Illittérature:Des machines à café et des imprimantes

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Des machines à café et des imprimantes



De la mémoire collective des employés de Tarquepintreaux, respectable fabrique de moitié supérieure de palette en bois, ne pourra jamais s'effacer la soirée où, dans un bureau assez ordinaire quoi que spacieux, de terribles évènements se déroulèrent. En voici le récit.


La machine à café et l'imprimante fonctionnaient désormais depuis plus de trois heures sans discontinuer ; le malaise ambiant croissait. Aucune des personnes présentes dans le bureau n'avait vécu une telle situation de son vivant et l'on se demandait que faire pour ne pas précipiter une catastrophe. Hector, les mains moites, lança une impression de plusieurs pages et, dans un silence pesant, se leva. Tous les regards étaient tournés vers lui. Alors qu'il s'approchait de la machine, celle-ci émit quelques bruitages et sortit les feuilles, les unes après les autres, sans aucun dysfonctionnement et dans le bon ordre. Il tremblait violemment lorsqu'il les prit, au point de froisser certaines d'entre elles; la tension était palpable. Sur le chemin du retour, Hector s'immobilisa et, comme si l'acte qu'il venait d'accomplir n'était pas suffisamment horrifiant, bifurqua vers la machine à café. Marge, sa secrétaire, les jointures blanchies à force de tenir le bord de son bureau, assistait à la scène aux premières loges. Elle voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Hector inséra une pièce de cinquante centimes, appuya à trois reprises sur le bouton « Sucre moins » et s'y reprit à deux fois pour sélectionner le double expresso. Le gobelet tomba en un bruit sourd. Tous les membres du bureau, tétanisés, le fixaient. La machine rugit. La sueur perlait sur le front de Marge. L'écran d'information afficha « Erreur ».


Toute l'assemblée se leva d'un bond, criant et pleurant de joie. Certains n'avaient pas supporté la tension et gisaient toujours, inertes, les yeux révulsés. Les autres n'en avaient cure et entamaient une danse sauvage, qu'on qualifierait de transe postmoderne. Les vivats fusaient, les chaises volaient et en marge de la liesse, on dissertait sur la qualification d'une telle journée, était-elle jubilatoire ou salvatrice ?


On venait d'ouvrir le champagne et de commencer à se conchier cordialement lorsqu'une injection retentit, sinistre et glaciale :

— Bonjour, c'est le réparateur de machine à café.

Abasourdie, l'audience resta immobile. Il continua :

— Je suis en effet détenteur d'un diplôme me déclarant apte à réparer les machines à café. Auteur d'un essai sur les influences des techniques de retombée de gobelet sur la répartition spatiale du sucre, je suis ce qu'on pourrait qualifier de prodigieux génie.

Il paraissait être qualifié et compétent dans son domaine. Hector s'arma de courage et l'apostropha de la sorte :

— Vous, docteur des appareils mécaniques, sachez que nulle machine à café ne souffre d'un quelconque mal en ces lieux, déguerpissez !
— Je sais les sévices que les gens de votre sorte infligent aux machines. Je sais la bestialité avec laquelle vous les traitez. Je sais avec quel manque de dignité vous leur parlez, elles qui vous dispensent un divin nectar
— Mensonges éhontés ! Ce jus tiède sous-caféiné aux relents nocifs, ce gobelet dont la moitié basse n'est remplie que de marc insipide, ce concentré d'irrespect et de défiance ne méritera jamais la moindre part d'amour.
— Vous en buvez pourtant, en quantité non négligeable.
— Peste soit de ce breuvage qui nous attire et nous dégoûte. Peste soit de cette drogue dont on ne peut se passer mais dont chaque gorgée nous insupporte. Peste soit enfin de cette immondice tentaculaire, cette maladie rampante et insidieuse, qui nous guette, nous imprègne douloureusement, harponne notre chair et nous mutile à chaque privation.
— J'en ai trop entendu, votre âme torturée désire à la fois la destruction et la félicité de la machine à café, l’appareil qui prodigue la vie. Vous êtes une contradiction, une aberration, vous épuisez le sol qui vous entoure en drainant toute ressource, la terre se dépérit autour de vous. Au nom du bien, je vous provoque en duel.
— Vous avez tort, vous qui pensez détenir la vérité. Le bien n'existe pas sans le mal. Ce duel sera une joute et se poursuivra jusqu'à ce que mort s'ensuive.


Hector, dont les mots avaient enflammé le réparateur, échafaudait son stratagème. Il confia à trois de ses collègues la mission d'anéantir l'imprimante s'il se retrouvait en mauvaise posture, afin que les deux appareils diaboliques ne puissent jamais perpétrer leurs exactions simultanément. Le réparateur et Hector s'adjugèrent chacun une chaise à roulette selon leur convenance, un cutter scotché au bout d'un balai, ainsi qu'un ordinateur portable qui leur servirait de bouclier.

— En garde, fauteur de troubles, toi qui viens briser l'harmonie à peine retrouvée !
— En garde, destructeur patenté, toi qui sème le chaos !

Ils s'élancèrent sur leurs chaises, brandissant lance et bouclier. Le contact fut âpre et Hector fut blessé à l'épaule.

— En garde à nouveau, ton bras avili ne m'a touché que par bassesse et fourberie, la justice vaincra !
— Sachez que le travail de réparateur n'est pas exempt de violence. Qu'il s'agisse d'opposants ou de machines récalcitrantes, nous luttons ! Nous apprîmes pendant notre enseignement à maîtriser moult techniques d'arme blanche, et bien que nous en souffrissions, nous n'en ressortîmes que plus forts. Tremblez ! Tremblez devant ma supériorité martiale !

Ils prirent leur élan à nouveau, le fer parla et Hector s'écroula. Une large balafre lui balayait le torse et le sang en coulait à flots. Marge pleurait. Sentant ses forces le quitter, Hector dit dans un dernier souffle :

— Suppôt de Satan, sache que jamais les machines ne règneront, aussitôt que tu me blessais, mes hommes détruisaient l'imprimante.
— Vous ne m'émouvez guère, seule la machine à café requérait ma présence, votre vaine lutte contre la technologie m'importe peu. Avant que vous mourriez, j'aimerais toutefois que vous entendiez la chose suivante : j'ai obtenu un double diplôme et je répare également les imprimantes.


Hector, alors qu'un voile noir lui passait devant les yeux, sentit le désespoir l'envahir. Tous ses chers collègues vivraient à nouveau l'impensable, l'enfer, et cela à cause de sa joute perdue. Il n'eut guère plus de temps pour s'apitoyer puisqu'il mourut, exsangue.

Le réparateur pouvait désormais accomplir sa tâche. Il s'occupa rapidement de la machine à café et s'attela à l'imprimante. Tout le bureau, désemparé, ne savait que faire, avant qu'un mouvement de panique ne l'entraîne. Tout le monde fuit en emportant quelques maigres fournitures pour survivre au sous-sol le temps qu'une des deux machines retombe en panne.

Ils durent y passer près de six minutes avant qu'un bourrage papier inopiné ne les autorise à remonter.


Les réparateurs suivants furent brutalement chassés. Le bureau entier invoquait l'âme d'Hector à chaque arrivée et ressortait son cadavre rangé dans une armoire pour l'occasion, vue atroce que seuls les possesseurs d'un double diplôme réparateur de machine à café et imprimante pouvaient supporter. Tarquepintreaux vécut heureuse puisque la seule personne correspondant à ces critères, celle qui avait tué Hector, contracta une violente addiction au surimi et fut déchu de son poste.


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