Le blues du croque-mort
Mon arrière grand-père était croque-mort. Mon grand-père était croque-mort. Mon père était croque-mort. Je suis professeur de breakdance. En fait non, je suis croque-mort. C'était une plaisanterie`. J'aime bien l'humour. Mais ma vie est bien misérable.
Oui, ma vie est bien misérable
Je ne trouve pas que ma vie soit folichonne. Je dirais qu'elle est plutôt déprimante. Pas grand-chose ne me réussit. Par exemple, quand je vais à la boulangerie, je suis souvent dernier. Il n'y a alors plus de pains au chocolat. Je ne peux donc pas manger et je vais travailler le ventre vide. Ce n'est pas très réjouissant. Un autre exemple, lorsque je propose à une jeune fille plaisante de sortir à un dîner, elle ne veut pas souvent. Ce n'est pas follement encourageant.
Du coup, j'essaie de tirer le meilleur de mon travail. Je m'amuse du mieux que je peux. L'autre jour, j'ai mis deux cadavres dans la même pièce, et j'ai parlé à leur place, leur faisant tenir une conversation, comme s'ils étaient encore vivants.
— Bonjour, Monsieur Dupond.
— Bonjour, Monsieur Durand.
— Quelle magnifique journée.
— Ne m'en parlez pas, que je regrette d'être mort.
— Et moi donc. J'aimerais tant courir dehors sous le soleil.
— Oui.
— Ou jouer au bilboquet.
— Tout comme moi.
— Que cela me manque. |
Je passe parfois des bons moments, malgré le manque d'intérêt de ma vie personnelle. C'est comme cet autre soir, où je voulais regarder la télé. Mais il n'y avait rien d'intéressant. Je n'ai donc pas regardé la télé et je suis allé dormir. Heureusement que mon travail m'aide à me détendre.
J'essaie de rigoler
Grâce à mon emploi, je me retrouve dans des situations fort cocasses. Tenez, cet autre soir. Un homme arrive, me demande si je peux prendre son fils en charge. Ce dernier s'était tué à bicyclette. Et l'homme ressemblait beaucoup à Yves Montand. Cela m'a fait penser à la chanson. J'ai beaucoup esquissé un sourire. Ou encore, alors que je transportais une cliente en corbillard, nous avons croisé un cortège nuptial. Coïncidence fort jouasse, ma cliente s'était tuée en voiture la veille de son mariage. Ce fut un plaisir de presque glousser. Mais, cruauté de la vie, alors que cet évènement avait mis un peu moins de noirceur dans ma journée, le soir même, je reçus ma facture EDF. Tout est trop injuste.
Un, jour je pris une décision. Celle de me rendre plus joyeux. Heureusement, mon travail se prête à merveille à cette perspective. Si les gens savaient combien l'on peut se distraire avec verve aux pompes funèbres, ils seraient moins tristes en venant me voir. Ma première tentative d'amusement fut de faire des jeux de mots. À chaque fois que l'on vient me voir, je tente de faire un jeu de mots avec ce qui fait mon quotidien.
— Bonjour, je... Je viens préparer l'enterrement de mon père.
— Très bien monsieur. Pouvez-vous m'indiquer son nom ?
— Ducray, Jean-Pierre.
— Entendu. Vous voulez donc une Jean-Pierre... tombale ?
— De... Pardon ?
— Ou voulez-vous passer d'abord par le Ducray... matoire ?
— Que.. Le... Hein ? Je n'ai pas encore décidé...
— Pour votre père qui est décédé ?
— Nom de Dieu, mais vous vous payez ma tête ?
— Ah ça, vous avez une tête... d'enterrement.
— Mais je vais vous casser la gueule !
— Vous allez donc blesser mon corps... billard. |
Les gens n'aiment décidément plus les calembours.
Je ne veux que le bien des gens
Avec l'échec cuisant de cette expérience, je me suis résigné un moment. J'ai vécu mes journées comme les précédentes : déprimantes. Plus de sel pour mes nouilles alors que tous les magasins sont fermés, l'évier de ma cuisine qui se bouche... J'en étais arrivé à me demander si je ne suis pas né sous une mauvaise étoile.
