Nosologie
Tout petit déjà, je me suis passionné pour les nez. Cela tient, à ce que l'on m'a par la suite narré, aux circonstances particulières de ma naissance.
Peu après celle-ci, par un mois d'octobre si pluvieux et venteux qu'il en congestionnait les sinus de tous mes nouveaux camarades en ce pays depuis déjà plusieurs années, on s'attroupait autour de mon berceau. Chacun allait de son petit commentaire, louait le travail de la mère et son goût exquis ; il est vrai que j'avais alors belle allure, avec mes poumons vigoureux, mon teint rose à en faire pâlir un éléphant, mes petits membres potelés qui laissaient déjà présager d'une santé heureuse et d'une sagesse fortunée ; mais l'on s'extasiait surtout devant mon nez, puissant appendice s'il en fut, qui s'élevait de ma face avec une fraîcheur fripée, tel un majestueux pinacle, et surplombait distraitement l'intérêt de l'assemblée.
« Ah! » disait ma tante, un mouchoir à la main. « Voilà qui, plus tard, fera tourner la tête de ces demoiselles ; croyez-moi, rien de tel qu'un vaste attribut pour promptement amener le rouge à leurs joues! »
« Oh! » renchérit mon grand-père en tirant sur sa pipe. « Ce n'est pas tant de ce côté-là que je verrais son affaire! Avec un tel avantage, un flair si développé, soyez certain qu'il fera un négociant de commerce accompli, un véritable courtier d'assurances! »
« Permettez que je vous réconcilie tous deux », intervint mon frère aîné, un enfant frivole, et peu jaloux malgré ma supériorité précoce ; « en affirmant qu'il saura exceller dans cette discipline noble et certes profondément méritoire, qu'est la chasse aux bécasses. Voyez son air haut et son teint innocent : pour sûr qu'il saura, avec ce solide appeau, attirer l'oiseau jusque devant son nez! Ah! Que vous êtes adroite, ma mère, d'avoir offert un tel talent à la famille! »"
Et tout le monde riait, s'agglutinait et poussait des cris d'admiration devant ma destinée, que chacun arrangeait à son goût et imaginait au moins aussi grandiose que la sienne propre ; il ne devait pas surprendre, après tout, au milieu de tant de grandes existences, que naquît un jour un enfant portant sur la face le signe incontestable de sa filiation.
Il est un événement, certes anodin, mais qui ne contribua pas peu à mon succès. Chacun était assis, attablé, ou paressait dans un lourd fauteuil ; quand arriva soudain Mr Y. Smith, un ami de la famille, que nous avions invité à prendre un thé. Il parcourut l'assemblée du regard et, à la vue de mon petit être pelotonné sous ses ouvertures, dardant le nez hors du duvet comme un périscope, s'approcha et tira dessus d'un coup sec.
Tout le monde fut horrifié ; lui, penaud après son aventure, tentait piteusement de se justifier :
"« Mais », balbutia-t-il au milieu de mes cris de douleur, « je pensais que c'était un faux... Vous savez, c'est assez dans le vent en ce moment... »"
Le cuistre fut prestement éconduit, et présenta plus tard ses excuses ; mais je devais garder comme souvenir de sa méprise une légère torsion de l'appendice nasal. Cela, du reste, fut tout à mon honneur, et l'on n'eut de cesse de me complimenter sur le nouveau tour que l'organe tant estimé donnait à ma personne ; je ne me trouvai pas lésé, car aucun nez n'a une longueur véritable, s'il n'est personne pour estimer qu'il en soit réellement dépourvu.
Les années s'égrenèrent dans un joyeux tumulte ; j'étais un petit garçon plutôt sage, et point turbulent, même s'il arrivait parfois que je me laissasse entraîner dans les friponneries de mes aînés, où je tenais toujours le beau rôle, il faut bien le dire. Ainsi nous passâmes, une fois, en trombe devant le nez du prêtre et, le nôtre au vent, versâmes l'eau du bénitier en plein sur celui de la tante. Comment eussent-ils pu seuls mettre en œuvre une scène qui se rapportait si évidemment et dans ses moindres détail à mon appendice, dont chacun reconnaissait déjà l'ampleur et la malicieuse gravité? Je le confesse, j'ai parfois été tenté d'abuser de mon pouvoir sur ma fratrie moins fortunée ; mais heureusement pour l'orgueil de mes semblables, je n'étais pas d'un naturel ambitieux, car dans le cas contraire il est manifeste qu'à l'heure actuelle, c'est le monde que j'aurais à mes pieds.
