Guidon de vélo
On a du mal, parfois, à se rendre compte précisément jusqu’à quel point (un point tout à fait prodigieux) est important le guidon de vélo.
Le guidon de vélo… Mais avant d’entrer dans beaucoup plus de détail, n’est-il pas d’abord nécessaire que je me présente ? Cela permettra sans doute d’éviter plusieurs regrettables confusions qui entacheraient d’incompréhension la suite de cet exposé.
Nombre d’entre vous, chers lecteurs, ayant lu avec certaine facilité la phrase introductive de l’article, pourraient s’imaginer, à première vue — et je les comprends - que je suis cycliste amateur ; ou que je suis cycliste professionnel ; ou que je suis représentant d’une enseigne commerciale ; ou que je tiens un concessionnaire de vélos, que sais-je encore ? Il n’en est rien, je tiens immédiatement à vous en détromper.
Qui suis-je donc ? Et bien tout bêtement un homme comme les autres, un homme simple, oui un homme comme toi, cher lecteur — me permettras-tu de te tutoyer ? Il est vrai, il m’arrive bien sûr, de temps en temps, comme tout autre, de faire du vélo — et quoi de plus revigorant qu’une petite balade bucolique à bicyclette à travers les campagnes verdoyantes du Pays de Loire ? Mais cela ne va pas plus loin. Je ne prétends pas faire plus de vélo que tout un chacun.
Et en vérité, je tiens à le préciser, ce n’est pas tant le vélo dans son intégralité technique et mécanique complexe (roues, rayons, cadre, selle, etc.) que je souhaite évoquer tout au long de ces lignes, mais seulement le guidon. Ou, pour être plus précis, le guidon de vélo.
Désintérêt relatif de la population vis-à-vis du guidon de vélo
Il m’est arrivé souvent, au cours de mes recherches, de m’apercevoir avec une certaine stupéfaction que les gens — et en disant « les gens », je ne vise personne ou aucune catégorie socioprofessionnelle en particulier — les gens donc s’intéressent de manière exclusive, et avec une intensité, une acuité et une concentration qui parfois me dépasse, à des petites choses pourtant fondamentalement sans réelle importance : un tel se préoccupe de la liste des courses qu’il aura à faire samedi : « N’ai-je pas oublié le beurre ? Mon Dieu, il faut des croquettes pour le chat ! » Le collègue de travail est soi-disant un individu insupportable… La prof de maths serait une peau de vache. A-t-on changé les couches de bébé ? Mon époux m’aime-t-il autant qu’aux premiers jours de notre mariage, etc. etc. etc.
Certains, qui se pensent subtils — et sans contredit avec raison — se préoccupent d’affaires municipales ou publiques (politique, droit des peuples, bien-être commun), s’affairent de climatologie, d’écologie, plus loin encore de la question vétilleuse de savoir si une critique est possible de la raison pure — ainsi font les philosophes — s’embarrassent d’art, des mystérieux pouvoirs de l’Invisible, de la religion, de Dieu !... mais je constate — et, je l’avoue, avec un léger soupçon de désappointement — que personne, non personne — du moins n’ai-je pas le souvenir d’avoir rencontré un tel individu — personne ne porte l’intérêt qui lui est dû au sympathique et pourtant indispensable objet qu’est le guidon de vélo.
Deux axes principaux d’investigation
Après mûre réflexion, il m’a semblé que se distinguaient deux façons clairement divergentes d’envisager ce problème et je tiens à vous faire part de mes cogitations :
Constat d’échec du questionnement interne sur le guidon de vélo
La première voie consiste à se poser la question : pourquoi, mais pourquoi nul ne prête la moindre attention à cet objet extrêmement représenté sur la surface de la planète (d’après mes statistiques personnelles, j’estime en Janvier 2004 entre 3 milliards 480 et 3 milliards 490 le nombre de guidons de vélo sur terre — et bien sûr j’excepte les vieux guidons rouillés abandonnés à la déchetterie ou délaissés dans les fossés).
Alors pourquoi ce désintérêt, pourquoi ce dédain, pourquoi ce mépris, même ? Combien d’êtres humains ont pu, au cours de leur vie, se passionner pour mille autres vétilles sans valeur (où ai-je mis les clés de la voiture ? Chérie, tu n’as pas vu mon paquet de cigarettes ? Tu sais où sont passés les gosses ?) mais qui a eu l’occasion de voir un jour quelqu’un s’inquiéter, se préoccuper, s’exclamer : « Mais où est donc passé mon guidon de vélo ? »
En vérité, lorsqu’il m’a été donné de mener mon enquête — et dans l’indifférence la plus totale, je suis bien forcé de le constater — je me suis rendu compte que cette façon d’envisager les choses afin de les faire progresser n’est certainement pas la meilleure. Il paraît en fin de compte irréaliste d’espérer, de manière paradoxale, faire prendre conscience aux gens de leur inconscience. Nul ne s’intéresse à son désintérêt vis-à-vis d’un objet qui justement ne l’intéresse pas. Il ne viendrait même pas à l’esprit des gens de remettre en question leur attitude ; c’est le guidon de vélo qui est censé ne pas contenir d’intérêt : le pauvre en est tenu en quelque sorte responsable.
