Faux Nez
Ah ! J'en ai marre ! Ça commence à me gonfler cette histoire ! Mon médecin me le disait encore hier : «Mr. de Bergerac vous avez un nez fort remarquable, mais c'est un faux nez !» Ah ! J'en ai marre ! Ça me gonfle ! Même les autorités médicales s'y mettent... Personne ne veut me croire... Ce n'est pourtant pas compliqué, il suffit de bien regarder... Oui, approchez vous. Voilà... Alors ? Quoi ! «Ça ressemble mais c'est bizarre !» C'est tout ce que vous trouvez à dire ? Non mais venez... voyez là. Touchez... Si, si je vous en prie... Tatez un peu là... Hein ? Quoi ? Alors vous aussi ! Ah ! J'en ai marre ! Ça commence à bien faire cette histoire ! Ça me gonfle ! Et plus ça me gonfle, plus je me fais remarquer... On me dit comme ça : «Vous avez le nez qui s'épand, c'est étrange» ou alors : «Votre nez... Ça se voit bien quoi... C'est pas un vrai !» Ou encore : «C'est bien imité, mais c'est un faux. Il est trop développé ! Tenez, ça se voit comme le nez au milieu de la figure !» Ah ! Ça me gonfle cette histoire de faux nez ! Il y a même des effrontés qui me disent : «Alors ? Vous vous prenez pour qui ? Vous n'auriez quand même pas la prétention de vous prendre pour de Bergerac !» Mais si ! C'est moi de Bergerac ! Cyrano de Bergerac ! C'est moi ! Ah ! C'est tout de même terrible ! Etre connu dans tout le royaume pour que personne ne vous reconnaisse ! Tenez ! S'il eût été plus court la face du monde eût changé... Alors on me rétorque, de façon mesquine, si, si, mesquine... que je n'aurai quand même pas la prétention de me prendre pour Cléopâtre ! Et pourquoi pas Mona Lisa pendant que l'on n'y est ! Ah ! Non ! Ça me gonfle ! J'en ai marre de cette histoire ! D'abord, pourquoi voudriez-vous que je portasse faux nez ? Hein ? Pourquoi voudriez-vous ? S'il eût suffi que mon nez fût d'une taille commune pour qu'on le reconnût comme véritable, les choses en eurent été fort différentes et il eut été tout à fait vraissemblable que l'on ne m'eut point connu comme aujourd'hui même on me connaît, non seulement pour mon nez mais aussi pour ma courtoisie et mon appétit fort vorace s'il en n'est. Et le pire, le pire, c'est que les gens pensent me connaître. «Ah ! On t'a reconnu Ulysse ! Arrête de te cacher derrière ton faux nez !» Un autre : «Non, c'est pas Ulysse, c'est Albator !» Et même des menaces : «Arrête de fuir Danton ! Tu n'échapperas pas à la sentence du peuple ! Tes jours sont comptés ! Vive Robespierre ! Vive le comité de salut public !» Si ! Mais si ! On me prend pour n'importe qui ! Pour un Danton que je ne connais ni d'Adam ni d'Eve. Je dois fuir la vindicte populaire, raser les murs, me faire discret, prendre un autre nom... Et tout ça à cause de mon nez que l'on croit faux ! Je suis obligé d'acheter, à la sauvette, de faux papiers. On veut me faire porter des identités farfelues : Cashum... Quel nom ridicule ! On me dit que je n'ai pas le choix, qu'il ne reste plus que ça ou alors Yoshida... Je dis : «Bon puisqu'il n'y a plus que ça, va pour Yoshida...» Et alors que je promène tranquillement, avec mes faux papiers et mon vrai nez, que pour quelques temps on me laisse en paix avec cette histoire de faux nez, un quidam m'aborde et vient me dire qu'il m'a reconnu. Il me montre ses papiers, un certain Mr. Kinder, de la brigade des sapeurs pompiers. Il me demande de le suivre, me dit qu'il sait parfaitement qui je suis. Je me crois sauvé. Enfin on va me rendre justice et en place publique mon cas va être reconnu. Je me gonfle la tête, m'imagine déjà que l'on va dire : «Regardez cet homme, son nez est authentique ! C'est de Bergerac, Cyrano de Bergerac !» Mais que nenni ! Ce Mr. Kinder vient me dire que j'ai fomenté complot avec un certain Remueur et que je suis son complice ! On me présente un suisse du nom de Stephan Zweig et une autre portugaise du nom d'Amalia Rodrigues. On vient me dire que je suis anarchiste et que nous, puisque maintenant il s'agit de nous, une association de vils terroristes, que nous donc, avons projeté d'assassiner le Roi des Belges ! Je proteste ! Je me défends ! Je clame que je suis Cyrano de Bergerac, qu'à la vue de mon nez la