Que dire de plus, si ce n'est que ma formation précoce et les fières certitudes de ma famille conditionnèrent aimablement ma vocation? C'est ainsi que, par un matin d'automne semblable à celui où j'avais vu le jour, j'entretins mon père de mes aspirations nasales. Il se montra un brin contrarié, mais céda rapidement, dans sa hâte de me sentir indépendant, et de me voir aussitôt gagner mon cachet officiel quant à l'ambassade de la maisonnée. Et ainsi je pus, enfin, m'adonner d'un cœur joyeux à l'entreprise qui m'avait toujours paru, entre toutes, la plus sincèrement honorable, la plus délicatement séduisante, la plus digne de mon auguste attrait :
La Nosologie.
Qu'est-ce que la nosologie ? Vous demandez-vous. Eh bien, comme il m'a peut-être déjà été donné de vous l'apprendre[1], c'est l'étude des nez. Mais encore ? Ajoutez-vous, tout frétillant dans votre
avidité de savoir pur. Eh bien, c'est la manière dont les nez diffèrent l'un de l'autre ; comment dans tout un jeu la peau, l'os et les cartilages parviennent, par leur combinaison subtile et leur complétion mutuelle, à la perfection esthétique ou à la plus abjecte des contrefaçons ; comment le port d'un simple nez donne la prestance nécessaire[2] pour gouverner un empire ou, au contraire, mène sans issue possible à une pauvre et honteuse servitude.
Voilà tout ce que peut faire cette discipline ; mais elle peut également[3] être une aide précieuse à l'artiste suffisamment courageux pour pencher le nez sur ses mécaniques abondantes et ses complexes rouages. Combien de sculptures angéliques ont-elles été défigurées par méconnaissance de la nosologie ! Combien d'esquisses rageusement abandonnées, de coups de pinceau malheureux, de portraits ratés, eussent pu être évitées par la simple observation des règles fondamentales de la seule véritable science !
En vérité, je vous le dis : tout un tas. Voyez comme je n'ai pas peur des mots.
Pour prévenir de semblables erreurs, et pour combler votre légitime curiosité qui doit, selon toute probabilités, commencer à s'agiter telle une anguille hors de l'eau cherchant frénétiquement à rejoindre la rivière de la connaissance, je me dois de présenter, même succinctement, certains aspects principaux de la nosologie.
De l'intérêt de la nosologie dans la classification et la hiérarchisation des espèces animales[4]
Ce résultat, le premier auquel je suis parvenu dans la course audacieusement céleste qui m'amena aux sommets, repose sur un constat simple. Voici : dans l'immense marée que représente la gent eucaryote, beaucoup de taxons ne possèdent pas de nez. Il fallait bien une clairvoyance aussi développée que la mienne pour remarquer ce subtil détail qui avait jusque-là échappé à mes semblables. Ainsi, par exemple, la plupart des vertébrés tels que le crabe, le goujon, l'escargot ou la libellule[5] sont remarquablement dépourvus de tout ce qui pourrait s'apparenter à l'organe royal. Les seules créatures pouvant prétendre à cette distinction sont certains primates, les chauves-souris, quelques rongeurs et, bien sûr, l'Homme.
On constate en général que, plus l'espèce est développée, plus son influence sur la sphère vivante est étendue et fermement entérinée, plus l'impérial appendice est présent et marqué sur sa face. Sans prendre en compte l' odorat, qui semble n'avoir pas grande influence sur la capacité à disserter sur la morale et l'existence ou, disons, à forer un puits de pétrole, nous pouvons établir, par l'énumération, le classement suivant - ordonné de la plus méprisable créature à la consécration créatrice ; les derniers nommés pouvant, selon toute vraisemblance, confiner au divin.
En premier lieu les bactéries et les amibes ; puis viennent les méduses et les mollusques, tels que la limace ou Insérer ici le nom ; suivent ensuite les insectes, pourvus d'un ersatz de nez par le truchement d'antennes, et leurs confrères malhabiles les crustacés ; alors
seulement s'imposent poissons, reptiles et autres lémuriens, simple prélude aux primates supérieurs que sont l'Homme, le nasique, et, bien sûr et suivant toute logique, votre serviteur.
Cela établi, on ne peut qu'être conquis par la perfection pyramidale de l'organisation vivante. Cependant, on aura aussi le bon goût de s'étonner du fait qu'un organe en apparence si banal pût déterminer à ce point de la succession génétique et prît une place prépondérante dans la sélection de tant de formes de vie. Comment le nez s'y prend-il pour tromper ainsi son monde ? Face à cette question, je dus m'en remettre au jugement du plus grand spécialiste connu en la matière : moi.
