Illittérature:SMS d'une femme en détresse

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« Mon amour. Je n’en peux plus de la situation merdique dans laquelle nous nous trouvons. Je t’aime toujours autant et je ne comprends pas pourquoi nous n’arrivons plus à parler, à rire et à baiser comme avant. Je suis prête à tout pour que ça revienne. Est-ce que tu penses comme moi ? Toutes ces années passées ensemble étaient si merveilleuses, je ne veux pas que ça s’arrête. Aidons-nous, aimons-nous. Ton éternelle Claire. »

Après dix-sept ans de mariage, Antoine n’aurait jamais pensé qu’un SMS de sa femme pourrait encore le bouleverser. Et pourtant depuis qu’il l’avait reçu ce matin alors qu’elle était partie pour son déplacement rituel à Barcelone – toujours ce putain de boulot de responsable export qui l’expédiait de l’autre côté des Pyrénées quasiment chaque semaine –, il se sentait à la fois démuni et plein d’espoir. Oui, leur relation n’avait plus vraiment de sens et ce n’était pas nouveau. Les heures qu’ils passaient ensemble, le soir et les week-ends, étaient multipliées par deux, chacun vivant les siennes de son côté. Les enfants étaient devenus des adolescents et se promenaient tant bien que mal sur le chemin de l’émancipation en gardant bien sur eux les œillères leur évitant de constater la vacuité que représentait le couple de leurs parents.

Les dîners au restaurant comblaient des vides mais la fadeur de leurs conversations déteignait sur les plats. Ils remplaçaient d’ailleurs de plus en plus souvent ces dîners par des sorties au cinéma car pendant la séance, au moins, il était admis de demander à l’autre de se taire. Chaque période de vacances était devenue une angoisse. La maison au bord de la mer avait perdu tout son charme, la plage était une prison à ciel ouvert et l’été dernier les enfants avaient tout fait pour partir avec des copains, pour ne pas assister à ce spectacle si banal d’une famille qui s’étiole.

Mais ce SMS lui avait retourné le cœur. Il était tellement habitué à cette vie qu’il ne s’était même pas demandé si elle pouvait encore évoluer dans l’autre sens. Jamais il n’aurait eu le courage ou même l’idée d’envoyer un tel message à sa femme, un SMS en forme de SOS, ou l’inverse peu importe. Lui, il pensait divorce, rupture, le bonheur d’une solitude retrouvée... il y pensait depuis longtemps d’ailleurs mais n’avait jamais eu le courage d’en parler. Un million de fois, il s’était façonné dans son esprit les phrases qui auraient fait mouche, celles qui auraient naturellement conduit à une séparation pour le bien de tous. Mais les enfants, le crédit sur la maison, ses revenus médiocres et la pension alimentaire le ramenaient tous à la raison et il avait finalement décidé que sa vie serait misérable mais plus tranquille en restant comme ça. La lâcheté ordinaire d’un homme ordinaire.

Mais tout était différent depuis ce SMS. Et si finalement il y avait un espoir ? Depuis combien de temps sa femme ne lui avait-elle pas dit « Je t’aime » ? Il ne se souvenait même plus du son que faisaient ces mots dans ses oreilles. Faire l’amour ? Pouvait-on encore appeler comme ça cette espèce de connexion éphémère qui tenait plus du besoin vital pour soi-même que de l’envie bestiale de l’autre ? Et encore, même cet ersatz sexuel avait disparu depuis des mois. Il s’était même surpris à avoir honte d’apparaître nu devant sa femme alors que, dans leurs premières années, ils avaient passé des jours et des nuits à baiser comme si la survie de l’humanité ne dépendait que d’eux. Et aujourd’hui, elle lui disait qu’elle avait encore envie de lui, il n’en revenait pas.

Il pensa l’appeler mais, en éternel indécis, il ne savait pas quoi lui dire et voulait éviter tout faux-pas. Et puis de toute façon elle était dans son avion à cette heure-là et elle détestait qu’il l’appelle quand elle était en Espagne. Mais elle devait rentrer le soir-même, il se rappelait maintenant qu’elle lui avait dit qu’elle n’avait pas envie de dormir à Barcelone cette fois. Bon sang il aurait dû comprendre ! Elle voulait être avec lui... Alors il eut une idée, une idée merveilleuse – du moins à l’aune de ses capacités en matière d’imagination. Comme souvent, leurs enfants allaient rester dormir chez des copains, c’était l’occasion rêvée. Il téléphona à son patron et prétexta une maladie quelconque pour libérer sa journée. Fier de lui, il établit un plan de bataille, un plan de reconquête.

Il ira au supermarché du coin. Non, ce n’est pas le moment de faire le mesquin. Il se rendra chez le traiteur et achètera des plats raffinés, du foie gras, du saumon, et même des pousses d’asperges pourtant hors de prix en cette saison. Il montrera à sa femme de quoi il était capable. Et du Champagne ! Du vrai, marqué « Reims » dessus et tout. Il ne regardera pas à la dépense. Il sortira leur plus belle nappe, il était à peu près sûr de savoir où elle était rangée. Des bougies, un CD des Nocturnes de Chopin, et surtout, il mettra son plus beau costume, celui qu’il portait le jour de son mariage. Bon peut-être qu’il ne mettra pas la lavallière et le haut-de-forme, mais le reste fera l’affaire. Elle comprendra le message et tout redeviendra comme avant. Ils boiront, ils mangeront, ils riront, ils feront l’amour, ce sera merveilleux, magique, une renaissance maritale.

Et contre toute attente pour un être aussi attentiste, Antoine fit exactement tout ce qu’il avait décidé. Il s’était même renseigné sur les horaires des vols en provenance de Barcelone et comme ils n’habitaient pas loin de l’aéroport, il avait pu calculer quasi à la minute près à quelle heure sa femme passerait le seuil de la maison. Tout était prêt. Lavé, rasé, habillé, Antoine se sentait la perfection incarnée. Il avait retiré la capsule de la bouteille de Champagne pour être fin prêt, que le bruit du bouchon marque leur nouveau départ. Mais elle était en retard. Elle aurait dû être là depuis au moins vingt minutes. N’y tenant plus, il agrippa son téléphone pour l’appeler. Au moment de composer son numéro, il se rendit compte qu’il avait reçu un autre SMS de sa femme.

« Je viens de me rendre compte que je t’avais envoyé un SMS par erreur ce matin. C’est un mal pour un bien. Il était adressé à mon amant, celui que je vois depuis des années toutes les semaines en Espagne, le seul homme que j’aime et avec qui je me sente bien. Nous avons eu des difficultés à cause de ma vie avec toi mais je suis prête à tout pour lui et même à aller vivre là-bas. Les enfants sont au courant depuis longtemps et il est temps que ce merdier s’arrête. Je te quitte, sale connard. Adieu. Claire. »

Et le bouchon sauta.