Dans la peau de Frédéric Beigbeder
A peine le temps de me dé-démaquiller et l’émission Le Grand Journal commence. Je m’enfile une bonne rasade de Badoit, réajuste mon faux-ventre en plastique et cours me vautrer sur les marches. Je sais que j’en fais toujours trop, mais c’est pour mon public.
20 h 30
Ambiance deux verres. Faut avoir l’air : gueule de bois sur le retour, donner l’illusion d’un réveil à 15 heures et faire comme si j’en étais à mon deuxième Martini. Ça peut le faire. Ça doit le faire. Ce soir, réception sur le plateau de l’écrivain américain Bret Easton Ellis. Si j’ai pas l’air un peu défoncé devant le chantre de la coke et du Valium, autant dire que ma réputation est foutue.
Le public de l’émission est enjoué, comme d’habitude. Ils ont l’habitude de me voir parler avec ce petit air de dandy éméché, il ne faut surtout pas leur laisser penser que je suis à jeun. En tant que chroniqueur littéraire et écrivain de la télévision, l’important est d’entretenir l’illusion du strass et des paillettes. Et de l’alcool. Surtout, surtout, faire croire à M. Tout-le-monde qu’à chaque fois qu’il s’enfile une rasade de whisky, ça le rapproche de l’univers littéraire de St Germain des Prés.
Les autres journalistes font leur show : Jean-Michel fait comme s’il s’y connaissait en politique, Tania en musique et Laurent en cinéma. La littérature c’est mon rayon à moi. Et qui dit écrivain, dit Bukowski, dit Burroughs, dit ivrognerie et baise à gogo. Henry Miller : alcoolique et baiseur. Françoise Sagan : alcoolique et baiseuse. Frédéric Beigbeder :... mon Dieu, si seulement les rumeurs pouvaient continuer de me traiter d'alcoolique toxicomane, je vendrais peut-être encore plus de livres !
Putain : Bret Easton Ellis. Il vient pour la sortie de son dernier livre, Schizodiazepam, que je n’ai pas encore lu. D’ailleurs quand ce sera fait, ça me donnera peut-être de l’inspiration pour mon prochain bouquin, j’ai bien écrit 99 francs juste après avoir fini American Psycho.
Nom de Dieu, je dois lui poser des questions et je n’ai même pas les yeux rouges ou l’haleine chargée. Il va tout de suite voir que je ne suis pas bourré : vite, je me frotte les yeux en douce avec du sable, l’illusion est parfaite. Pour l’haleine, je me fais discrétos un bain de bouche Colgate : une telle odeur de menthol ne peut qu’être suspecte. Maintenant, je démarre l’interview mais il ne faut pas que j’en fasse trop.
22 h 00
L’interview s'est passé de façon admirable. Ellis a insisté pour qu’on se boive une margarita dans les loges : j’ai discrètement vidé le contenu dans une plante verte appartenant à Ariane Massenet.
Logiquement, à ce stade de la soirée, on va dîner, moi et quelques potes artistes, dans un petit restau rue de Lille en se bourrant la gueule gentiment. Je surjoue le mec un peu pompette avec mes amis Jan Kounen et Jonathan Lambert, ils ne remarquent rien, pas même le paparazzi de Voici qui prend des photos de moi en train de m’enfiler une bouteille de champ. Parfait.
Je ne suis pas peu fier du système que j’ai mis en place pour descendre des quantités d’alcool phénoménales au restaurant. Avant de m’asseoir, je branche un tuyau en plastique de couleur chair très près de ma bouche, et quand je bois, le liquide est aspiré par ce tuyau relié à ma fausse bedaine de bière en plastique fixée sous ma chemise. La fausse bedaine – vrai réservoir – peut ensuite être vidée ponctuellement, par exemple lorsque je vais aux toilettes pour faire semblant de pisser.
Bien sûr, j’utilise aussi ce système pour faire semblant de sniffer de la coke : la poudre est aspirée par un tuyau relié à une narine, et va garnir des sachets en plastique installés dans la doublure de ma veste. Le seul problème, c’est qu’il arrive qu’il y ait des ratés et que le système d’aspiration s’inverse. Concernant l’alcool, je prétends que je vomis quand mon tuyau recrache son liquide, ce qui est parfois bien utile, mais j’ai toujours du mal à justifier le fait que j’éternue de la coke. Peu importe, cela entretient ma réputation.
