Vente forcée

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Un mur typique de la période XXe siècle

Les briques de la vie s’empilent les unes sur les autres au rythme inaltérable des jours et des saisons, façonnant le mur qui, lorsqu’on regardera dans le rétroviseur au crépuscule de son existence, soulignera sa banalité intrinsèque et récurrente. Et pourtant. Parfois sur ce mur lisse et froid transpirent quelques aspérités ; des hoquets d’autant plus remarquables qu’ils se démarquent singulièrement du reste. L’amour émergeant, la naissance d’un enfant, un étron d’un seul tenant, la victoire de la France à la Coupe du Monde 1998,… Des instantanéités dont la puissance leur permet de rester vivaces au-delà de leur simple portée temporelle.

Chapitre 1 : L’envie et le besoin

C’est un de ces évènements sporadiques que j’ai vécu samedi dernier. Je m’en souviens comme si c’était hier, je me promenais aux abords du grand Centre Commercial voisin de mon domicile quand tout à coup, je fus pris de l’envie irrépressible de m’acheter un paquet de chewing-gum à la chlorophylle. Je ne saurais dire ce qui avait provoqué cette pulsion aussi soudaine qu’irrépressible ; peut-être le fait que j’adore ça, les chewing-gums à la chlorophylle et que je venais de terminer mon dernier paquet. Allez savoir. N’y tenant plus, j’entrai sans trop y prendre garde au cœur de la masse démesurée de l’hypermarché central autour duquel gravitent enseignes, échoppes, boutiques et consorts, sempiternels rémoras de ce requin-baleine tout entier dédié à l’outre-consommation.

Sans être un habitué des lieux, j’avais eu vent des pratiques commerciales de ces grandes surfaces. Ainsi, il était tacitement établi que certaines denrées de première nécessité, au rang desquelles le chewing-gum à la chlorophylle tenait une place de choix, avaient droit à un emplacement privilégié à l’orée des lignes de caisses enregistreuses, permettant ainsi à tout un chacun de parfaire sa liste de courses en dernier recours au cas improbable où une série de malencontreuses coïncidences eussent entrainé l’oubli du fameux chewing-gum à la chlorophylle.

Sûr de mon fait, je me dirigeai d’un pas assuré vers la ligne de caisse N°19, non pas que ce nombre ait eu une quelconque signification mystique à mes yeux, mais parce que ladite ligne se situait commodément juste à droite de l’entrée du magasin, ce qui selon mes calculs, me permettrait de gagner du temps. Du moins le croyais-je.

Ce cliché évoque assez bien je trouve l'allégorie négative qu'inspire le tapis roulant de la caisse du supermarché où le consommateur n'est en définitive qu'un article comme un autre condamné à errer éternellement sur un chemin sans début et sans fin, mais avec le sourire et en ayant la satisfaction d'avoir perdu quelques calories superflues au final.

Quelle ne fut pas ma surprise en effet, en arrivant aux premiers contreforts du tapis-roulant lui aussi estampillé N°19, de constater l’absence incongrue de la moindre tablette de chewing-gum à la chlorophylle. Je voyais là un amoncellement d’objets aussi divers que des piles AAA, AA voire R14, des magazines de programmes radiotélévisés ornés d’ersatz de chanteuses en quête de gloire fugitive, des bonbons vosgiens aux senteurs herbeuses, des barres chocolatées parfois agrémentées d’une couche de caramel ou de biscuit feuilleté et pour certaines parsemées d’éclats de noisettes, de cartes recharges pour téléphones mobiles, de cartes cadeaux de 10 à 100 € pièce pour je-ne-sais quel usage, de vieux paniers vides et abandonnés où l’on pouvait encore trouver sans même y faire attention une ou deux feuilles de salade flétries ou quelque ticket inusité, des sacs congélation à 1 € dont l’ornement graphique en gros caractères vantait les possibilités infinies de réutilisation et même – à ma grande surprise – une boîte de conserve renfermant hermétiquement du crabe en miettes, item particulièrement décalé dans cet inventaire, mais dont la présence était due, en tout cas le soupçonnais-je, au changement d’avis de dernière minute d’un chaland qui avait sans doute oublié d’acheter de la mayonnaise, seul accompagnement valable reconnu du crabe en miettes.

