Illittérature:Les centenaires se cachent pour mourir
Chapitre I
Cela faisait des mois que Blanchard n’avait pas entendu son réveil sonner. Tous les matins vers 6 heures, il était immanquablement sorti de sa torpeur nocturne par un appel de la Brigade Criminelle. Et même si son interlocuteur changeait pratiquement chaque jour, le message aussi laconique que lourd de sens était toujours le même : « Encore un ». Malgré les 15 ans passés à la Crim’ au cours desquels il avait pu expérimenter toutes les facettes de la noirceur humaine, Blanchard ne parvenait pas à conserver son détachement professionnel habituel face à l’abominable série de meurtres sur laquelle il enquêtait sans relâche depuis presqu’un an. Officiellement, le Ministère de l’Intérieur avait dénombré à ce jour 274 victimes. Mais Blanchard qui était au cœur de l’affaire savait très bien que ce nombre déjà stupéfiant était bien en dessous de la réalité. Par peur d’une panique générale, le Gouvernement avait décidé de ne jamais évoquer publiquement les meurtres de cette affaire concernant les victimes sans attaches familiales. Combien étaient morts en réalité ? 500 ? 1000 ? Impossible de le savoir. Mais de toute façon il fallait stopper cette horreur à tout prix.
Outre leur nombre, c’était surtout la nature de ces victimes qui donnait un véritable sentiment d’injustice. Toutes étaient centenaires. Elles vivaient le plus souvent dans des maisons de retraite, paisiblement, ne demandant rien à personne. Cela n’aurait fait que renforcer la colère du public face à la lâcheté des criminels. Tuer des centenaires était au moins aussi abominable que tuer des enfants. Dans les deux cas des êtres sans défense ni dents, démunis et qui portent souvent des couches. L’enquête était quasiment au point mort depuis un an. Pas d’indices, pas de témoins et aucune victime n’ayant réussi à survivre assez longtemps pour aider les enquêteurs.
Le modus operandi était toujours le même. Le soir après le dîner de 16h le personnel soignant laissait le centenaire tranquillement dans sa chambre pour sa nuit. Et le matin il n’était plus qu’un cadavre inerte. Pas de sang, pas de bruit, aucune empreinte ou trace ADN. Les meurtriers agissaient dans la discrétion la plus totale. Si le nombre des victimes avait été plus raisonnable – si tant est qu’on puisse utiliser un tel adjectif en la circonstance -, on aurait pu en concevoir l’existence d’un tueur isolé. Mais il était pratiquement établi qu’on avait affaire à une bande organisée. À plusieurs reprises au cours de l’année on avait retrouvé les corps sans vie de deux, trois voire quatre centenaires le matin, à des lieux très éloignés les uns des autres. Le 15 août se fut même le paroxysme. Quatorze centenaires avaient été tués dans la nuit, Blanchard se souvenait très bien de la date car la veille le thermomètre avait frôlé les 40° quasiment partout en France. Des caméras avaient été installées dans certaines chambres mais cela ne changea rien. Le taux d’assassinat chez les centenaires bénéficiant d’une surveillance vidéo permanente était exactement le même que chez les autres. La police était désemparée. On tuait des centenaires comme ça sous son nez et même sur les images on ne voyait personne. Les vieillards seraient morts dans leur sommeil que cela n’aurait fait aucune différence.
Ce matin pourtant il y avait du nouveau. Blanchard voulut savoir si une telle histoire avait déjà eu des précédents. Sans trop y croire, il alla sur Google et tapa les mots-clés « mort centenaire » et concentra ses recherches sur des périodes antérieures à l’an passé. Il écarquilla les yeux quand il vit le résultat et les titres associés : « Jeanne Calment la doyenne de l’humanité meurt à 121 ans », « A 110 ans, le dernier poilu de la Grande Guerre Lazare Ponticelli est mort hier » et même « L’anthropologue Claude Lévi-Strauss décède l’année de ses 100 ans »... Noms connus dans la presse nationale ou inconnus dans la presse régionale, la liste était interminable. Mais jusqu’à aujourd’hui il sembla que personne n’avait fait de rapprochement entre tous ces décès qui s’étalaient pourtant sur des décennies.
L’horreur qui le taraudait depuis des mois monta de plusieurs crans. Non seulement il y avait plusieurs tueurs, mais en outre ils agissaient dans l’impunité la plus totale depuis Dieu sait quand. « Et si c’était encore pire ? » se demanda Blanchard. Après cette découverte, comment envisager en effet qu’une telle organisation criminelle fût circonscrite aux frontières de l’Hexagone ? Il élargit alors sa recherche à d’autres pays et son intuition se confirma. Des cas semblables de décès de centenaires avaient été répertoriés aux USA, en Europe de l’ouest, dans les pays scandinaves, en Australie et de façon encore plus intense au Japon où semblait se trouver l’épicentre de l’hécatombe. En revanche, à part quelques morts en Afrique du sud, aucun cas de mort de centenaires n’était à déplorer en Afrique, de même qu’aux Philippines ou en Inde, comme si les assassins avaient délibérément choisi de délaisser les pays les plus pauvres pour se concentrer sur les nations les plus développées.