chose est facile à prouver. Rien n'y fait ! Ce Mr. Kinder me demande alors pourquoi mes papiers portent le nom de Yoshida. Je réponds que c'est à cause de mon nez que l'on croit faux et que je dois circuler sous une fausse identité si je veux qu'on me laisse en paix. Et ce fonctionnaire borné me rétorque que mon identité est aussi fausse que mon nez ! On me jette au cachot, on me coupe du monde civilisé. Là mes geôliers se gaussent de mon nez et me demandent si je n'ai pas honte de porter faux nez. Ils se moquent, se rient de moi, me lancent à la face qu'à vue de nez ça sent le renfermé. Toutes blagues aussi lamentables les unes que les autres. Au bout d'une éternité, on vient me chercher, on me sort de là, on s'excuse... On vient me dire que l'on m'a confondu avec un italien du nom d'Armand Gatti, le chef de cette bande de larrons. Et aussi que je prenne garde et me méfie, qu'il n'est pas bon pour moi de porter faux nez ! Non ! J'en ai marre ! Puisqu'il en est ainsi je vais changer de nez. Cette histoire n'a que trop duré. Je vais, de ce pas, en clinique esthétique me faire oter celui-ci pour me faire poser celui-là. Certes, c'est un nez fort commun, quoiqu'un peu velu, mais je n'ai pas le choix. S'il me faut vivre sous des noms d'emprunt sous prétexte que mon vrai nez est faux, autant vivre sous mon vrai nom avec un vrai nez que j'aurais changé. Je vais donc voir mon médecin, je lui explique la chose. Il me dit qu'il ne peut changer mon nez puisqu'il est faux. Que je n'ai qu'à lui montrer mon vrai nez pour qu'il puisse juger si mon cas relève ou non de la chirurgie esthétique. Je pique un fard, me mets cette fois-ci pour de bon en colère. Je le contrains de toucher, de tâter ce nez qu'il croit faux. Je vocifère, expressément lui conte mes aventures, mon enfer. Il prend peur, pâlit, chancelle, le voilà à deux doigts de passer dans les limbes. Je le rettrape avant qu'il ne tombe, lui passe des sels sous le nez. Il reprend ses esprits, comprend à mon agacement que la chose est sérieuse et qu'il doit, pour me satisfaire, ce nez là m'enlever. Qu'il soit faux ou véritable. Au bout de quelques semaines, d'un nouveau nez me voilà équipé. Je retourne en la compagnie, me présente auprès de mes amis. Ils font les étonnés, les voilà surpris. Ils me demandent de me présenter et lorsque je leur dis que c'est moi, Cyrano de Bergerac, ils me rient au nez. Ils prétendent que mon nez à moi a bien l'air d'être vrai et que je ne peux, en aucun cas, être de Bergerac. «Cyrano, lui, n'a pas un nez... Il a un cap, un roc, que dis-je une péninsule !» me dit-on. Et l'un d'eux de s'exclamer : «Je le reconnais ce nez ! C'est celui d'un certain Yoshida qu'il y a peu de temps on a jeté en Bastille. Pour complot contre l'humanité, il fut enfermé.» Mon sang ne fait qu'un tour, je sors ma rapière, en duel je les provoque. Le combat va tant et bien que sous peu me voilà sautant par la fenêtre, fuyant sous les quolibets. Je retourne voir mes imprimeurs de faux papiers et leur demande, cette fois-ci, de me livrer des documents qui pour authentiques puissent passer. Ils avancent que, de mes déboires, ils ne sont point la cause. Que des laisser-passer bien peaufinés ils m'avaient proposé mais que je n'en ai point voulu, préférant ceux mal contrefaits d'un certain Yoshida. Me voilà confondu, mais les trouve tout de même bien léger de m'avoir laissé circuler avec un passeport à la va-vite fabriqué. Ils me rassurent, me réconfortent, me passent amicalement la main dans le dos et me délivrent des papiers qui, je dois le reconnaître, pourraient en abuser plus d'un. Ils me font valoir, d'ailleurs, que ceux-ci portent la signature du chef de la brigade des sapeurs pompiers, le sieur Kinder en personne, qui les a lui même signé un soir qu'il avait un verre dans le nez. Me voilà rassuré, bien content de tirer revanche de ce fonctionnaire têtu. Et voilà comment depuis lors, je me promène en toute impunité, le nez au vent et l'air dégagé, moi, Cyrano de Bergerac obligé de circuler en la ville sous l'identité farfelue de Cashum avec le nez de Yoshida. |
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