Ce cercle vicieux n’engendre finalement que le découragement chez le chercheur. Et moi-même, certains soirs de Novembre, je me suis parfois demandé si… Mais est-il vraiment utile de faire partager au lecteur l’accablement pesant qui a maintes fois écrasé mes épaules ? Repartons d’un pas joyeux et penchons-nous plutôt sur ce sujet véritablement passionnant qu’est le guidon de vélo !
Un point de vue réaliste : apprendre à faire partager la passion du guidon de vélo
C’est la raison pour laquelle j’ai pris le parti — courageux, je l’admets avec une pointe d’orgueil non dissimulée et peut-être bien excusable — de montrer à tout un chacun et ici même le particularisme, la diversité, la richesse, la somptuosité de cet objet usuel, indispensable et cependant injustement négligé qu’est le guidon de vélo.
Je vois déjà l’intérêt poindre sur le visage du lecteur...
Eh oui, cher lecteur, quoi de plus fabuleux, quoi de plus attachant, quoi de plus électrisant — je me risque à oser ce mot — que ce « brave » guidon de vélo ? Et c’est assurément une chose cruciale que de faire savoir à tous que le guidon de vélo n’est pas cet accessoire mesquin, petit, futile, dérisoire — comme il semble que certains affectent de le croire — mais qu’il peut bien au contraire prétendre, tout comme les autres objets précieux et inestimables (pièces d’art et d’orfèvrerie, trésors antiques…) à exciter, si ce n’est la convoitise, la considération la plus haute, la plus justifiée, la plus méritée, la plus naturelle non seulement de la part de tout individu qui se respecte, mais encore des sociétés civilisées, de leurs gouvernements, des autorités scientifiques et religieuses, etc.
Choix d’exemples pratiques
Des exemples judicieusement choisis valent souvent mieux qu’un long discours : il vient immédiatement à l’idée de toute personne de suspendre chez soi quelques bibelots en guise de décoration ; on voit ainsi fleurir dans chaque salon des demeures québécoises un mufle poilu de caribou. Pourquoi ne pas remplacer ce vieux souvenir démodé et empoussiéré par un beau guidon de vélo tout neuf, chromé, lustré, rutilant ? Et pour vous Mesdames : plutôt que vos coûteux colifichets de diamants, pourquoi ne pas préférer arborer avec fierté un guidon de vélo en pendentif, preuve de goût, d’originalité (et surtout de chic indéniable), lequel mettrait tellement en valeur votre imposant et délicieux poitrail. Enfin si nous devions nous permettre de nous immiscer dans le domaine artistique, combien Marcel Duchamp aurait-il fait preuve de plus d’inspiration et de brio s’il avait choisi d’exposer, en lieu et place d’un urinoir vulgaire, un magnifique guidon de vélo ?
Picasso quant à lui, en génie véritable, ne s’y est pas trompé.
Une lutte de tous les instants
Alors pourquoi, je vous le demande, pourquoi ne pas y aller franchement et imposer à nos responsables de s’investir plus dans cette mission capitale qu’est la promotion du guidon de vélo ? À quand la Journée Mondiale du Guidon de Vélo, le Prix Nobel du Guidon de Vélo, l’Ordre militaire du Chevalier du Guidon de Vélo ? L’Eglise Catholique elle-même pourrait canoniser Saint Guidon de Vélo (elle n’en est pas à une béatification près).
Le guidon de vélo : un défi éducationnel
Et ne serait-il pas aussi nécessaire ou seulement souhaitable — je ne fais que poser la question — de faire entendre à nos chères petites têtes blondes, l’importance et la gravité du guidon de vélo avant qu’ils ne l’apprennent par eux-mêmes (et souvent malheureusement dans des conditions désastreuses), en les mettant en contact, et cela dès l’âge le plus tendre, avec des matériaux sonores et visuels ayant pour thème le guidon de vélo (récitations sur les rimes -don ou -lo, coloriages de motifs en forme de guidon de vélo) afin de leur permettre la découverte, l’exploration et la comparaison, tout ceci de manière ludique, des principes pluriels mais élémentaires du guidon de vélo (poignées en caoutchouc, indispensables manettes de freins, sonnette amusante et espiègle, tube chromé riche de mille reflets chatoyants... et bien sûr potence orientable).
Bien que cela représente, j’en suis parfaitement conscient, un défi de taille pour les parents comme pour les éducateurs, il me semble que c’est tout à fait possible pourvu que l’on s’en donne la peine. Je me représente déjà l’émerveillement de l’enfant découvrant les mille et une potentialités du guidon de vélo : c’est un monde nouveau qui s’ouvre à ses yeux enchantés… Ainsi moi-même, il y a bien longtemps... Ah nostalgie ! Si l’on pouvait rembobiner le temps et revenir quelques années en arrière !
Conclusion en forme de guidon de vélo
Mais il est déjà sept heures : j’entends mon guidon de vélo qui m’appelle de son petit cri guilleret et jovial : ding ! ding ! C’est la joie de ces instants folâtres en compagnie de mon guidon de vélo que je te souhaite tellement pouvoir bientôt connaître, cher lecteur, et — pourquoi pas ? pourquoi pas ? n’avons-nous pas tous le droit de rêver ? — partager un jour avec l’humanité entière, partager avec chaque individu de l’espèce humaine la même ardeur, le même ravissement, le même enthousiasme pour ce sujet qui nous tient tant à cœur : l’admirable, l’inconcevable, le sensationnel, le mirifique guidon de vélo !
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