D'un naturel patient et respectueux de la notion de préséance, je me mis sagement dans la file d’attente N°19 afin de pouvoir interroger au moment opportun l’agente de caisse pseudo-robotisée dont le seul loisir au milieu des milliers de passages quotidiens d’articles devant le lecteur de codes-barres dont elle avait la responsabilité consistait à interpeller périodiquement sa voisine de la caisse N°20 sur le fait que le temps s’était rafraîchi par rapport à la veille et qu’elle ne regrettait pas d’avoir déjà ressorti son gilet en véritable faux cachemire. Personnellement j’estimai le gradient à 2°C, ce qui n’est pas aussi remarquable qu’elle semblait le souligner. Mais j’avais lu quelque part que les femmes ménopausées devenaient plus sensibles que la moyenne aux écarts de température, donc je décidai de ne pas relever.

Par chance, un seul client me précédait. Une cliente en l’occurrence. Elle avait d’ores et déjà chargé une portion de ses victuailles sur le tapis roulant, fière icône de la technologie du négoce, mais une partie non négligeable des articles attendait encore dans le charriot. Je sais qu’on dit généralement Caddie mais la marque à l’origine de ce terme pourtant passé dans le langage courant étant très susceptible quant à son usage, je ne prendrai pas de risques.

N’ayant rien d’autre à faire qu’à attendre mon tour, je me mis à fixer le seul élément du décor n’étant pas sclérosé dans une immobilité désespérante : l’écran de contrôle surmontant la caisse enregistreuse. Je me suis toujours interrogé sur l’utilité de cet appendice électronique à cristaux liquides. Je pense que dans l’esprit des concepteurs, il s’agissait de permettre au client de vérifier l’intitulé et le prix de chacun des articles défilant dans les bras experts de l’agent de caisse, de façon à pouvoir émettre un avis défavorable au cas où l’affichage à la caisse ne correspondrait pas à celui du rayon. Cela part donc d’une bonne intention mais ce concept de base achoppe à mon avis sur deux aspects :

  • Premier point, au rythme où ils défilent, il est humainement impossible de sortir les articles du charriot, les positionner harmonieusement sur le tapis-roulant en amont de la caisse, surveiller l’équilibre inévitablement instable de leurs empilements, récupérer les articles en aval de leur passage sous les feux lasériens du lecteur de codes-barres, les placer dans des sacs en tentant de respecter un semblant de tri entre les produits congelés, les produits frais, les produits de longue conservation et les chaussettes en promotion les 4 paires pour 2€50, placer les sacs dans le charriot, le tout en surveillant scrupuleusement l’écran impassible de la caisse enregistreuse, le tout sous le regard malveillant du client suivant qui saisira la moindre occasion pour se plaindre d’une perte de temps qu’il pourrait imputer à son prédécesseur.
  • Second point, l’espace lexical disponible sur l’écran limite les possibilités de description détaillée des articles vendus. Il faut donc connaître sur le bout des doigts toutes les arcanes des raccourcis, élisions, abréviations, coupes, acronymisations, résumés et limitations de la nomenclature employée, ce qui est hors de portée de la plupart des êtres humains normalement constitués et des ménagères de moins de 50 ans.
Dominant la partie noble de la caisse avec un aplomb désarmant, l'écran de contrôle semblait rire de mon désarroi au fur et à mesure qu'il égrainait les références absconses. Mais j'étais un peu fatigué ce jour-là.

