Mémoires d'outre-tombe

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Les mémoires d'outre-tombe sont un texte découvert et publié par François-René de Chateaubriand au cours d'une fouille archéologique dans son domaine. La plupart des historiens pensent que cette découverte eut lieu dans le carré de radis du potager, mais certaines théories récentes laissent à penser qu'il s'agirait plutôt du plant de potirons. Quoi qu'il en soit, le texte retrouvé est lui reproduit intégralement sur ce site, totalement gratuitement, grâce à la publicité.


Chapitre 1

Décidément, rien ne s'est passé comme je m'y attendais. Bien sûr je n'avais pas prévu un programme complet de ma vie, mais tous les évènements majeurs de mon existence sont allés à l'exact opposé de ce qu'une personne normale aurait pu espérer. C'est pourquoi j'ai décidé de tout transcrire, afin que ce destin incroyable - à défaut d'être grandiose, comme vous pourrez le constater - qui fut le mien ne sombre pas dans l'oubli.

Maintenant, par où commencer... Pour raconter ma vie, il serait logique de partir de ma naissance pour terminer avec ma mort et ensuite continuer avec ce qui a suivi.


Je suis né dans un petit village des Vosges, répondant au nom de Saint Lucien. Le fait que le village réponde à son nom était d'ailleurs la seule curiosité touristique de ce trou perdu et les visiteurs ne manquaient jamais de se mettre face à la falaise qui surplombait le bourg et de crier : « Saint Lucien ? » Quelques secondes plus tard, l'écho leur répondait : « Oui ?
- Ça va ?
  - Ça va. »

Cet écho si curieux aurait pu faire la fortune de la ville s'il n'avait pas été aussi malpoli : en dehors de ces deux questions, celui ci refusait fermement de répondre. Par contre, il ne manquait jamais de répéter les injures qu'il entendait et les touristes ne restaient jamais très longtemps, lassés de se faire insulter en permanence.


Je grandis avec mon père Lucien qui était bucheron et qui devait son surnom "Lucien sept doigts" à un accident de travail dans ses premières années de pratique. Ma mère, Lucienne "grandes dents" taillait le bois que ramenait son mari pour en faire tous les objets dont on pouvait avoir besoin à la maison. Les meubles, les gamelles, les livres, les valises, tout.

Tout changea un jour quand j'avais quinze ans, c'était un jeudi. Je me levai le matin et me préparai à ma journée de travail. À l'époque j'aidais les bucherons à porter le bois jusqu'au village. Tout commença normalement : après mon petit déjeuner, je pris mon sac à dos en pin, mes sabots en chêne, je mis mon chapeau d'if et ma veste en frêne et je me dirigeai vers la forêt.

Dirigée par Lucien "le vieux", l'équipe se trouvait à environ cinq kilomètres. En chemin je croisai Lucienne "la petite" qui revenait du lieu de coupe.

« Salut la petite Lucienne, ça va ?
- Salut gros Lucien ! Pas mal, mais j'ai encore un peu de mal à marcher depuis ma sale opération...

SALOPE ! SALOPE ! SALOPE !

- Le docteur Lucien est plus vraiment bon à grand-chose... Que dit le maire de ça ?

MERDEUX ! MERDEUX ! MERDEUX !

- Monsieur Lucien ? Bah il dit qu'aucun nouveau médecin ne veut s'installer ici. Alors il faut se contenter de celui qui veut bien demeurer là.

DEMEURÉ ! DEMEURÉ ! DEMEURÉ !

- Bon allez, il faut que j'y aille. Mes amitiés à la grande Lucienne. »


