeuse le matin
Je ne l'avais jamais aimé. Depuis cette première fois, alors que ma voiture était en panne, et qu'il avait proposé de me ramener. Cette première discussion dans sa Fiat Multipla à moteur hybride dont il était si fier avait été le premier de ses péchés capitaux. Sans elle il n'aurait pas autant été sur le point de finir dans mon coffre.
À minuit, ce soir.
Après avoir claqué la portière pour couper court à ce premier échange inédit dans l'histoire de la discussion, je rentrai finalement à pieds. J'eus tout le temps de mesurer l'ampleur de ce que j'allais devoir faire comme efforts à l'avenir pour éviter la machine à café et le photocopieur, et rester sain d'esprit pendant les quelques années qu'il me restait à tenir avant sa retraite.
Photocopieuse à midi
Quelque jours plus tard, j'étais au photocopieur en train de finir de réimprimer le rapport que j'avais passé les trois derniers mois à rédiger dans la douleur, et sur lequel je rectifiais mon nom car j'avais visiblement omis de le remplacer par celui de mon maître de stage, sur les conseils de ce dernier.
Je savourai la sortie de la 428ième et ultime feuille du premier volume quand soudain le désastre fit irruption à nouveau.
Je m'éloignai très vite, comme promis, en n'ayant pas prêté attention à un traître mot de ses préoccupations du week-end, dans lesquelles j'avais eu me semblait-il une trop bonne place. C'était un tort.
Le lendemain, dès 6h15 il était devant chez moi, klaxonnant ce qui s'apparentait à l'hymne à la joie. Mais sans la joie. Cela dura les vingt minutes qu'il me fallut pour me préparer, et sortir le rejoindre.
Multipla l'après-midi
Le fait que j'habite à une heure et demi de distance du boulot, et qu'il n'avait apparemment jamais fait dégraisser sa veste en poil de chameau qui sentait comme si elle venait de mourir à nouveau, ne lui avait pas suffi. J'avais supporté de 1 à 34 kilomètres à pieds ça use avant de gentiment l'orienter vers le crédit avantageux de sa villa secondaire à Dunkerque. Je ne pouvais pas lui donner cette opportunité d'achever mon moral fragile en envahissant mon intérieur.
Salon le soir
Comme il avait également envie d'uriner, et qu'il avait manifestement plus de volonté dans son assaut que moi dans ma défense, je l'avais finalement laissé monter. Je m'étais trouvé beaucoup trop humain, après coup.
Après une petite heure de versification autour de sa capacité à imiter tous les accents du monde, il finit par passer le pas de la porte, me donnant l'opportunité de la fermer.
Oui promis, on allait se tenir au jus, de fraise.
Je dormis très mal cette nuit-là, hanté par la vision tortionnaire d'un Français, un Américain et un Belge.
Une année d'angoisse
Suite à cela, je commençai à croiser malencontreusement Jean-Pierre tous les matins à la cafétéria, qui peaufinait sur d'autres les blagues dont j'avais chaque matin la re-exclusivité. Chaque semaine débutait avec lui « comme un lundi », et s'achevait par un « arrivée d'air chaud » salvateur, inaugurant 48h de week-end récupérateur. Du moins pour moi : chacun avait pris ses petites habitudes.
Et Jean-Pierre les connaissait toutes. Impossible dès lors de lui échapper, ou simplement de s'aventurer dans un couloir l'esprit tranquille, sachant ça.
Même à mon appartement, bien que le type en fut banni depuis cette éprouvante et unique expérience, certains objets réveillaient quotidiennement en moi une haine traumatique.
Veille du jour de l'an
Après février et les événements de mon salon, Jean-Pierre ne m'avait jamais plus lâché. Comme s'il avait su discerner en moi quelque faiblesse. De steaks hachés – et le plus souvent, c'était vrai – en taches pistaches, nous avions forgé une relation au-delà de tout délire cohérent. Les autres collègues dans la boîte commençaient même à nous surnommer, ce que j'avais appris avec désarroi.
Et cette fois, je me trouvai en face d'un « à l'année prochaine » qui faisait encore écho au précurseur « noyeux joël » de la semaine précédente. C'était la consécration d'une année entière et cette fois-ci, j'étais sur le point de répliquer.
Quand Dieu entra dans la pièce avec fracas, comme s'il en avait décidé autrement.
Je ne l'écoutais déjà plus. Mon esprit voguait déjà ailleurs : il avait retrouvé sa liberté.
« Finalement je te reverrai pas lundi Jean-Pierre, ça non ! C'est terminé enfoiré ! »
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