Il n’y a donc pas d’alternative, il faut faire confiance à la technologie. Et me voilà lancé dans la lecture surréaliste d’une succession de termes incompréhensibles dont j’essayais en vain de deviner l’acception :

  • Huil. Lesi. 1L 2€75
  • Mayo. Amor. 1€95
  • St. Hub. M 500g x 2 3€55
  • Magazine Adulte Hot Vidéo Numéro Double Avec son DVD 8€99
  • Chauss. Prom. 4 P 2€50
  • Cap. Durex Bt12. Pte Tail. 4€00
  • Tue Ton Chat. 6€66
  • Chew-Gum. Chlorop. 2€00
  • Etc, etc, etc, 4€99 le lot de 3

Chaque affichage était ponctué d’un bip rassurant. Le mutisme de la caisse face à un article mal étiqueté eut impliqué l’appel à la rescousse d’un vérificateur assermenté, opération chronophage s’il en est, malgré l’ingénieuse paire de patins à roulettes servant de véhicule audit vérificateur et qui accélère de façon significative le processus.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’ensemble des articles passèrent l’examen de la caisse enregistreuse sans coup férir. Plus exceptionnel encore si l’on s’en tient aux statistiques pures en la matière, au moment de payer, la cliente trouva en moins de temps qu’il n’en faut pour lire ce texte son chéquier, un stylo, et deux pièces d’identité différentes mais valides. Intérieurement, je me félicitai d’avoir eu le bon sens d’opter pour la caisse N°19 – bien qu’encore une fois ce choix fut avant tout motivé par l’optimisation de mes déplacements - et je sentais bien que plusieurs paires d’yeux aux caisses N°18 et N°20 me dardaient de rayons jaloux, agrémentés d’une pointe de suspicion due au fait qu’aucun sac, panier, cabas, charriot ni même articles portés à bout de bras ne m’accompagnait.

Ironiquement, je constatai d’ailleurs que la plupart des clients hésitaient à prendre ma suite. Le rituel de la Grande Surface prêche en effet qu’au moment de choisir sa caisse, il faut parvenir à estimer la ligne qui promettra l’attente minimum. Cette estimation prend comme base une série de calculs plus ou moins complexes liés à moult paramètres comme le nombre de personnes dans la file, le volume moyen du contenu de chaque charriot, la présence d’éventuels annexes de stockage d’articles plus ou moins cachées (sacs congélation, enfants ayant décidé de porter lui-même ses bonbons,…), l’âge des clients, les modes de paiement proposés, le fait de se retrouver dans une ligne prioritaire qui entraîne le risque de devoir laisser passer au dernier moment une femme enceinte ou un pauvre hère en fauteuil roulant, l’expérience supposée de l’agent de caisse, la spécificité de certains articles complexes notamment ceux concernant des promotions exceptionnelles dont l’écho n’est pas parvenu jusqu’à la caissière et j’en oublie certainement. Et là, personne n’osait se mettre derrière moi parce que contrairement à la tradition JE N’AVAIS AUCUN ARTICLE EN MAIN !

Sur ces entrefaites ma cliente d’élite finit par déguerpir et je me retrouvai enfin avec la possibilité d’interagir d’homme à homme avec la caissière.

Je ne l'appris que plus tard, mais Josiane était issue d'un milieu modeste et son regard en disait long sur ce qu'elle pensait de l'absence de chewing-gum à la chlorophylle à sa caisse.

Afin d’instaurer un climat de confiance pour l’inciter à accéder le plus rapidement possible à ma requête, je jetai un coup d’œil rapide et expert au badge ornant sa poitrine gauche et sur lequel était gravé telle une eau-forte l’inscription que je décidai d’interpréter faute de mieux comme son prénom : Josiane.

— Bonjour Josiane !, m’exclamai-je

Le ton se voulait rassurant mais ma fébrilité face à l’aspect précaire de la situation me fit terminer mon interjection par un falsetto peu à propos. Avec des conséquences aussi fâcheuses qu'immédiates.