J'ai méthodiquement, pendant plusieurs années, collecté et disséqué les appendices de plusieurs espèces. Après ablation, et ayant remis en liberté les porteurs dans leur milieu naturel, je pus noter que leur espéran
ce de vie était considérablement réduite : sinusite chronique, écoulement de sang, rhume du cerveau, auto-dépréciation, pourriture du masque facial, exclusion sociale, voire manque de succès auprès des partenaire sexuels... Les maux dont ils souffrirent furent nombreux, mais, cent fois hélas, tenu par mon devoir scientifique, je ne pus me résoudre à abréger leurs souffrances et menai l'expérience à son fatal terme[6].
Il était donc clair que le nez investissait son porteur d'un net avantage sur ses congénères. Mais comment diable s'y prenait-il?
L'apport de la nosologie dans les domaines de la théorie des ondes et de la propagation électromagnétique
Alors que mes recherches piétinaient et que la communauté scientifique commençait de m'adresser d'intolérables pied-de-nez, je fus invité à un séminaire où devaient se retrouver certains de mes plus brillants confrères. Cependant que l'on se dispersait dans l'assemblée après une conférence (que je jugeai pour ma part aussi pompeuse qu'inepte) sur les implications de la théorie des cordes sur la structure méta-bourgeonnante de l'espace-temps, je m'égarai dans les salons de démonstration, où plusieurs hommes en blouse s'affairaient, encerclés par l'admiration du public, autour d'une pile voltaïque équipée d'un émetteur radio et de nombreux fils et excroissances diverses. Malgré ma répugnance - et peut-être poussé par une malsaine curiosité quant à l'indigence intellectuelle de mes malheureux homologues - je m'en approchai suffisamment près pour qu'une des antennes s'en vînt chatouiller mon glorieux organe.
Mal m'en prit : aussitôt pris d'une quinte d'éternuements, j'aspergeai le montage d'un généreux étalage de mucus. Il va
sans dire qu'en rage, je me dégageai immédiatement de la foule qui m'accablait de regards furieux et me retrouvai promptement à l'autre extrémité, songeant anxieusement à ces gratte-papier dont la seule affaire dans la vie était de gêner la respiration des honnêtes gens avec des machines improbables. Il était clair que cette installation avait pour unique but d'attenter à la sérénité olfactive de leurs semblables mieux pourvus qu'eux...
C'est alors que la vérité me frappa : j'avais été victime d'un odieux complot, certes, mais il était incontestable que mon éternuement providentiel eût désemparé quelques instants mes tortionnaires jaloux. Une onde de dégoût avait parcouru les spectateurs, avec moi-même pour épicentre, perturbant les conversations innocentes et frivoles de mes congénères au fur et à mesure de sa progression. D'où ce lemme que je parvins rapidement à établir :
Pourquoi cette dernière précision ? Cela tient au fait que lorsque je fus pris de ma convulsion salvatrice, les dames coiffées et vêtues de robes à dentelles avaient bien plus amplement détourné le visage que leurs maris, restés à l'arrière et pour la plupart habillés de vestes à carreaux qui, eux, semblaient se contenter de me couver d'un regard réprobateur. Comme si les puissances libérées par mon nez devaient - par crainte ou par mépris - se résoudre à contourner un complet par trop curieusement brodé... Ne pouvant nier l'évidence, je me décidai alors à amender ma théorie première.
Une conséquence directe du modèle voulait que la polarisation de l'onde fût également déterminée par le degré de torsion du cartilage externe. Un nez vaste et aux résonances complexes permettrait donc une grande étendue de modulations possibles, et jouerait indirectement sur la capacité d'adaptation de son porteur.
Ce potentiel d'action expliquant de lui-même la suprématie des espèces élues sur leurs semblables hyponasales, je pus alors surmonter les contradictions de ma théorie et m'empressai, la foi fébrile de la science me fouaillant la cervelle comme un hérisson sentant l'hiver approcher et enfouissant frénétiquement son petit museau sous les chaudes brindilles de la gloire, de reprendre mes travaux.