Bien sûr, je finis par tenter à nouveau des égaiements. Comme dessiner un visage de clown sur un macchabée. Ou faire des cercueils-surprise, avec des serpentins qui sautent quand on les ouvre. Mais rien qui ne réussisse à véritablement dérider la clientèle. Je décidai alors de mêler l'utile à l'agréable : inventer des petits jeux amusants qui en même temps offraient des avantages.
— Bonjour, M. Dubourg. Vous êtes prêt à partir ?
— Oui, tout le monde est là.
— Parfait. Mais avant que je ne mette votre sœur dans le corbillard, on va jouer à un petit jeu.
— Pardon ?
— Voyez-vous, il y a là-bas quatre boîtes.
— Quatre cercueils vous voulez dire.
— Oui, mais là on va dire des boîtes. Dans une de ces boîtes, il y a votre sœur. Si vous la trouvez, vous aurez droit à 20% de réduction sur une couronne mortuaire.
— Vous plaisantez ?
— Eh non, j'ai bien dit 20%. Alors, vous avez en votre possession actuellement la boîte numéro deux. Voulez-vous l'échanger, ou ouvrir une des autres boîtes ?
— Mais qui sont les autres morts !?
— Décidez-vous, Monsieur Dubourg ! C'est à prendre ou à laisser !
— Je.. Mais... Vous... Ouvrez la boîte numéro trois !
— Attention... Peut-être est-ce votre sœur... Peut-être pas... Nous allons bientôt le savoir...
— Arrêtez avec ce suspens débile !
— Et ouiii ! Vous avez ouvert la boîte de Raymond Dugenou, retraité de 67 ans, décédé du cancer de la prostate ! Alors, quelle boîte ouvrir ensuite ? Tomberez-vous sur celle que vous cherchez, ou sur Germaine Duschnoque, professeur de macramé morte d'une chute de trois étages ? |
Là encore, le succès ne fut pas au rendez-vous.
Je suis pétri de bonnes intentions
Ma vie était toujours aussi triste. Je me demandais pourquoi. Pourquoi ? Je décidai alors d'aller voir un psychologue.
— Bonjour Monsieur Pressif.
— Bonjour, Docteur Durêtre. Vous pouvez m'appeler André.
— Allongez-vous sur le divan. Alors, pourquoi venez-vous me voir ?
— Je trouve ma vie terne et morne.
— Que faites-vous dans la vie ?
— Je mets des morts en boîte.
— Pardon ?
— Je m'occupe de pompes funèbres. Je trouvais juste la formule plus attrayante.
— D'accord. Avez-vous des hobbies, des passions ?
— Oui. J'adore l'humour.
— Et pourquoi avez-vous l'impression que votre vie est si ennuyeuse ?
— Parce que, je trouve tout sombre et embêtant.
— Oui, forcément votre métier ne se prête pas trop à la joie et l'amusement.
— Si, justement, ce sont les seuls moments où je me sens bien. Voyez-vous, les cadavres ont des choses très intéressantes à nous apprendre. Par exemple, savez-vous qu'un bras peut faire trois fois un tour sur lui-même une fois que les muscles ne sont plus actifs ? Ou que frapper de la peau morte ne laisse pas de bleu ?
— Euh...
— Je vous assure, c'est très intéressant. Tout comme le fait que la pupille ne soit plus visible une fois l'oeil privé de vie.
— Excusez-moi, mais... La chose la plus excitante dans votre vie, ce sont des macchabées ?
— Pas seulement, tout ce qu'il y a autour. Les mettre en boîte. Les habiller. Leur chanter des chansons.
— Leur chanter des chansons ?
— Ils sont très bon public, vous savez. |
Mais cette entrevue ne mena pas à grand-chose. Le Docteur Durêtre me donna des antidépresseurs, qui ne me firent absolument rien. Mon problème restait entier : comment m'amuser dans ma vie personnelle ?
Enfin, une solution
Puis, cela me vint comme un flash. Alors que j'étais en train de travailler, une ancienne cliente me téléphona pour me remercier d'avoir si bien pris en charge son mari décédé. En fin de compte, ce que j'avais fait durant tout ma vie, c'était m'occuper des gens. Mais uniquement une fois morts. J'allais donc passer à l'étape au-dessus.