— Mais monsieur, je ne vous permets pas ! Vous pourriez me montrer un peu plus de respect. Comment osez-vous m’appeler par mon prénom alors qu’on ne se connaît pas ?
— Mais… L’étiquette… Je croyais…
— Vous croivez rien du tout ! Et où qui sont vos articles ?

Par chance, elle semblait abandonner la lutte en réorientant le dialogue vers un domaine de sa compétence, ce qui dénotait toutefois des compétences soit innées, soit acquises sans doute à la lecture de « l’Art de la Guerre » de Félix Potin.

— Eh bien justement Josi… Mademoiselle, je voudrais acheter des chewing-gums à la chlorophylle et je n’en ai pas trouvé à votre caisse donc je me demandais si cet article ne se faisait plus.
— Confiseries et friandises, allée 5. Suivant !

L’échange fut beaucoup plus bref que je ne l’avais anticipé. Je ne pensais franchement pas parvenir à la faire avouer aussi rapidement et du coup, les nombreux contre-arguments qui devaient me servir de répliques verbales lors de notre joute à couteaux tirés furent vains. Tant pis, ne perdons pas de temps. Fort du précieux sésame, je décidai donc de me mettre en route vers ce que j’espérais être la dernière étape de cette chasse au Graal chlorophyllé.

Chapitre 2 : En route !

En prenant comme axiome le fait que le sol de l'hypermarché peut être comparé de façon topographique à un échiquier, le début de mon périple correspond à l'ouverture Réti, du nom du grand maître hongrois Richard Réti (1889-1929), et qui s'obtient par la suite de coups 1.e4 c6 2.d4 d5 3.e5 Ff5 4.Cf3 e6 5.Fe2 Cd7 6.0-0 h6 7.Cbd2 Ce7. À ce stade, sachant que je représente le cavalier de l'aile dame du camp blanc, le passage de la caisse N°19 à l'allée N°5 correspond au coup 8.Cb3 et les blancs possèdent un petit avantage de développement sur l'aile dame, et surtout gagne un tempo en ayant d'ores et déjà roqué, contrairement à leur adversaire dont le fou de cases noires est par ailleurs bien entravé.

Fruit d’études poussées mettant en jeu des abstractions mathématiques complexes telles que le séquençage numéral croissant de 1 en 1 des entiers positifs du sous-groupe [1-12] appartenant au groupe des entiers positifs de 1 à l’infini, l’ordonnancement des allées suivait avec une logique implacable un modèle topographique dont l’optimisation était à ce point maîtrisée qu’elle en devenait inéluctable. Si l’on voulait vulgariser à l’extrême l’agencement scientifique de l’hypermarché, il faudrait le considérer comme un échiquier de 12 colonnes correspondant chacune à une allée. Après avoir fait cette constatation, je décidai de m’imprégner mentalement de l’image en projection planisphérique du plan des lieux en attribuant à chaque allée numérotée de 1 à 12 un numéro allant de 1 à 12.

Je parvins à établir assez rapidement que la caisse N°19 que j’avais choisie pour gagner du temps et près de laquelle je me trouvais maintenant depuis 43 minutes se situait exactement dans l’axe de l’allée N°3. Je bénis encore la providence d’avoir fait surmonter cette allée d’un gigantesque panonceau portant l’inscription « Allée N°3 » en lettres de feu, me permettant de corroborer ma thèse. D’après mes calculs, il me faudrait franchir la moitié de la largeur de cette allée N°3, la totalité de l’allée N°4 (en largeur) avant de parvenir à virer de bord pour entrer dans l’allée N°5 où selon des sources généralement bien informées devait se trouver mon précieux paquet de chewing-gum à la chlorophylle. Restait une inconnue : faillait-il que j’entame mon périple en partant vers la gauche ou vers la droite ? Je dois avouer qu’à ce stade j’ai préféré m’en remettre à la logique plutôt qu’à l’instinct qui pourtant m’avait jusque là bien servi. En mon for intérieur, j’analysai qu’il n’y avait aucune raison pour que l’ordre croissant des lignes de caisse ne suive pas celui des allées. Or, grâce à mon expérience passée, j’avais pu repérer la caisse N°20 située à la gauche de la caisse N°19. Je décidai donc de partir dans cette même direction. Et à mon grand soulagement, après plusieurs secondes d’angoisse, mes prédictions furent accomplies : accroché au plafond par deux câbles en acier torsadé encadré par les caméras de télésurveillance jaugeant par procuration l’honnêteté des chalands et les haut-parleurs permettant à tout un chacun d’être averti en temps réel que pour l’achat de 12 boîtes de barquettes « 3 Chatons » à l’abricot la 13ème était à 50%, un autre panonceau, jumeau de celui arborant l’inscription « Allée N°3 », marquait du sceau indélébile de l’aide interactive au client déboussolé l’apex de l’« Allée N°4 » tant convoitée.

