Illittérature:Les invraisemblables vicissitudes d'Ernest
Ernest était un homme respectable, bien que frappé de nanisme. Cependant, lorsqu'il s'éloignait, on ne le voyait plus. En dépit de sa petitesse, il allait vivre une aventure extraordinaire. Ce récit narrera l'incroyable tourbillon d'évènements qui le poussèrent en l'espace d'une matinée à vivre normalement.
Sa fabuleuse épopée commença un matin extrêmement marquant du fait de sa banalité inouïe. Le réveil aurait dû sonner à 7h20, tout comme les six années précédentes, bien qu'Ernest n'en eût jamais besoin puisqu'il était alerte dès 7h16. Le réveil était l'œuvre d'un artisan admiré et son heureux propriétaire le chérissait malgré le fait que sa taille soit inférieure à la moyenne. Il était fait d'une portion de cylindre cuivré, écroui avec art, au sein duquel reposait le mécanisme délicat de l'horlogerie, entouré d'une part d'un disque de palissandre et de l'autre du cadran sur lequel tournaient deux aiguilles : celle des secondes et celles des semestres. Le tout reposait sur un socle du même bois que le fond, solidement calé sur la table de nuit d'Ernest. Celle-ci avait été sculptée dans un bois différent du réveil, bien que dans les mêmes teintes puisqu'il s'agissait d'ébène. Elle était munie d'un tiroir et se trouvait sur le plancher qui supportait également le lit sur lequel étaient disposés le matelas et les draps qui enveloppaient Ernest à côté duquel se situait le réveil lui-même placé sur la table de nuit.
Or donc, ce matin-là, comme nous le disions précédemment, le réveil aurait dû sonner à 7h20. La vie n'est qu'un enchevêtrement d'actions articulées autour de choix et d'évènements imprévus et ce qui se passa à ce moment en faisait partie. Non pas que le reste n'ait pas ce privilège, mais nous découvrirons par la suite que cet élément a une importance nulle pour le reste du récit. Il constitue toutefois le premier maillon de la chaîne et représente en ce sens une amorce à la journée folle qui allait se dérouler.
Il était 7h20 donc, et le réveil allait officier, ou plutôt, aurait dû, car aussi étonnant que cela puisse ne pas paraître, il le fit. Ernest était déjà réveillé mais attendait cet instant pour se lever. La sonnerie qui aurait pu ne pas retentir mais qui avait finalement œuvré comme à l'accoutumée lui fit un tel effet de surprise qu'il se frotta les yeux et retira sa couverture, comme d'habitude. Il s'assit sur le bord de son lit puis le quitta pour toucher le sol étant donné que la simultanéité de ces deux actions était compromise par la distance séparant son bassin de ses pieds.
Sans crier gare, puisque les règles de vie qu'il s'était fixées l'en dissuadaient, par respect pour les voisins qu'il aurait pu avoir s'il était d'une taille proche de la moyenne et pour éviter tout tapage diurne ou nocturne, il se dirigea machinalement vers la cuisine. Un "GARE" retentissant aurait pourtant été parfait pour l'occasion. Contre toute attente, il s'assit sur son tabouret, bien qu'il effectuât cette routine quotidiennement, et prit de manière tout à fait inattendue les instruments nécessaires à la confection des tartines qu'il mangeait tous les matins. Il y avait un couteau à beurre, un couteau à miel, une cuillère à confiture, ce genre de cuillère dont le centre du manche est découpé environ à mi-hauteur et plié vers l'extérieur de sorte à pouvoir la suspendre sur le bord du pot sans en engluer le manche par trop de profondeur, un pot de miel, un pot de confiture de cerise, une motte de beurre dans son beurrier à couvercle amovible, puisque le propre d'un couvercle est d'être amovible à moins qu'il ne s'agisse d'un couvercle spécialement conçu pour ne pas être ouvert mais qui porte généralement un autre nom tel que pylône, objet dont on se sert rarement comme d'un couvercle, quatre tranches en provenance d'un pain de campagne, un grille-pain à temps de chauffe modulable, doté d'un récolte-miettes, d'un bouton d'arrêt d'urgence à activer en cas de mauvais réglage du temps de chauffe, d'une personne tombée sur les voies ou encore d'une jambe coincée dans un escalator, d'une poignée en plastique servant au démarrage du grill et à l'élévation des tartines grillées pour les récupérer sans devoir introduire les doigts dans la machine encore brûlante et enfin, une brique de jus d'orange, produit que peuvent se permettre de posséder toutes les catégories de personnes, même celles qui utilisent les urinoirs pour enfants alors qu'ils n'en sont plus.