Quelques minutes plus tard, tout bascula : alors que je continuais mon trajet dans le bois, j'entendis un coup de feu et je ressentis une vive douleur à la tête. Quand je me réveillai, je vis trois personnes penchées sur moi. Il y avait Lucien "le borgne", le docteur Lucien et le prêtre de la paroisse, le père Lucien. Perplexe, je demandai alors : « Qu'est-ce qu'il m'est arrivé ? »
Le borgne me répondit : « Je vous ai abattu, je suis désolé
- Quoi ? Mais je ne suis pas blessé » dis-je en me tâtant pour vérifier mes dires.
- Mais si mais si ! J'ai fait une boulette en chassant le canard. D'habitude quand je vise un oiseau avec mon bon œil, je touche un passant et à l'inverse, quand je vise un passant avec mon mauvais œil je rate un oiseau. Cette fois je me suis un peu emmêlé les pinceaux et je ne t'ai pas visé avec mon bon œil, du coup je t'ai pas raté.
- Mais alors pourquoi il y a un oiseau mort à coté de moi ?
- Il a dû se tromper lui aussi...
- Je crois plutôt que t'avais pas les yeux en face des trous. T'as dû viser à côté de l'oiseau avec ton mauvais œil et du coup tu l'as touché. Lui a voulu se venger en piquant sur toi, il t'avait bien à l'œil mais comme il avait un coup dans l'aile, il m'est tombé dessus et m'a tapé dans l'œil. »
Tandis que le chasseur tentait de suivre mon raisonnement, le docteur intervint alors : « De toute façon j'ai déjà établi le certificat de décès. »
« Et j'ai déjà prévenu le village pour préparer l'enterrement » ajouta le père Lucien.
Je protestai : « Mais puisque je ne suis pas mort, comment avez vous pu constater mon décès, docteur ?
- On dirait que j'ai examiné le canard en le prenant pour toi... Tu es bien sûr de ne pas être mort ?
- Plutôt oui.
- Il me semblait que tu avais du plomb dans l'aile pourtant. »
Le curé prit à nouveau la parole. « Visiblement il y a eu méprise, mais il faut bien faire quelque chose. On a un permis d'inhumer à utiliser et il n'est pas question que j'organise une cérémonie pour un canard. Fais un effort gros Lucien : fais le mort et tout rentrera dans l'ordre. Tout le monde s'est mis en quatre pour préparer tes obsèques, tu ne veux quand même pas les décevoir ?
- Ta mère a déjà commencé un cercueil pour toi, ajouta le docteur.
- Tu ne voudrais quand même pas vexer tout le monde ? En plus maintenant qu'on a promis un enterrement on ne peut pas tout annuler. De quoi aurions nous l'air ? Essaie de comprendre. »

DE CONS ! DE CONS ! DE CONS !

« Avec tout le mal que nous nous sommes donné, refuser de mourir maintenant, ce serait vraiment malséant. »

MALSÉANT ! MALSÉANT ! MALSÉANT !

« Hé c'est pas une insulte ça ! »

DÉSOLÉ ! DÉSOLÉ ! DÉSOLÉ !

Je me laissai ainsi convaincre de faire le mort, pour ne contrarier personne. Il me faut admettre que mes funérailles furent très réussies et j'aurais sûrement regretté de ne pas y avoir participé. J'entrai dans l'église Saint Lucien de Constance au son de la marche funèbre, accompagné par mon père. Le cercueil m'attendait près de l'autel. Il était splendide, fait dans une essence de bouleau blanc immaculée. Je pris ma place à côté de lui et le prêtre commença la cérémonie. « Mes frères, nous sommes ici réunis pour pleurer le départ de Lucien le gros, rappelé à lui par Notre Créateur dans sa jeunesse... »

Le sermon continua pendant quelques minutes, puis le curé se tourna vers moi.

« Lucien, acceptes-tu de prendre place au cimetière municipal, dans la peine et dans la joie, pour le meilleur et pour le pire jusque à ce que notre Seigneur te ressuscite ?
- Oui, je le veux.
- Tu peux te mettre en bière. »

Je levai alors le linceul et m'allongeai à ma place. Le cercueil était très confortable et le rembourrage épousa immédiatement mon corps, comme si cette bière m'avait attendu toute ma mort. Ensuite, les habitants présents pour la cérémonie passèrent un à un près du cercueil pour me dire un dernier adieu.

Ma mère fut la première : « Pourquoi, mon fils ? Pourquoi ? Fallait il vraiment que tu meures ?
- C'est bête mais on dirait que oui, maman. J'étais pas d'accord au début mais on n'y peut rien, apparemment. »
Puis ce fut le tour de mon père : « Et moi qui voulais monter une affaire avec toi... Tu vas nous manquer fiston.
- Désolé, papa. Si ça ne tenait qu'à moi...
- Oui je sais, je sais. »
Puis il y eut mon oncle Lucien, ma tante Lucienne et mon oncle Lucienne. Un peu plus tard, Lucien le borgne passa lui aussi me dire un mot.
« Je suis désolé petit. Si seulement ce canard avait fermé les yeux... »
Le docteur vint ensuite : « Je regrette de n'avoir rien pu faire pour toi.
- Tu parles ! Tu t'es pas donné beaucoup de mal. »


Finalement, le cercueil fut scellé. Je ne peux que deviner la suite bien sûr, mais il est évident que je fus mis en terre dans le cimetière local. La dernière chose que j'entendis fut cette discussion entre deux villageois.

« Si c'est pas malheureux d'enterrer quelqu'un d'aussi jeune. Un petit gars si plein de vie...
- Ça doit être ça qu'on appelle un enterrement de vie de garçon. »

Aucune onction n'est vraiment extrême sans XTreme™ !