Mais cette désormais célèbre « Allée N°4 » n’était qu’un simple jalon et malgré mon enthousiasme bien légitime, il me fallait continuer sans prendre le temps de fêter ce premier succès en dansant une gigue haletante avec une cliente choisie au hasard. D’autant que la dernière fois, le vigile m’avait clairement fait comprendre à grand renfort de gaz lacrymogène que ce comportement était considéré comme déplacé.

Je continuai donc puisqu’il était trop tard pour faire demi-tour et trop tôt pour craindre une fermeture des portes du magasin, même anticipée. L’« Allée N°5 » se profilant à l’horizon, je commençai à décélérer. Dans ce temple du commerce, toutes sortes de produits se négocient, y compris dans le cas qui nous occupe un virage à droite. Je choisis de passer non pas par la corde de peur de heurter la pyramide instable de triples paquets cellophanés de Prince goûts choco et vanille mélangés miam-miam le plaisir du goûter à 3 € 99 en promotion « tête de gondole » mais d’élargir ma courbe pour entrer dans l’ « Allée N°5 » de façon optimale, à mi-distance entre les cloisons droite et gauche pour être certain de ne rater aucun des articles à vue, sachant que parmi ceux-ci se trouvait quelque part le paquet de chewing-gum à la chlorophylle de mes rêves.

Comme dans les films d’aventures où le héros en proie à un environnement hostile parvient toujours in extremis à ramasser son chapeau au moment où une énorme porte en pierre de taille s’apprête à le ratatiner tel un vulgaire cake aux olives, la chance me sourit encore. Alors que je m’attendais à devoir encore parcourir plusieurs centaines de centimètres, je découvris stupéfait que le rayon des chewing-gums était tout bonnement le premier dans l’ « Allée N°5 », en tout cas si on prend comme point d’origine le côté adjacents aux lignes de caisse. Si on se place dans une perspective où l’origine est le rayon charcuterie de l’hypermarché, c’est l’inverse. Mais ça n’aurait pas de sens.

Plus surprenant encore, la catégorie spécifique des chewing-gums à la chlorophylle s’étalait de tout son long exactement dans l’axe de mon regard, comme si le chef de rayon à qui incombait la responsabilité de positionner le plus harmonieusement possible les articles sur les présentoirs avait anticipé par je ne sais quel miracle télépathique mon arrivée et connaissait par cœur la toise entre mes yeux et mes pieds, sachant qu’en plus j’avais mis des chaussures avec des talons de 1,8 centimètre d’épaisseur environ. Après toutes les péripéties nécessaires pour un arriver là, et dont j’ai préféré vous épargner les détails, c’était un véritable soulagement que de constater qu’il me restait encore assez de karma positif dans la besace.

Chapitre 3 : un affrontement

En cet instant solennel, rien ne semblait devoir troubler ma quête.