3 h 00
Arrivée aux Bains Douches : je suis complètement crevé. Vivement lundi, que je puisse enfin vivre une journée normale, en mangeant une petite quiche lorraine devant Questions pour un Champion avant d’aller me coucher.
On est pas censés danser en boîte, simplement picoler en attendant que des créatures de rêve de 19 ans viennent se frotter à nous. Jonathan Lambert a du succès, mais moi je rame – en même temps je n’ai pas vraiment envie de faire du sexe insensé toute la nuit quand je pourrais finir la grille de Sudoku qui m’attend patiemment à la maison. Pas de bol, une magnifique beauté se dirige vers moi avec un décolleté affriolant et un cocktail Tequila Gin Vodka. Je l’accepte avec le sourire, le temps de le refiler en douce à Lolita Pille qui enchaîne les verres depuis une demi-heure.
La jolie fille s’appelle Irena, elle veut à tout prix me faire lire ses nouvelles pour que je la publie et pour cela je dois passer chez elle dès maintenant. Comme je n’ai absolument aucune envie de me taper une sublime déesse de 19 ans complètement lubrique, j’exagère mon état d’ivresse et inverse mon système d’aspiration d’alcool : le liquide est propulsé vers sa poitrine et tout le monde croit que j’ai vomi dans son décolleté, elle se tire vexée, et un photographe de Paris Match a une nouvelle anecdote à raconter pour perpétuer ma légende.
6 h 00
Marre de ces cadences infernales. J’ai fini ma journée de dingue et je peux enfin rentrer chez moi pour dormir un peu. Tout le monde me prend pour un poivrot et un artiste décalé, c’est parfait, mon fonds de commerce est toujours en place.
J’arrive à la maison et j’ôte ma fausse bedaine en plastique. Je me démaquille puis vais me coucher auprès de mon épouse, Martine, qui a le même âge que moi (45 ans) et qui contrairement aux écervelées que l’on croise en boîte, est calme et pondérée. C’est quand même la mère de mes deux enfants, Anthony et Sophie, alors je ne vais pas la tromper avec le premier joli minois venu.
11 h 00
Je n’ai pas dormi beaucoup mais le sommeil a été réparateur. Je prends une bonne douche mais je fais bien attention à ne pas me raser : j’ai une interview au Flore ce soir avec Michel Houellebecq, qui me prend pour un noceur dégénéré et je ne tiens pas à ce qu’il change d’opinion.
Martine m’a fait du bon café comme je l’aime, je lui fais un bécot sur la joue et puis on regarde ensemble un enregistrement d'Amour Gloire et Beauté. Comme j’aime ces moments de détente en couple, quand je chausse mes charentaises et que je bois une bonne tisane devant la télé avec ma mémère d’amour à mes côtés.
Ensuite je fais une demi-heure de vélo d’appartement pendant que Martine utilise son Sport-Elec devant Attention à la Marche, et puis nous déjeunons : une bonne potée à la saucisse accompagnée d’un verre de Contrex.
15 h 00
Une grosse après-midi m’attend : je dois passer l’aspirateur dans le salon et faire l’argenterie car Moumoune, ma belle-mère, nous rend visite bientôt. Avec un peu de chance, j’aurais ma semaine de congés payés en Août, comme cela on pourra aller à Berck pendant son absence et profiter de son appartement en bord de mer. Je peste un peu en passant l’aspirateur, car Fifi notre caniche a mis des poils partout.
Enfin je me prépare à aller travailler : faux-ventre en plastique, cernes en mascara, et une gousse d’ail pour l’haleine – je suis prêt à justifier mon salaire en passant pour un pochetron, alors que je n’ai jamais bu une goutte d’alcool et que j’en déteste ne serait-ce que l’odeur, mais que voulez-vous, écrivain alcoolique c’est un métier…
J’ai quand même hâte d’être à demain pour mettre les pieds sous la table et me taper un bon paquet de Fritelles devant Des Chiffres et des Lettres avec Martine !
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