Chapitre 2

Je ne saurais vraiment pas dire combien de temps il a fallu avant que je sorte enfin de mon trou. À ceux qui me critiqueraient, je tiens à leur faire remarquer qu'il est particulièrement difficile de sortir d'un trou une fois qu'il a été rebouché. C'est dans ce genre de cas qu'on regrette de ne pas avoir été inhumé dans un simple tombeau à l'intérieur d'une crypte. Là il suffit de lever le couvercle pour aller faire un tour, alors que quand on est six pieds sous terres ce n'est pas avec seulement deux pieds qu'on peut ressortir. Question d'arithmétique. Alors j'ai pris mon mal en patience, espérant qu'un glissement de terrain viendrait m'exhumer. Dans une telle situation, même un pilleur de tombe m'aurait suffi. Paradoxalement, ce fut un fossoyeur qui me sortit de là : comme ma dernière demeure n'était plus entretenue et qu'il ne tenait pas très bien compte des entrées et sorties de terre il creusa une tombe là où je me trouvais. Il faut croire qu'il ne fut pas surpris de violer ma sépulture par erreur puisqu'il dégagea mon cercueil. Par contre il fut plutôt surpris de me voir en sortir.

« Crénom ! Vlà que les squelettes sortent de terre ! » s'écria-t-il en me voyant.

Sans tenir compte de sa panique, je me levai et respirai un grand coup l'air pur et déclarai satisfait : « Ah, ça fait du bien de sentir l'air frais dans sa cage thoracique. Merci de m'avoir sorti de là l'ami.
- Il... Il parle ! HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA ! »
Je ne le revis jamais, mais je compris tout de suite que je venais de tomber sur un os.


Les quelques passants que je croisai en sortant du cimetière eurent exactement la même réaction et il me parut vite évident que je n'avais pas beaucoup d'avenir dans ce village, vu l'accueil qui était réservé aux morts-vivants. Je décidai donc rapidement de partir pour la capitale. « À Paris, pensai-je, les gens ne sont pas aussi impressionnables que dans la campagne. Ils ne devraient pas fuir devant le premier squelette venu et au pire je pourrai toujours me cacher dans les catacombes, personne ne verra la différence. » Et surtout, j'avais envie de voir la ville lumière. De mon vivant, je me disais toujours "voir Paris et mourir", mais ça marche aussi dans l'autre sens après tout.


C'est ainsi que je pris la route avec seulement les pavés sous mes métatarses et le vent sur mon crâne. Et aussi entre tous mes autres os d'ailleurs. Heureusement que je voyageais en été sinon j'aurais certainement été glacé jusque à la moelle. Le voyage dura un bon moment et cette longueur était accentuée par la solitude. Je n'avais jamais imaginé à quel point il est difficile de se faire des amis quand on est un squelette ambulant. J'ai bien essayé de prendre un chien pour m'accompagner sur le chemin, mais celui-ci tentait en permanence de ronger mes tibias. Je préférai finalement voyager seul plutôt que mal accompagné et ainsi augmenter mes chances d'arriver entier...


Après deux semaines de marche, j'aperçus enfin les faubourgs parisiens. J'attendis la tombée de la nuit pour pénétrer en ville afin de rencontrer le moins de badauds possible. Discrètement, je me glissai dans les rues de la capitale endormie pour finalement atteindre ma destination : les catacombes. Je me sentis immédiatement à l'aise au milieu de tous ces restes humains. Même si ils n'étaient pas très animés, ils me tenaient compagnie d'une certaine façon et eux au moins ne risquaient pas de s'enfuir en me voyant. En effet après seulement quelques jours je compris rapidement que me montrer en public était loin d'être judicieux. En dehors des ivrognes trop saouls pour comprendre ce que j'étais, tout ceux qui m'apercevaient, de près ou de loin prenaient leurs jambes à leur cou. Je vis même un cul-de-jatte prendre ses bras à son cou (ce qui nécessite beaucoup moins de souplesse, soit dit en passant). Je m'arrangeai alors pour reposer dans une tombe le jour et visiter les monuments la nuit : le panthéon, le cimetière du Père Lachaise, le tombeau du soldat inconnu. J'eus une longue discussion avec lui d'ailleurs, mais il refusa de me dire son nom. « Pour maintenir le mythe ! » disait-il. « Vous viendriez voir la tombe du soldat Martin, Dubois ou Legrand vous ? Le soldat inconnu ça donne l'impression qu'il y a un mystère, quelque chose à découvrir, un secret ou même pourquoi pas une sombre affaire d'état. Si on savait qu'il n'y a vraiment rien à apprendre d'intéressant, je ne verrais plus personne. Et si on donnait mon nom à l'endroit, on dirait que j'essaye d'attirer la couverture à moi, à me faire remarquer. Tous les autres soldats enterrés de manière anonyme seraient jaloux. Pensez donc, un tombeau rien que pour moi et au pied de l'arc de triomphe en plus ! Non non, comme on dit : pour vivre heureux, vivons cachés. »