Je m’apprêtai donc à tendre le bras pour saisir le paquet de chewing-gums à la chlorophylle de ma marque favorite quand tout à coup je sentis confusément qu’un regard pesait sur moi, ce qui est une figure de style car au dernier recensement scientifique en la matière, il a été démontré par A+B que la masse d’un regard était négligeable dans tout référentiel donné. Mais je n’eus pas le temps de considérer plus avant une réforme de cette théorie éprouvée, car déjà je me retournai pour vérifier de visu l’origine de ce frisson mélange de crainte et de curiosité qui m’envahissait la nuque déferlant sur mes poils telle les vagues en rouleaux sur les coraux en camaïeu de rouges de la Grande Barrière australienne.

Bien que n’ayant aucune idée précise de ce que je m’attendais à découvrir, je fus surpris par l’allure générale de mon Adversaire. Contrairement à ce que j’avais lu dans de nombreux ouvrages relatifs aux luttes éternelles entre l’Homme et les entités mythologiques, il ne faisait pas 12 pieds de haut et ne portait pas sur ses épaules la voute céleste ni ne poussait sempiternellement au sommet d’une colline un rocher sphérique facétieusement repositionné tous les matins à son emplacement d’origine. En réalité, il mesurait quelques centimètres de moins que moi et portait une casquette rouge et une sorte de gilet sans manche dont la couleur criarde n’était pas sans rappeler la signalétique employée par le magasin même où je me trouvais, coordination chromatique d’autant plus accentuée qu’au milieu dudit gilet se trouvait dessiné le logo du magasin en question.

L’Homme : Peut-être puis-je vous aider, monsieur ?

Tout le monde connaît la fameuse énigme du Sphinx : « qu’est-ce qui est vert et qui monte et qui descend ? » et seul le voyageur éclairé peut y répondre pour traverser le pont de la destinée enjambant la rivière de la malédiction. Aussi je fus pris au dépourvu en constatant que l’Homme avait su réinventer ce dialogue immémorial. Ma répartie arriva tel un réflexe salvateur. Si j’avais pu réfléchir, j’eus sans doute flanché et répondu à côté.

L'Homme disparut aussi soudainement qu'il était apparu.
— Non merci, j’ai trouvé ce que je voulais.
— Parfait, bonne journée, monsieur
— Pareillement.

Et il s’évanouit dans la nature, aussi soudainement qu’il était venu.

Chapitre 4 : Le Grand Retour

Cette fois plus d’entrave. Je pouvais enfin saisir dans le creux de ma main droite le paquet de chewing-gums à la chlorophylle. Dans un geste à la fois chevaleresque et prévisionnel, je décidai en dernier recours de jeter mon dévolu sur un lot de cinq paquets, craignant que ma pusillanimité à ce stade ne risquât de m’entraîner dans de nouvelles aventures plus précocement que la décence et la qualité de mes artères ne l’auraient nécessité.

Il ne me restait donc plus qu’à revenir sur mes pas. Oui, je sais ce que vous pensez. Et j’avoue que moi aussi, à ce moment de l’histoire, la nostalgie me prit et je fus séduit par à l’idée de revoir Josiane, le cerbère en chef de la caisse N°19. D’autant que cet objectif avait le double avantage de me permettre de lui prouver que l’appui qu’elle m’avait apporté ne fut pas vain puisque grâce aux connaissances qu’elle avait bien voulu partager avec moi, j’étais parvenu à accomplir ma quête et qu'en outre, je connaissais le chemin puisque je venais de le faire dans l’autre sens. Je dois admettre d’ailleurs en toute modestie que ma mémoire semblait particulièrement aiguisée ce jour-là car je parvins à revenir à l’orée de la caisse N°19 dans regarder une seule fois les panonceaux propres à chaque allée ni même me poser de question au moment de tourner vers la gauche en sortant de l’ « Allée N°5 ».

