De l'épluchage des pommes de terre en milieu culinaire

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Vous est-il jamais arrivé, ô mon bien-aimé[1] lecteur, vert encore des premières vigueurs de votre enfance, la narine élégamment affriandée par une heureuse fragrance de friture dont la fortuité à votre sens vous titille plaisamment le bon comme une ode à l'improbable et au merveilleux, de sombrer brusquement et sans sommation aucune depuis le plus haut sommet extatique de la promesse humaine jusque dans les tumultueuses affres d'une candide déception et, plus grave encore, subissant l'absurdité agressive d'un questionnement toujours plus incisif et douloureux lorsque, plein d'entrain, d'emphase et d'une ampleur gustative tout à fait légitime, vous constatez non sans un tremblement incrédule des lèvres et les premiers linéaments d'une pâmoison tentatrice l'étendue fascinante de la morbide moisson pentadactyle dont l'homme fait la sempiternelle récolte, jouant avec un entrain terrible de la faux de son inanité et de son inconséquence jusque sur les fourneaux joyeux et innocents de la cuisine familiale, d'expérimenter inconfortablement et par l'action consécutive d'une indigeste et atavique aigreur cette dichotomie éternelle et incoercible de la condition humaine : l'épluchage malheureux des tubercules de ces braves solanacées que l'on nomme couramment parmi nous pommes de terre voire, parfois et abusivement, patates?


Non?




Ah...




Euh...







Ah d'accord. Alors vous n'avez jamais... Oui. Non. Jamais. J'imagine que ce n'est pas non plus la peine que je...






...



Eh bien quoi qu'il en soit et nonobstant votre attendrissante timidité, portez à votre connaissance, je vous prie, ce fait immédiat que justice vous sera rendue dans cet article.


Histoire d'un malentendu

L'art et la manière

La pomme de terre est une créature timide et craintive, originaire d'Amérique centrale, qui vit en général en harde comptant une dizaine

Un troupeau de pommes de terre effarouchées (solanum stenotomum goniocalyx) prenant la fuite devant notre œil doucement investigateur.

d'individus. Elle se reproduit par bourgeonnement ou de manière sexuée, ce qui donne lieu à de somptueuses et mythiques parades nuptiales que les naturalistes espèrent toujours surprendre une fois dans leur vie. Beaucoup d'entre eux se sont déjà brisés à ce rêve inaccessible.

La pomme de terre mue au printemps et à l'automne, où elle troque alors sa belle livrée verte contre une fourrure brune et rugueuse. Ses prédateurs naturels sont le loup gris et l'huile d'olive.

Cette parenthèse biologique refermée, penchons-nous (prudemment) sur le sujet ô combien fâcheux qui nous intéresse.

Il est de notoriété publique - ou du moins il devrait - que la plus élémentaire des prudences est à observer dans le cadre sensuel et délicat qui délimite avec une intempérance de bon aloi ce temple de l'opulence ; cette vallée de l'abondance sincère qui est comme un refuge universel pour ce qu'il y a de meilleur et de plus savoureux en l'homme, que celui-ci sacrifie gaillardement son prochain lors de cultes immondes à des divinités sanguinaires, ou qu'il se contente de leur consacrer son travail et l'offrande de son capital dans des contrées plus évoluées ; que dis-je, cette construction colossale, fédératrice et majestueuse qui eût fait pâlir de médiocrité les architectes de Babel, resplendissant d'une dévotion coquette et riche qui dégouline en de vastes flots lipidiques aussi bien que libidineux par toutes les embrasures de la passion brûlante (dont elle s'est certes faite le bien méritoire idole), qu'est la cuisine.

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Saviez-vous que...
L'auteur de cet article profite de l'occasion qui lui est donnée pour étaler sa pédanterie sur de jeunes et innocents lecteurs ?

Par exemple, et tout bêtement : pour ne pas se brûler les doigts avec de l'huile bouillante.

Il va de soi que ces précautions, en tant qu'ardents défenseurs du royaume culinaire, sont à définir et à respecter avec une application égale tant dans le cas du cuisinier lui-même, que des ingrédients qu'il manipule. En effet, la qualité finale de la confection, et donc le degré de satisfaction papillaire que vous ressentirez à la déguster, reposent autant sur le savoir-faire du manipulateur (aux doigts frais et vigoureux, rappelons-le, ce qui est convenez-en incompatible avec une friture prolongée desdites phalanges - mais je m'égare. Revenons à nos agneaux.) que sur la perfection gustative et texturale des matériaux de base du plat en question. Il ne viendrait à l'idée à personne de construire un Versailles en terre et en paille : l'ouvrage serait tout emporté par la première pluie parisienne, comme un filet emprisonnant un royal personnage par les quenottes acérées d'un rat des champs célèbre[2]. De même, il convient de s'assurer de la qualité des denrées que l'on manipule, cela bien sûr tout au long de leur préparation. Et cela commence par le respect de la chose.