Je passai ainsi plusieurs mois paisiblement jusqu'à ce que je rencontre un policier en faction. Je pensais alors qu'il se contenterait de partir en hurlant à la mort, comme tout le monde, mais au contraire il m'approcha. J'espérai un instant pouvoir discuter un peu avec lui, mais je compris très vite qu'il n'était pas bien disposé à mon égard.

« Vous là, le sac d'os ! Venez un peu par ici !
- Qu'est-ce que je peux faire pour vous monsieur l'agent ?
- Qu'est-ce que vous faites ici à cette heure ?
- Moi ? Hé bien... Rien, je flâne dans la ville, c'est tout.
- Ah oui ? À 3 heures du matin... Donnez-moi vos papiers.
- Mes papiers ? Quels papiers ?
- Ne faites pas l'imbécile ! Certificat de décès, permis d'inhumer et cetera.
- Mais je n'ai pas ça.
- Carte d'identité ?
- Je ne l'ai pas.
- Permis de conduire, passeport ?
- C'est mort !
- Mais enfin vous vous promenez sans aucune preuve de votre identité ? Mais qu'est-ce que vous avez dans le crâne ?
- Des souvenirs.
- Pardon ?
- Oui je n'ai pas de poches, comme vous voyez alors j'utilise ma boîte crânienne comme un boîte à trésors. Regardez, dans mes orbites oculaires j'ai mis des boules à neige !
- Mais c'est vrai... À gauche la tour Eiffel et à droite l'arc de triomphe...
- Exactement, fis-je en hochant la tête, faisant tomber la neige sur les monuments parisiens.
- Bon écoutez, c'est bien gentil ça mais si vous n'avez aucun papiers vous allez me suivre au poste.
- Mais enfin qu'est-ce que vous me reprochez ?
- Il y a eu un cambriolage au muséum d'histoire naturelle, tous les squelettes ont été dérobés, alors vous allez venir avec moi et m'expliquer où vous avez trouvé tous ces os. »

Malgré mes protestations, l'agent resta de marbre et me conduisit de force au commissariat. En arrivant, je vis qu'un autre agent tentait de questionner un autre squelette. Celui qui m'avait arrêté demanda à l'autre :

« Alors, tu en tires quelque chose ?
- Rien, il est muet comme une tombe. Puis s'adressant au cadavre avachi sur la chaise face à lui : Allez ! Dis-nous ce que tu as fait des corps que vous avez déterré la nuit dernière. Tu as prévu de t'installer deux nouveaux bras ? Pourquoi pas les défenses du mammouth ? Qu'est ce que tu as à dire pour ta défense ?

Pas un mot...

- Ça ne t'avancera à rien de faire le mort ! Parle et on demandera au juge d'être sympa avec toi.

Un ange passa...

- Tu sais quoi ? C'est le bagne qui t'attend, tu vas passer le reste de ta non-vie à casser des pierres tombales si tu continues comme ça !

Aucune réaction...

- Rah ! Il n'y a rien à en tirer... Qui est-ce que tu as trouvé toi ?
- Sûrement un de ses complices. Je l'emmène en cellule, je l'interrogerai demain matin. »


J'atterris ainsi dans une geôle sans vraiment comprendre ce qu'il m'arrivait... Quelques minutes plus tard, mon supposé complice fut trainé par les deux policiers dans la cellule voisine.

Quand ils furent partis, je me mis à penser à voix haute : « Quels idiots ceux-là, ils ne sont même pas capables de faire la différence entre un mort-vivant et un mort-mort !
- Qu'est-ce qui te fait penser que je suis si mort que ça ? me répondit alors l'autre squelette.
- Hein ? Euh... Mais pourquoi n'avoir pas dit un mot pendant ton interrogatoire ?
- Bah ça n'aurait rien arrangé, ces deux-là ne sont pas les plus malins qui soient, au cas où tu n'aurais pas remarqué. »
J'acquiesçai.

« Bon, si on sortait d'ici, je n'ai pas l'intention d'attendre le jugement. La perpétuité ça fait vraiment long quand on ne peut plus mourir.
- Et comment comptes-tu t'y prendre ?
- On va passer entre les barreaux, c'est tout. Membre par membre, os par os s'il le faut. Tu vas me donner un coup de main : laisse-moi me déboîter les articulations, prends les morceaux et ré-assemble-les à l'extérieur de nos cellules. »
Et disant cela il me tendit les bras.


