Acte 0
Un banc. Godot assis dessus. Des nuages blancs.
Godot. — Bon. Et qu'est-ce que je fais maintenant ?
Godot. — J'arrête de me parler tout seul.
Godot. — Je ne peux pas.
Godot. — Pourquoi ?
Godot. — Parce que je suis seul. Autant commencer à me parler ensemble à moi deux.
Godot. — Je vais me frapper un grand coup dans l'aine. L'agression de l'aine, c'est un bon coupe-souffle et un bon gèle-
haleine contre le solitaire. Ça et le hoquet.
Godot. — Et quand j'aurai arrêté, et si je me pendais ?
Godot. — Si je me pends, je crie au suicide volontaire.
Godot. — Mais si je le fais, qui va se plaindre ? Dieu ?
Godot. — Alors c'est qu'un con.
Godot. — Pourquoi pas. Dieu peut tout. Y compris être qu'un con.
Silence.
Godot. — J'ai une
idée...
Godot. — ... qui interrompt le cours de ma non-pensée. Quelle idée d'interrompre les gens chaque jour, chaque nuit, avec la régularité d'un pick-pace-pocket-maker. Des idées blanches chaque jour noir, des idées noires chaque nuit blanche.
Godot. — Allez, j'imite Dieu. "Coucou, je suis Dieu, je suis con, je suis le 18 juillet 1998 à 14h30, 4 kilos tout mouillés hihi, je suis mort à la Bastille, mon nom était Jean-Baptiste blablablaaaaaaaarrrrgghhhh !!!"
Godot. — Il faut de la précision. Surtout au clap final.
Godot. — "Mon gland bubonique noir, mon gros orteil tout noir, les cheveux panachés dans mon trou noir, mon œil noir enfin, me regardent. Mais je suis heureux."
Godot. — Tout est noir qui finit bien.
Godot. — Je joue souvent les noires aux dames. Ces noires, toujours galantes, à laisser les blanches lancer la partie.
Godot. — De même aux échecs. Toujours leur laisser la main quand vient La Grande Heure d'échouer.
Silence.
Godot. — Qu'est-ce que je fais maintenant ?
Godot. — J'arrête de me parler tout seul.
Godot. — Je ne peux pas.
Godot. — Pourquoi ?
Godot. — Parce que je suis seul.
Godot. — Oui.
Godot. — La journée commence.
Godot. — Ça commence bien.
Godot. — "Bonjour Godot !"
Godot. — "Bonjour bonjour."
Godot. — "Re-bonjour. Est-ce que ça va depuis aujourd'hui, pas plus tard que demain ?"
Godot. — "Je me suis fait une entorse aiguë à la cheville obtuse après avoir glissé du pied droit sur une crotte de chien médiane. Comme tu peux le constater, je ne remets jamais à demain ce que je peux faire aujourd'hui. Et toi ?"
Godot. — "Plutôt mal."
Godot. — "Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"
Godot. — "Je me suis fait une entorse aiguë à la cheville obtuse après avoir glissé du pied droit sur une crotte de chien médiane. Je suis tombé."
Godot. — "Quel dommage d'être aussi parallèle au sol quand on sait marcher sur les mains."
Godot. — "Cela empêche le sol de se relever."
Godot. — "Le sol qui à l'origine du monde était vertical, les
murs horizontaux, les fenêtres ouvertes, les portes fermées, les yeux visibles, les ongles vernis rongés, les nez arrondis, les triangles nasaux, les dés encyclopédiques."
Godot. — "Le monde était alors à l'endroit. La vision n'était pas inversée. On marchait sur les murs et on entrait et sortait par le plafond. Je suis désolé, mais malgré toutes vos protestations, aujourd'hui ce n'est pas comme ça."
Godot. — "Et pourtant on vit."
Godot. — "Et pourtant on ressent des émotions subjectives et particulières."
Godot. — "Et pourtant on s'appelle tous Godot."
Godot. — "Et pourtant on se fait tous attendre par tous les gens entiers."
Godot. — "Par exemple, qu'ai-je fait hier ?"
Godot. — "Hier quand ?"
Godot. — "Hier avant... tu sais... demain."
Godot. — "Avant-hier. Je suis chez moi. Et je peux dire que quand on est chez soi sur le siège des toilettes, ça troue le cul."
Godot. — "Les choses les plus banales sont à l'initiative des plus balèzes."
Godot. — "Et si j'enlevais les guillemets ?"