Alors qu'Ernest venait de rassembler toute les pièces nécessaires à son petit-déjeuner, un évènement inimaginable se produisit, un de ceux qu'on qualifierait de majeur, le tournant d'une vie, le facteur qui redistribue toutes les cartes bien que ce ne fût pas sa vocation première, l'élément déclencheur d'un changement total, le chamboulement humain, le déluge moderne : il commençait à peine à beurrer sa première tartine lorsque tout à coup, il continua. D'aucuns s'empareraient de l'affaire, monteraient au créneau en proclamant l'arrivée du nouveau messie, mais Ernest n'en fit rien, il finit sa tâche, immuable. Notons que son éloignement du soleil plus prononcé que chez les autres humains ne l'empêchait pas d'être capable de se préparer un repas composé de plusieurs aliments et qui plus est, nécessitant une préparation.
De manière surprenante, il finit son petit-déjeuner coutumier, se brossa inopinément les dents et entama une réflexion sur l'ensemble textile qu'il allait porter ce jour-ci. Il entreprit tout d'abord de sélectionner des sous-vêtements assortis. Il avait à sa disposition des chaussettes et des caleçons jaunes, noires ou rouges. Ernest essaya tout d'abord d'appairer des chaussettes rouges avec un caleçon noir mais il s'aperçut soudainement que ces couleurs n'étaient pas les mêmes. Il réitéra l'expérience avec des chaussettes noires et un caleçon jaune. Le constat était identique. Il aurait été légitime de crier au complot, à l'infamie, de déchirer ses vêtements en place publique, même s'il était encore au pyjama, auquel cas déchirer son pyjama pouvait faire figure égale à l'exception du produit résultant : déchirer un pyjama produit un pyjama déchiré tandis que déchirer des vêtements produit des vêtements déchirés, et figurez-vous qu'Ernest avait trouvé seul cette propriété logique voire métaphysique alors qu'à première vue, le fait qu'il possède une hauteur réduite pouvait laisser penser qu'il n'en était pas capable, continuons notre énumération, de maudire l'industrie textile, le bon goût, la vie, de s'ouvrir le ventre et jeter son foie, son pancréas, ses intestins à destination des passants hagards, d'éructer violemment du sang pour exprimer son mécontentement de la situation, et enfin de se donner la mort de manière spectaculaire, par exemple en se mettant le feu puis en sautant dans un méthanier, action nettement favorisée par la proximité d'un plan d'eau quelconque de plus d'un million de mètre cubes. Mais il n'en fit rien. Il essaya une autre combinaison : des chaussettes rouges avec un caleçon rouge, or le rouge est de la même couleur que le rouge. L'ensemble était ainsi assorti. Ernest étant vêtu avec goût, il décida d'arrêter ici les expérimentations. Cet ensemble rouge serait sa tenue pour la journée.
Alors qu'on aurait pu penser qu'Ernest irait lire dans son salon comme à son habitude, un bouleversement irrémédiable de sa vie et de son quotidien eut lieu. Il est de ces actes anodins en apparence qui revêtent une toute autre signification lorsqu'ils touchent un homme. Prenez par exemple une centrale nucléaire, dans laquelle a lieu en permanence une fission d'isotopes radioactifs, acte on ne peut plus courant. Figurez-vous que mettre un homme au contact du cœur du réacteur le transformera à tout jamais, peut-être parfois physiquement, mais surtout psychologiquement, et c'est ce qui a poussé le gouvernement à construire des cellules d'accompagnement pour les personnes ayant été au contact d'un cœur nucléaire, et, comble de l'ingratitude de la population, personne n'a jamais daigné s'y rendre. De ces actes aux conséquences effroyables donc, Ernest représenta le point critique, l'acmé, l'apogée, au point qu'on n'avait pu imaginer auparavant une telle métamorphose. En effet, il alla lire dans le salon comme à son habitude.
Il essayait depuis désormais quatre ans et onze mois de finir le second tome d'Harry Potter, lecture que sa dimension verticale restreinte rendait ardue. Il se consolait néanmoins en s'identifiant aux héros du livre : divers gobelins, elfes de maison ou nains. Une phrase le bloquait particulièrement. Il s'agissait d'un passage sur les géants qu'il n'arrivait pas à appréhender.
Il venait enfin de passer à la page suivante lorsque brusquement, il poursuivit sa lecture.
Il était midi.
Il avait survécu à la matinée malgré l'acharnement du destin.
Combat après combat, il avait réussi à suivre sa routine alors que de nombreux évènements foudroyants ne l'en avaient pas empêché.
Ernest vivait.
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