Et là, tel le héros de légende triomphant de mille maux, pièges, chausse-trapes, turpitudes, imprévus et aléas, je brandis mon trophée bien haut dans les cieux de l’hypermarché, sous les hourras et vivats somme toute assez contenus d’une foule dont le silence marquait la solennité de l’instant comme un instantané figé pour l’éternité sur le nitrate d’argent de la pellicule de la vie du Centre Commercial « Les Arcades » de Jamblin-sur-Loire (Puy-de-Dôme).

Chapitre 5 : Sic transit gloria chewing-gum

Yes.

Comme si le vent de ma victoire avait soufflé sur les foules, écartant les âmes errantes telles la mer Rouge sous les injonctions de Moïse face à la menace Pharaon, il n’y avait aucun client pour me précéder à la caisse. Toute la surface du tapis roulant, pour l’heure encore figé dans une attente insupportable, encore moite du jus de poire qui s’était malencontreusement échappé du sac en plastic de quelque chaland, était à ma disposition. Je choisis donc pour positionner mon quintuple paquet de chewing-gums à la chlorophylle un emplacement que je jaugeai idéal, pas trop près de la caissière pour lui laisser le loisir de participer partiellement à mon triomphe en actionnant à dessein l’interrupteur de son tapis roulant, mais pas trop loin non plus pour éviter que trop de gloire ne rejaillisse sur une protagoniste au final assez anecdotique de cette épopée, qui ne dut sa célébrité qu’au fait de s’être retrouvée par le hasard d’un tirage au sort matinal responsable de la caisse que j’avais choisie pour faire mes emplettes.

Et là, le moment que j’attendais, l’apogée, le climax, l’orgasme, le point G arriva enfin. Elle prit dans ses mains calleuses mon trophée, le tint quelques secondes comme en impesanteur, et le plaça d’un geste sûr car maintes fois réitérés devant la plaque vitrée d’où émanait le faisceau lumineux, seul élément apte à lire le code-barres afférant à mon article pour m’en attribuer la paternité définitive.

Le public retenait son souffle. Un silence de mort régnait. Non, plus rien ne pouvait arriver. Pas maintenant. Que les Dieux m’en soient témoins. Et puis...

Dans un festival de sons et lumières auprès duquel les Grandes Eaux de Versailles auraient fait figure de tuyau crevé, le Message de Confirmation arriva enfin :

  • Bip ! Chew. Chlor. Lot de 5 – 4 € 99
Josiane : Espèces ou Carte Bleue ?
Héros : Voilà 5 €, gardez tout, pour votre peine
Josiane : Trouduc

Épilogue

Cette fois l’aventure touchait à sa fin. Dans une sorte de torpeur due à l’effet combiné de l’achèvement de mon odyssée et au bonheur d’enfin sentir dans ma bouche le goût désormais quasi-oublié de la chlorophylle, je sortis de l’hypermarché, me remémorant chaque instant, chaque rencontre, chaque peur, chaque étiquette de promotion. Puis n’y tenant plus, j’arrachai avec les dents le plastic entourant les cinq paquets, j’en choisis un au hasard que j’ouvris fébrilement, j’en extirpai une tablette caparaçonnée dans son écrin d’aluminium que j’écartai d’un geste respectueux et, admirant les reflets gris-vert inimitables que la chlorophylle imprimait à la pâte à mâcher, je mis la tablette dans ma bouche, tout en sachant que la première morsure en libèrerait d’emblée 90% de l’arôme et que cette sensation fugace ne pourrait pas se représenter avant longtemps.

Jean-René : Ok Thomas, c’est pas mal mais par contre, tu as oublié de citer la marque du chewing-gum
Séverine : Ouais, et en plus, je ne suis pas sûr qu’on pourra faire tenir tout ça dans un spot de 12 secondes.
Antoine : Et tu tiens vraiment à ce que la caissière s’appelle Josiane ? C'est pas trop glamour comme prénom.
Thomas : Bon, d’accord, j’ai compris. Alors on repart plutôt sur l’idée de Daniel avec le slogan « Fraîcheur de vivre, Hollywood chewing-gum » et le visuel des gonzesses à moitié à poil ?


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