Godot. — "Oui, ils ne servent à rien. Tout comme les B de la phrase précédente."
Godot. — Avant-avant-hier donc. L'aube. Je sors — la tête devant...
Godot. — ... par la fenêtre...
Godot. — ... du comble...
Godot. — Et je m'écrase au sol où git une échelle. Avant-avant-avant-hier, la vision n'était pas inversée.
Godot. — Je mets les bœufs sur roue avant la charette avant de remonter sa côte. Comme je suis en contrebas, j'envisage de me jeter sur la falaise. Je n'aime pas l'incertitude. Avant-avant-avant-avant-hier, je n'aimais pas non plus me jeter dans le vide.
Godot. — Et ensuite ?
Godot. — Avant-avant-avant-avant-avant-hier, je passe au loin devant un arbre et une route de campagne. Puis un autre arbre, qui est assis et n'arrive pas à défaire sa chaussure. Puis encore un autre arbre qui serait parfait s'il était pendu à une branche. Puis un nouvel arbre qui en tient un autre en laisse. Et ces deux arbres-ci sont plantés de telle sorte que les deux là ne puissent me voir.
Godot. — Cinq arbres, c'est honnête. Ça fait cinq arbres sur cinq.
Godot. — Je me suis brièvement demandé ce qui se cachait derrière ces deux arbres là.
Godot. — La forêt.
Godot. — Oui, c'est vrai.
Godot. — Et derrière la forêt ?
Godot. — Quelque chose d'encore plus globale.
Godot. — Universelle.
Godot. — Créatrice.
Godot. — Omnivore.
Godot. — C'est...?
Godot. — Le chapeau-melon de Samuel Beckett.
Godot. — Il m'a demandé de me taire.
Godot. — Ou plutôt de penser en silence.
Se tourne vers le public.
Godot. — C'est tellement silencieux de parler à des arbres.
Godot. — Le silence se raccroche aux branches comme il peut.
Godot. — Le silence pense.
Godot. — Demain, peut-être qu'il criera.
Silence.
Godot. — Quand Beckett sera mort.
Godot. — Pour crier il vaut mieux ne plus jamais rien dire.
Silence.
Godot. — Les mots sont trop faibles pour être entendus, même pour les oreilles très très très faibles.
Godot. — Samuel Beckett est une andouillette prenable, même s'il est rude de la comprenette.
Godot. — Il est omniscient mais il ne sait pas qui est Godot.
Godot. — Et pourtant c'est moi.
Godot. — Oui, c'est moi.
Godot. — La preuve, chaque fois qu'on m'appelle, on me dit : "Allô, c'est toi ?" Ben oui.
Silence.
Godot. — C'est peut-être pour ça qu'il est mort le jour.
Godot. — Et qu'il pourrit la nuit qui suit.
Silence.
Godot. — Il paraît que les arbres attendent de voir les hommes mourir.
Godot. — Et quand leur rêve sera enfin réalisé, ils sauteront de joie.
Godot. — Ils attendent, ils attendent.
Godot. — Et les hommes, ils meurent, ils meurent.
Godot. — Mais avant ils s'asseoient, sur un banc au bord d'un lac qui fait plouf plouf quand la main daigne y clapoter.
Godot. — Où ils deviennent banquiers, à côté d'un panneau.
Godot. — Comment ?
Godot. — À côté d'un panneau.
Godot. — Ah oui,
ce panneau. Qui dit "Attention
peinture fraîche".
Godot. — Les banquiers sont des gens qui ont posé leur cul sur un trésor.
Godot. — Et à force de cirer la banquette, ils l'ont endolori et se passent la pommade.
Godot. — Paumade, ou l'application violente de la paume de la main sur la pellicule épidermique hypersensible des fesses. Le choc entre le plat de la main et le galbe délicat est particulièrement frontal.
Godot. — J'ai une blague.
Godot. — Que dit un banquier quand il se casse le bras ?
Godot. — "Mes couilles en or !"
Godot. — Ils se les grattent rubis sur l'ongle.
Godot. — Des couilles vont tomber.
Godot. — En panne.
Godot. — Indexées sur l'or.
Godot. — Avec tout de même un petit coup de pouce du Destin...
Godot. — ... qui nous prédit l'avenir du banquier sur l'air du crédit :
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Le banquier amasse des parts d'actif
Dans sa banque en déficit structurel.