Cette opération prit à peine quelques minutes et une fois que mon comparse fut complètement remonté à l'extérieur, il n'eut plus qu'à prendre les clés pour me libérer.

« Et voilà une bonne chose de faite ! Au fait, je ne t'ai pas demandé ton nom.
- Ah oui, je suis Lucien. On m'appelait "le gros" autrefois, mais j'ai perdu beaucoup de poids.
- Enchantée, moi c'est Paulette. »

Tandis que nous sortions discrètement du poste de police, je réalisai à quel point il est difficile de différencier un squelette d'homme d'un squelette de femme. D'autant plus que cette différence n'a plus vraiment d'importance passé un certain stade. Après tout qu'est-ce que nous aurions pu faire ensemble, à part jouer aux osselets ?


Chapitre 3

Ma nouvelle camarade et moi décidâmes de quitter la ville pour nous cacher dans la campagne environnante pour quelques jours. Comme nous voyagions de nuit, nous eûmes quelques difficultés à repérer où nous nous arrêtâmes pour nous reposer et ce n'est qu'au matin que je découvris le lieu. Nous étions au bord d'un petit étang, au pied d'un arbre. L'endroit aurait pu être charmant dans d'autres circonstances, mais au petit matin, tous les environs étaient envahis par la brume et en-dehors du bruit de l'eau à côté, seuls les cris d'un corbeau au loin étaient perceptibles. À une des plus hautes branches de l'arbre était accrochée une corde et au bout de celle-ci se balançait mollement un corps sans vie. La scène était si lugubre que je serais peut être mort de peur si c'eut encore été possible. Je me levai en frissonnant si bien que mes os se mirent à cliqueter les uns contre les autres.

Une voix s'éleva alors du corps sans vie du pendu... « Vous avez perdu votre chemin voyageurs ? Je peux peut être vous guider. »

Tout en parlant, le macchabée tournait lentement sur lui même.

« Mais vers quelle destination vais-je vous envoyer ? La civilisation ? Ou les froides ténèbres de la mort... Hahahahaha. » En riant, il finit de tourner pour enfin nous faire face.
« Hahaha... Ha... Ha ? Quoi ? Vous êtes déjà morts vous... Ha c'est malin toute mon introduction tombe complètement à plat maintenant. On voit pas plus de trois personnes par an dans ce coin pourri et il faut que ceux-là ce soient des cadavres ambulants ! Nan mais je vous jure, quel destin foireux je me tape, déjà que j'ai un torticolis permanent. »

Ses jérémiades furent interrompues par une autre voix : « T'as bientôt fini de te plaindre oui ? Dans le genre destin foireux je suis pas mal non plus, à t'écouter pleurnicher tous les jours depuis que t'es accroché là !
- Hé c'est bon ! Si je pouvais je prendrais mes jambes à mon cou tout de suite. Seulement depuis le temps que je tiens par le cou justement, je n'ai plus de force dans les jambes.
- Alors prends ton cou à tes jambes si ça te chante, tu dois avoir de la force du côté de la gorge pour geindre autant.
- Et si je mettais mes jambes à ton cul, ça t'irait ? »

Quelque peu confus, ma co-squelette intervint à ce moment : « Excusez-moi, mais avec qui est-ce que vous vous disputez là ?

- Avec qui ? Avec cette tête de bois ! rétorqua le pendu
- Ha c'est malin ça tiens... fit l'autre voix.
- Je me dispute avec l'arbre auquel je suis accroché, expliqua-t-il. Il a fallu que j'atterrisse dans un arbre parlant... Et il a sa langue de bois bien pendue en plus.
- L'arbre ? C'est l'arbre qui parle ? Et il fait ça souvent ?
- Il parle pas, il râle. »

Abasourdi, je m'adressai à la cime, supposant que sa tête devait être de ce côté. « Mais comment un arbre peut-il parler ? Mon père était bucheron alors vous pensez bien que j'ai vu des milliers d'arbres dans ma vie et jamais un seul n'a dit quoi que ce soit. Même pas un murmure alors qu'on les coupait, qu'on les élaguait, qu'on les débitait, qu'on les fendait...
- Assez parlé d'horreurs je vous prie, m'arrêta-t-il. Je suis un cas particulier en fait, j'étais un être humain autrefois, ça ne fait que quelques années que je suis dans cet état.
- Mais comment une personne peut-elle se... se boiser ? demandai-je
- Ah, c'est une longue histoire.
- Et voilà, on est parti pour des heures, marmonna le drôle de fruit qu'était le pendu sur ce drôle d'arbre.
- Je vous en prie monsieur l'arbre, prenez le temps de nous raconter votre histoire, j'ai la vie devant moi. Ou plutôt derrière, mais ça revient au même finalement.
- D'accord, mais pas de "monsieur l'arbre", appelez moi par mon prénom : Sylvie. Les acteurs ? Ça va être à vous.
- Des acteurs ?
- Oui, comme on me demande de raconter ma vie régulièrement et pour donner un peu de vie à l'histoire, j'ai mis mon récit sous forme d'une pièce qui est jouée par une petite troupe d'amateurs. »