Une indignation légitime

Combien de fois ai-je enduré la vision grotesque et quasi insoutenable de ces malheureuses patates calibrées gisant face contre terre sur une planche crasseuse, pendant qu'une main inhabile et engourdie, maniant avec une force effrayante et une détermination vindicative la lame d'un ustensile aussi grossier qu'imprécis, leur faisait subir les derniers outrages, leur arrachant, en plus d'une peau si fine et délicate, une portion de chair généreuse dont la somme eût seule suffi à nourrir toute une population de serfs ! Combien de fois ai-je détourné un regard humide et incrédule, lâche et plein d'hébétude devant ce tableau digne de Guernica ou des Tragiques !

Une odieuse scène de carnage.

Mais je ne faillirai pas cette fois ; et, enfin ferme et relevé de la déchéance insane où me jeta cette tourmenteuse vision, j'interposerai une main fière et solide devant l'ignorance et la déraison de notre obscure société consumériste qui n'a pour toute éthique que celle de fouler aux pieds les jambes de notre foie ! Comme un Robin des Bois moderne qui demande aux riches pour distribuer le RSA aux pauvres, je m'assurerai, par ma croyance inébranlable en un monde meilleur, que jamais plus je ne verrai un de ces pauvres tubercules ainsi disgracié ! Patates de tous les pays, unissez-vous !




Hum...




Poursuivons.

Vous l'aurez sans doute compris, il y a là un sujet qui me tient à cœur.

Des études indépendantes ont été menées, et il semblerait que la pratique de l'épluchage (devrais-je dire : équarrissage!) soit répandue dans tout le bassin occidental de l'Europe, ainsi qu'un peu partout dans le monde. Des pays commençant à découvrir l'exploitation massive de la chose tels que la Chine ou le Brésil pratiquent l'épluchage à outrance et sans aucune mesure, ce qui semblerait indiquer que cette activité barbare est une tendance naturelle de l'être humain. Il est à noter que ces derniers pays exportent une bonne part de leur production hors du circuit local à destination des marchés économiquement développés, où la question de la pomme de terre reste dans un suspens déplorable.

Les raisons d'une situation sociale et démographique problématique

Pourquoi pèle-t-on les pommes de terre? A cette question qui sans l'ombre d'un doute aura désarçonné plus d'un être luisant de fatuité des étriers de sa mauvaise foi, nous proposerons une réponse étudiée et exhaustive, à l'éclairage de lumières avisées qui jetteront de l'ombre aux plus épais des parasols de la médisance.

Une condition méconnue

La condition visible de la pomme de terre n'est pas à son honneur, de par sa nature fouisseuse et craintive, comme nous l'avons précisé plus haut. Une bonne part de l'animosité et de la défiance rencontrée à son égard s'explique sans doute par cette apparence de crasse et de terre qui la caractérise. La peau granuleuse et maltraitée de la patate est en effet un terrain propice à l'installation de grains de sable, de terre, de pesticides, de la bacille tétanique, de l'alcoolisme et de la délinquance. Il est possible que les producteurs de pomme de terre favorisent la diffusion de ces stéréotypes au sein de la société, conduisant au rejet de la peau du tubercule et, par conséquent, à une consommation accrue de la chair en elle-même. Ainsi, la peur de la maladie et des revendeurs de drogue maintient l'illusion.

Ajoutons toutefois à l'intention et au crédit de ceux qui persisteraient dans leur macabre ouvrage que les agents chimiques et l'insécurité qu'ils décrient se trouvant effectivement assez aisément dans la nourriture classique, il serait dommage de tomber malade d'une simple pomme de terre mal épluchée lorsque se procurer un cancer est aujourd'hui à la portée de tous.

L'influence du marché noir

Un terrible mafioso.