Histoire d'un grand homme
Dès lors, ma victoire fut totale : sitôt mes résultats publiés, on oublia les babillements de mes confrères et l'on s'attacha à me prouver sa totale subjuguation quant à l'éclatante réussite dont j'avais fait preuve. L'on loua mon courage, ma loyauté, ma persévérance, l'humilité dont je savais faire montre tant en public qu'au sein de ces alcôves molletonnées où m'attendaient sans cesse, avec une jubilation anxieuse à l'idée d'enfin rencontrer celui qui du monde avait changé la face, maintes jeunes femmes délicieusement pourvues, et dont les charmes affriolants, incidemment dévoilés, baignaient toute la communauté d'une aura de lucre et de débauche. Les jours de grand vent, où la morsure de l'air s'échinait, par une rutilance vermillonne, à envelopper d'une vaillante auréole le merveilleux appendice qui faisait simultanément mon succès et ma fierté, il n'étaient pas jusqu'aux plus policés messieurs qui ne s'empressassent de me saluer victorieusement, avec, parfois, une telle jubilation dans le geste que leurs couvre-chefs se dérobaient devant leur nez et voletaient pendant plusieurs respirations avant que de terminer à mes pieds, dans la timidité coupable et pleine d'espoir qui suit toujours une brusque manifestation de passion fougueuse.
Comme d'autres avant moi, je décidai de consacrer tout mon temps à mes recherches, dédaignant les fastes d'un entourage dont la médiocre société me dégoûtait plus que la décence ne saurait le tolérer. N'eût été mon goût légitime pour l'argent, le succès mondain et les filles faciles, soyez certain que j'eus promptement délaissé la douteuse compagnie de tous ces arrivistes, qui semblaient s'entendre à tout instant pour indisposer l'homme altruiste et sensible que je me flatte encore d'être à ce jour demeuré.
J'étais arrivé au faîte de ma gloire. Vous aurez certainement compris que, dans la jungle hostile et austère de notre communauté scientifique si peu amène envers la nouveauté et le talent véritable, telle situation ne pouvait pas durer, et c'est la main même qui m'avait élevé qui me jeta à bas de mon piédestal. C'est la larme à l’œil et les sinus gonflés d'un triste mucus que j'écris ces mots ; car après avoir fait miroiter devant mon nez les charmes d'une vie de facilité et d'excès, après avoir entouré le petit être candide que j'étais d'attentions subtiles et d'une sollicitude entendue, on me dédaigna et on délaissa en moi ce qu'il y avait de plus innocent et de plus fragile. On me chassa des salons ; on se moqua de moi dans les revues spécialisées, par méconnaissance, jalousie, frustration, ou haine de gens de peu...
J'étais un homme brisé, oui ; mais ce qui paracheva ma souffrance, ce qui ajouta à ma déchéance le lustre monstrueux de l'ignominie, c'est la lecture de cet article dans un quelconque canard diffamatoire et insoucieux des malheurs d'autrui :
« Grâce à ces efforts conjugués à beaucoup d'autres, la nosologie, c'est-à-dire la classification des maladies, commença à s'inspirer de principes rationnels comme ceux qu'établirent le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) et l'illustre philosophe et aliéniste français Philippe Pinel. »
Non contents de passer mon auguste identité sous le silence qui recouvre la masse des gens ordinaires et incompétents, cette immonde feuille de chou avait également spolié, dans ses pages tachées d'insolence et de mauvaise foi, l’œuvre de toute une vie, la consécration de la pensée scientifique et de la victoire de l'homme face à la nature... Dépossédé de tout, même de mon nom, il ne me restait plus qu'à confesser, dans un dernier feuillet plein d'amertume, l'histoire d'une passion sincère, d'une vocation désintéressée, enfin celle d'un homme humble, aimant la rigueur, la droiture, l'honnêteté, la tempérance et les femmes peu farouches, et toujours enthousiaste à l'idée de contribuer, ne serait-ce qu'anonyme, à la grande conquête nasale de l'Humanité.
Notes
- ↑ Dans le cas contraire, il se peut que vous ayez été la victime d'une faille temporelle. Reportez-vous donc ici pour plus de précisions concernant votre triste fin.
- ↑ Et la suffisance à l'avenant.
- ↑ Si l'envie lui en prend, car elle a la réputation d'être à fleur de peau...
- ↑ Ne croyez pas que leurs consœurs végétales n'aient pu prétendre à un traitement similaire ; cependant, les considérations, dans un tel ouvrage de vulgarisation, seraient alors bien plus techniques et promptes à perdre les néophytes que vous êtes sans conteste ni honneur. Ce qui m'inspire la réflexion suivante : heureusement que vous tombâtes sur la présente, ne serait-ce que pour gratter un peu la crasse de l'ignorance qui, comme une vase fétide, ensevelit lentement l'horreur de vos petits êtres flasques, jeunes et ingrats primates.
- ↑ Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais perdre mon temps à étudier cette sous-discipline qu'est la biologie ?
- ↑ Plusieurs d'entre elles m'ayant de plus mordu, il m'était décemment impossible, à mon corps défendant, de tenter de récupérer ces sales bêtes.
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Article cradopoulo ma kif kif maousse costo Cet article a sa place au soleil du Top 10 des articles de 2016.
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