Rapidement, quelques hommes et femmes se rassemblèrent et l'arbre sonna les trois coups annonçant le début en frappant ses branches.


La saule meunière


Acte 1 Au fond, en décor : un moulin à vent. Sur scène : la meunière.

La meunière. — La vie est bien morne quand on est comme moi
La meunière. — Orpheline de père et de mère et vivant
La meunière. — Seule dans un moulin depuis de nombreux mois.
La meunière. — J'erre ici comme cloitrée dans un couvent...


La meunière. — Mes seules visites sont celles des fermiers
La meunière. — Qui m'amènent régulièrement leur grain.
La meunière. — Ils récupèrent la farine préparée
La meunière. — Et je suis de nouveau seule le lendemain.


La meunière. — N'y a-t-il aucun homme pour me rejoindre
La meunière. — Et venir partager mon labeur et ma vie ?
La meunière. — Hélas, je commence vraiment à le craindre
La meunière. — Je resterai seule jusqu'au bout, jour et nuit...


Un homme approche

L'homme. — Jeune femme, êtes-vous la meunière
L'homme. — Dont les habitants du village m'ont parlé
L'homme. — Qui vit là seule, je le sais depuis hier,
L'homme. — Sur cette charmante colline boisée ?


La meunière. — C'est bien moi, vous dites que vous me cherchiez ?
La meunière. — J'en suis très heureuse, je vous le confesse
La meunière. — Mais dites moi pourquoi vous vouliez me trouver,
La meunière. — Seriez-vous là pour admirer mes
L'homme. —                                                     J'acquiesce !


L'homme. — Je suis ici pour vous demander une faveur :
L'homme. — Laissez-moi observer les arbres et les plantes
L'homme. — Qui poussent par ici, ce serait mon bonheur.
L'homme. — Je vous en prie, répondez à mon attente.


La meunière. — Si c'est là votre souhait, je vous l'accorde
La meunière. — Mais pourquoi choisir les arbrisseaux maigrichons
La meunière. — Et les buissons, quand sans aucune discorde
La meunière. — Vous pourriez jouir à votre gré des mes
L'homme. —                                                                 Buissons ?


L'homme. — C'est un mot indigne de ces bosquets charmants
L'homme. — Moi qui ai dédié ma vie à leur étude
L'homme. — Je vous assure qu'il n'y a rien de plus blessant
L'homme. — Que des arbres traités de façon si rude


La meunière. — Monsieur, ne vous emportez pas je vous en prie
La meunière. — Je vois que vous êtes amoureux de verdure
La meunière. — Vous serez toujours le bienvenu, jour et nuit
La meunière. — Si comme d'un arbre votre branche est bien
L'homme. —                                                                       Pour sûr !


L'homme. — Je reviendrai vous rendre visite demain
L'homme. — Je dois retourner maintenant dans mon gîte.
La meunière. — La chance se décide à me sourire enfin
La meunière. — On dirait qu'avant peu je verrai...


                                                            La suite

Fin de l'acte 1.

Acte 2
La meunière est là, le forestier arrive

La meunière. — Vous voilà enfin, j'avais hâte de vous voir
La meunière. — Je vais vous aider pour autant que je puisse
La meunière. — Mais vous ne m'avez dit votre nom hier soir
La meunière. — Je veux le connaitre avant d'écarter mes
L'homme. —                                                                 Brice !


L'homme. — Tel est mon nom, j'aurais dû le dire plus tôt
L'homme. — Acceptez donc mes excuses les plus plates
La meunière. — Ne t'inquiète donc pas et n'en dis plus un mot
La meunière. — Je te pardonnerai si tu touches ma
L'homme. —                                                   Quelle hâte !


L'homme. — Je réalise que j'ignore votre nom
L'homme. — À force de ne m'occuper que de ces bois
L'homme. — On pourrait croire que j'ai perdu la raison
La meunière. — Je suis Sylvie, mais viens donc me mettre un
L'homme. —                                                                         Je vois.