Face à la baisse de la consommation de pommes de terre qui caractérisa notamment l'effondrement du marché du castor en gelée dans les années 1930, avec les conséquences que l'on sait, un trafic à l'échelle européenne s'est développé en réponse à la taxation abusive des denrées tuberculées, avec pour conséquence la diffusion massive de pommes de terre dites sales par des moyens douteux. Un réseau de blanchisseurs s'est donc mis en place en parallèle, dont le rôle honorable était de frotter celles-ci jusqu'à disparition totale des traces de graisse et d'huile de moteur inhérentes à leur transport. Les contrôles fréquents aidant, le zèle des pontes de la mafia était tel que beaucoup de produits furent atrocement dénaturés. On peut aujourd'hui leur rendre un dernier et vibrant tribut, au cours de la Journée Nationale de la Panade, dont la date coïncide avec l'anniversaire de la fondation de l'Union Européenne, entre deux commémorations de guerres.

La prohibition, en Amérique, eut des conséquences similaires, de par l'interdiction de la vente et de la consommation de vodka.

La défiance envers la paysannerie

Au cours de la grande crise irlandaise du milieu du XIXe siècle, les petites gens s'expatrièrent pour trouver refuge et travail aux États-Unis d'Amérique. Cela sans pour autant renier leurs origines agricoles - ce qui ne joua pas en leur faveur, car l'époque brûlait avec ardeur des feux de l'industrie. Ainsi, les Irlandais se virent rapidement jetés au ban de la société active, et plusieurs mutilèrent des pommes de terre sur la place publique en signe de désespoir. Le caractère symbolique de cette pratique est encore de nos jours associé à ces événements, et révèle le mépris qu'entretient toujours la population à l'égard de ces culs-terreux qui ignoraient les prodigalités de la neurochirurgie, de l'aéronautique, ou encore de la très répandue catatonie réparatrice télévisuelle dont nous sommes si fiers.

Aboutissement d'une investigation

La pratique de l'épluchage frénétique et aveugle semble malheureusement vouée à demeurer un des piliers de notre société. Le nombre de ses adeptes ne cesse de s'accroître, à mesure que l'influence du sens commun déserte l'esprit vermoulu de nos contemporains.

Devons-nous pour autant accabler et humilier ces persécuteurs qui s'ignorent de la masse fongique et virtuelle, suintante d'une pléthore d'humeurs perverses et avariées dont le spectre infect s'étend, semblable à la masse gluante et aqueuse d'une méduse s'épanchant à la surface saline d'un banc de sable et autolysant sous la moiteur aoûtienne son infâme agglomérat proto-organique, du défi pur et simple au mépris le plus unanime, par notre opprobre avouée et revendicatrice, ou plus humainement se contenter de les conchier de tous temps dans l'ombre subtile et confortable du plus haut donjon de notre incompréhension distraitement consternée ? Les deux, bien sûr. Comment pourraient-ils autrement prendre conscience de leur déplorable condition d'êtres inférieurs? Notre devoir est d'apporter la lumière universelle, fût-ce à ces condensats de matières malpropres qui s'enveloppent avec délices dans les abjectes sécrétions de leur propre ignorance.

Pour cela, il nous faudra faire la preuve de notre détermination, de notre assurance ; montrer l'étendue de notre noblesse, de notre bravoure, notre grandeur d'âme, être habités de la plus humble et la plus belle des convictions pour notre idéal, et de tout un tas d'autres qualités chevaleresques et légendesques dont la seule évocation vous ferait pâmer dans les rosiers grands-maternels pleins d'épines de votre risible et puérile pusillanimité. Je passerai donc également sous silence votre couardise digne d'une limace hémophile, votre inénarrable lâcheté sur laquelle se transmettraient de génération en génération des moqueries parmi les populations d'huîtres d'eau douce, ainsi que votre apathie qui ferait rougir le plus imbibé des traîne-la-patte qui cuvent leur mayonnaise en bas de la rue.

Rendons-nous à l'évidence : je n'ai d'autre choix que de m'en remettre à moi-même, ainsi que le sort l'Humanité entre les mains, pour rétablir la Vérité et la Justice dans ce monde qui en a grandement besoin, et dont les dernières convulsions d'agonie battent la mousseline délicate et immaculée de la bienséance comme le pathétique appel à l'aide d'une tortue paralytique renversée dans la rosée du matin.

Puissent l'Huile et le Beurre lubrifier ma route, et enduire mon cœur de courage!

Notes

  1. Ne le prenez pas au mot, s'il vous plaît, il faut juste que je pense de temps en temps à flatter le public de mes logorrhées, sinon ils se mettent à rire et après ils me lancent des cailloux. Oui, je sais. C'est terrible et c'est très triste. Remettez-vous à lire l'article maintenant, s'il vous plait.
  2. Et par voie de conséquence social-traître.


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