Mais d'un chouette swap crédit-débit
D'un coup il titrise toutes ses dettes.
Et il n'a pas tort quand il se dit :
"Plus je suis pauvre, plus je suis riche",
Car avec toutes les économies d'endettement...
Le banquier amasse des parts d'actif
Dans sa banque en déficit structurel.
Mais d'un chouette swap crédit-débit
D'un coup il titrise toutes ses dettes.
Et il n'a pas tort quand il se dit :
"Plus je suis pauvre, plus je suis riche",
Car avec toutes les économies d'endettement...
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Godot. — Le banquier est un fin limier.
Godot. — Par terre sur les rotules, quand personne ne pointe pour dire qu'il est fou, il émousse discrètement sa lime à ongles sur chacune des jambes du banc.
Godot. — Puis vient la nuit pour le non-clochard. D'une jambe à l'autre, il danse le swap. C'est un limbo de lingot, une valse de plus-value, un balet d'OPA, un menuet de monnaie, un slow de warrant, un foxtrot de produit de taux. Il doit retourner chez lui. Il rumine dans sa barbe blanche la pensée du banc qu'il a laissé derrière pour demain.
Godot. — Et au retour,
Godot. — Et au retour,
Godot. — Toujours ce gang de cinq,
Godot. — Qui tournent,
Godot. — Qui tournent,
Godot. — En rond comme des ruminant
vautours,
Godot. — Autour du
temps qui attend,
Godot. — Du temps qui attend,
Godot. — Que les arbres meurent,
Godot. — Que les arbres meurent,
Godot. — Et moi je suis seul,
Godot. — Et moi je suis seul,
Godot. — C'est un limbo de lingot,
Godot. — Une valse de plus-value,
Godot. — Un balet d'OPA,
Godot. — Un menuet de monnaie,
Godot. — Un slow de warrant,
Godot. — Un foxtrot de produit de taux,
Godot. — Jusqu'à ce que le tocsin sonne,
Godot. — Quand il se dit, la tête pleine de cloches : "Chaque soir, il y a des jours où j'ai envie de penser. Comme aujourd'hui. Alors je pense, mais sans me poser de question. Pourquoi ? La question est ambitieuse. D'abord parce qu'il n'y a pas de parce que. Pourquoi ? Laisse-moi t'expliquer pourquoi il y a des causes en général. C'est parce que si la cause n'existait pas, tout serait miracle, l'inexistence même de la cause serait miracle, et finalement tout serait si miraculeux d'un instant à l'autre qu'une vierge non-vierge vierge vierge vierge non-vierge serait miraculeuse non-miraculeuse miraculeuse miraculeuse miraculeuse non-miraculeuse, soit dit, un miracle. Stop. Arrêtons le miracle, ce président de l'hypercosmos des interflux agnostico-numismatico-concettico-aggiornamentico-lavauto-perlimpopo de la République, ce mécène brugeois sénateur mari comblé de la superbement carénée bru de Philippe Delorme, ce dépositaire à roupettes, roustons, roubignoles, burettes, valseuses et boules de tomates-cerises, pommes naines et huile arôme pomme cerise pour plexus solaire, avant qu'il ne soit trop tard. C'est-à-dire avant que la cause n'arrive après l'effet mais bien après que l'effet n'arrive juste avant la cause, ce qui arrive quand la cause d'une femme belle est le fait accompli qu'elle soit devenue ultra-moche. 50% des femmes belles ultra-moches dansent sous la lune, et les 50% résiduels courent à l'air libre sous le soleil ? Il faut arrêter ces statistiques tonitruantes, Messieurs, et penser avec un cache-nez en forme de soutien-gorge ! Bon qu'est-ce qu'on fait maintenant ?"
Godot. — Et là moi je rote. (Bon gros rot sot pensant.)
Godot. — Mais aujourd'hui j'y vais pour de vrai. Je suis assis. J'ai fini le travail. J'emporte avec moi ce joli banc séché et limé. Je vais l'installer chez moi, je vais m'y allonger tout le long, là où il y a assez de place pour deux, là où je pourrai mourir du hoquet mortel qui me tuera.
Godot fait ce qu'il dit : il charge le banc sur sa charette à bras, et rentre chez lui pour toujours, le long d'une ligne droite qui mène quelque part au Vaucluse.
Il se sauve finalement de la scène, où reste planté le panneau "Attention peinture fraîche".
Silence.
Acte I
Route de campagne avec arbre. Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.