L'homme. — Comment gagnes-tu ta vie ? Grâce à ce moulin ?
L'homme. — N'est-ce pas difficile d'être ainsi seule ?
La meunière. — Je travaille avec tous les paysans du coin
La meunière. — Ils viennent tous pour profiter de mes meules


La meunière. — Cela n'est pas un emploi des plus lucratifs
La meunière. — Mais je peux compter sur mon oncle médecin
La meunière. — Il m'aide quand mes créanciers sont trop hâtifs.
La meunière. — Maintenant viens là, je vais te montrer mes
L'homme. —                                                                     Fort bien !


L'homme. — Commençons cette visite sans plus tarder
La meunière. — Je peux commencer par te montrer mes charmes
L'homme. — Des charmes poussent-ils dans ta propriété ?
La meunière.en aparté : Décidément son obsession me désarme


La meunière.à l'homme : C'est vrai j'ai deux charmes, ils sont un peu plus haut
L'homme. — Cette essence survit là ? C'est vraiment rare !
La meunière. — Suis-moi et je vais te montrer comme ils sont gros
La meunière. — Solides et superbes, comme le sont mes
L'homme. —                                                                 Allons voir !

Les deux s'éloignent.

Fin de l'acte 2

Acte 3

La meunière. — Mais où est Brice ? Lui qui venait tous les jours
La meunière. — M'a abandonnée là, totalement lésée
La meunière. — Un mois déjà qu'il n'est venu faire un tour
La meunière. — Et il n'a pas eu l'occasion de me
La vieille dame. —                                               ohé !


La vieille dame. — Comment vas-tu, meunière ? On ne te vois plus
La vieille dame. — Tu ne descends plus jamais jusqu'au village
La vieille dame. — Tu n'est pourtant pas souffrante mais tu as l'air déçue
La vieille dame. — Je vois bien ton trouble malgré mon grand âge


La meunière. — Tu as raison hélas, je suis désespérée
La meunière. — Je crois bien que je suis au bord de la folie
La meunière. — Cet homme que je rêvais d'avoir, ce forestier
La meunière. — M'a laissée avant que je l'aie mis dans mon
La vieille dame. —                                                           Lui ?


La vieille dame. — Ne l'attends plus, il ne peux pas être au moulin
La vieille dame. — Pris sous le charme d'une séductrice entrainée
La vieille dame. — Il passe désormais son temps près du four à pain !
La vieille dame. — La fille du boulanger le tient, cette
La meunière. —                                                         C'est vrai ?


La meunière. — Elle m'a pris celui qui avait ravi mon coeur
La meunière. — Chaque fois qu'il la roule dans la farine
La meunière. — C'est pourtant bien moi qui suis volée, quel malheur !
La meunière. — Et aujourd'hui elle peut lui sucer
La vieille dame. —                                             J'opine !


La vieille dame. — Oublie ce goujat et trouve un autre garçon
La vieille dame. — La petite l'aura fait bien vite cocu
La vieille dame. — Pendant que tu auras dans ta propre maison
La vieille dame. — Un homme qui sauras prendre soin de
La meunière. —                                                               Vaincue ?


La meunière. — Je ne le serai pas aussi facilement
La vieille dame. — Sois raisonnable, ça ne finira pas bien
La meunière. — Je ferai tout pour reconquérir mon amant
La vieille dame. — En ce moment même il donne des coups de
La meunière. —                                                                         Rien !


La meunière. — Non rien ne parviendra à me décourager
La vieille dame. — Et dis-moi : comment donc comptes-tu t'y prendre ?
La meunière. — Si j'étais un arbre il ne pourrait résister
La vieille dame. — Dieu ! Quelle chose stupide je viens d'entendre


La vieille dame. — Je pars et je te laisse avec tes plans idiots
La meunière. — C'est ça ! Moque toi ! Critique ! Pars ! Cours ! Va ! Geins !
La meunière. — Je sais bien que mon plan réussira bientôt
La meunière. — Et enfin mon seul amour verra mon...


Ceci est un message du ministère de la santé.


La meunière. — chagrin.