En enquêteur chevronné et malgré l’aspect fantastique et inédit de cette affaire, Blanchard ne perdit pas le sens des priorités. Avant même de penser au « qui », il fallait définir le « pourquoi ». Le mobile d’un crime était le premier jalon sur le chemin de la vérité. Mais ici, paradoxalement, il avait devant lui tellement de cas et d’histoires différentes qu’il semblait impossible de déceler un dénominateur commun. Certains centenaires étaient morts dans la solitude et la pauvreté, d’autres étaient riches et entourés d’une famille aussi aimante qu’impatiente, il y avait une large majorité de femmes mais impossible de retenir le crime sexuel ou misogyne, car les hommes aussi payaient un lourd tribut à ce massacre. Des milliers de meurtres de centenaires qui se produisaient apparemment depuis au moins un siècle et sur quasiment tous les continents, la tâche était bien au-dessus de ses capacités et il en était parfaitement conscient.
Il sentit qu’il n’avait plus le choix. Au mépris des mises en garde de sa hiérarchie, Blanchard appela Guibert, un journaliste qu’il connaissait depuis vingt ans et en qui il avait toute confiance. Il savait qu’il aurait du mal à le convaincre par téléphone et préféra le faire venir chez lui pour lui déballer toute l’histoire et lui montrer tout ce qu’il avait découvert sur le Net. En quelques minutes Guibert franchit tout le spectre émotionnel, passant de l’amusement à la stupeur en passant par l’incrédulité pour finir sur l’horreur la plus totale. En outre, cette histoire prenait pour lui une tournure très personnelle ; sa grand-mère était morte à 102 ans l’année dernière et il se souvint parfaitement que le médecin avait répondu d’un laconique « c’est comme ça » quand il avait demandé les causes du décès. Ce désintérêt feint du carabin était en fait du fatalisme : les médecins étaient sans doute conscients que les centenaires mourraient tous les uns après les autres mais dans une sorte d’omerta aussi tacite que complice, ils préféraient garder ça pour eux ! L’affaire était sensationnelle, mais ce n’était pas le scoop qui intéressait Guibert. Il était en colère et voulait plus que tout autre chose que la vérité éclate.
Le contenu de son article était morbide mais il ne fut pas très compliqué à rédiger. Il avait des noms, des dates, des photos, des références, et ce dans plusieurs pays et à plusieurs époques, il n’avait même pas besoin de citer Blanchard, au grand soulagement de ce dernier qui avait en toute conscience mis sa carrière en péril en parlant au journaliste. Pour garder l’effet de surprise et éviter que les organisateurs de ce qui était forcément un complot mondial n’entravent la publication du papier, il préféra ne pas interroger de médecin. Dans un premier temps, il exposerait juste les faits, le reste viendrait plus tard. Son article terminé, il se rendit à la rédaction du quotidien Le Monde pour lequel il était un pigiste régulier et apprécié. Quand le rédacteur en chef croisa le regard de Guibert, mélange d’excitation et d’anxiété, il l’emmena directement dans son bureau pour savoir ce qui le mettait dans un état pareil. Sans parler, Guibert inséra une clé USB dans le PC du rédac’ chef, ouvrit le document Word contenant son article et invita d’un geste son interlocuteur à le lire. Rien qu’en regardant la couleur du visage du rédacteur en chef, on pouvait déterminer l’avancée de sa lecture. A la fin des vingt-et-un feuillets, il prit son téléphone et appela le secrétaire de rédaction. « Arrêtez tout ce qui est en cours, j’ai un nouveau papier pour l’édition de demain. »
L’article fit l’effet d’une bombe et, comme on pouvait le craindre, entraîna un vent de panique dans tous les pays concernés. Presque toutes les familles ayant des centenaires se mirent à appeler les autorités pour connaître les mesures qui seraient prises, des milliers de manifestants se rendirent devant les maisons de retraite pour demander la vérité, même certains médecins décidèrent de prendre la parole pour dénoncer le silence contraint dans lequel ils se trouvaient... Devant l’ampleur du scandale, les gouvernements des pays touchés par ce crime de masse se réunirent et prirent la seule solution qui semblait raisonnable : chaque centenaire vivant serait placé à l’écart en confinement dans une pièce sans fenêtre et sans aucun accès de type conduite d’aération ou d’air conditionné. Les portes de ces pièces seraient fermées à double tour avec deux policiers devant chacune d’elle et personne ne serait autorisé à entrer. Ces décisions furent accueillies avec soulagement par toutes les familles qui étaient satisfaites que les choses bougent aussi rapidement.
Chapitre II
Mais hélas cela ne changea rien, bien au contraire. Quarante-huit heures après ce confinement généralisé, on découvrit avec horreur que tous les centenaires confinés étaient morts, là encore sans qu’on ne sut ni comment, ni par qui, ni pourquoi. Et aujourd’hui encore le mystère reste entier.
Epilogue
Fin.