Chapitre 4

« C'est comme ça que c'est arrivé ? » demanda ma compagne de route.
« Plus ou moins, lui répondit Sylvie, j'ai du adapter un peu pour les besoins de la pièce, mais en gros, c'est authentique. J'ai attendu cet homme pendant des jours, puis des semaines, puis des mois... Et à rester plantée là j'ai fini par prendre racine et de seule meunière je suis devenue saule pleureur. "Pleureur" parce que même après ma transformation, il n'est jamais revenu me voir. J'ai pleuré pendant si longtemps que j'ai formé ce petit étang à mes pieds.
- Quel destin tragique... Et au fait, comment votre camarade pendu est-il arrivé là ?
- Quoi, il faut que je raconte mon histoire maintenant ? maugréa le machabée. Bon d'accord... Alors comment je vais la tourner cette fois... Qu'est ce que vous diriez d'un polar ?
- On a le choix ?
- En fait non, ce sera ça ou rien !
- Laissez-le faire, ça sera moins pire que la fois où il a essayé de la mimer, ajouta le saule. »


Au volant de sa vieille Pontiac, Jack fumait sa cigarette nerveusement. Lui qui avait toujours gagné sa vie avec des petites combines minables allait enfin toucher le gros lot. Un gros coup, très simple et avec un minimum de risques. Du moins c'est ce qu'il se répétait alors qu'il jetait son mégot par la fenêtre et qu'il s'allumait une autre sèche... « C'est comme si ils avaient prévu que je le fasse ce hold-up ! Ouvrir une armurerie à dix mètres d'une banque c'est juste idéal pour un voleur comme moi, pensa Jack. J'achète un flingue, je braque le caissier et je suis reparti dans un quart d'heure les poches pleines de billets. Un jeu d'enfant. »

Il avait prévu ce dernier plan pour mettre un terme à une carrière de bandit jusque là plutôt minable. Dans toutes les magouilles qu'il avait essayé pour gagner de l'argent facilement, quelques unes lui revenaient à l'esprit : la fabrique de faux meubles anciens, qu'aucun antiquaire n'a jamais acheté plus cher que leurs prix de fabrication, les cambriolages dans des appartements vides et les faux dollars. Un de ses contacts lui avait assuré qu'il serait bien plus facile d'écouler de la fausse monnaie étrangère mais au final les frais de change avaient englouti tout le bénéfice ! Il se répétait depuis dix minutes déjà que cette fois ce serait différent. Après avoir jeté son mégot par la fenêtre, Jack prit une profonde inspiration et sortit de sa voiture. Il remonta le col de sa veste pour se protéger du vent et prit la direction de l'armurier, d'un air nonchalant.

Le magasin semblait désert quand il entra, les pistolets et les fusils disposés le long des murs comme si une armée invisible était en joue tout autour de lui. Une clochette tinta quand la porte s'ouvrit et du fond de la boutique il entendit la voix du marchand : « Une petite minute, j'arrive ! » Un homme dans la quarantaine apparut, son crâne chauve brillant comme un phare dans la pièce mal éclairée. En voyant son regard en biais et son petit sourire en coin, on sentait qu'il avait l'habitude de traiter avec des types plus ou moins louches et il semblait déjà avoir son idée sur Jack. Ce dernier commençait à se sentir mal à l'aise et décida d'en finir au plus vite.

« Il me faudrait une arme, déclara-t-il simplement.
- Ah oui ? C'est marrant je croyais que vous vouliez acheter un kilo de carottes.
- Quoi ? Qu'est-ce que...
- C'est une armurerie ici, évidemment que vous voulez une arme. Quel genre il vous faut ?
- Je sais pas moi... Du genre qui tire.
- Revolver, carabine, pistolet, pistolet mitrailleur, fusil de chasse, fusil d'assaut, fusil de précision, mitrailleuse lourde, lance-roquette, lance-grenade, lance-flammes, lance-pierre, lance à incendie, arbalète, fronde, pistolet à eau... Je peux vous avoir une catapulte, mais ça prendra un peu de temps.
- Euh... J'ai un budget assez serré là. » Jack vida son portefeuille sur le comptoir poussiéreux. « Vous avez quoi pour ce prix ? »

Le commerçant compta rapidement les billets et reprit du même ton indifférent : « Un pistolet, ou alors une carabine bas de gamme. Plus quelques munitions. Ah j'ai aussi une sarbacane dans un coin.
- Je vais prendre le pistolet plutôt.
- Comme vous voudrez, je vous l'emballe ?
- Non merci c'est pas la peine.
- C'est pour utiliser tout de suite ? Vous savez je fais un kit spécial suicide si c'est ce que vous cherchez. Un pistolet fabrication maison et deux balles, le tout pour presque rien.
- Pourquoi deux balles ?
- Au début j'en vendais qu'une, y a eu des retours de clients insatisfaits. Depuis que je suis passé à deux je n'ai pas eu une seule réclamation. Personne n'arrive à se rater deux fois de suite, faut croire. Alors, ça vous intéresse ?
- Non non, c'est pas pour moi. Donnez-moi juste le pistolet. »

L'armurier lui tendit un automatique et deux chargeurs en lui demandant s'il savait s'en servir. Après avoir payé et écouté distraitement les derniers conseils du marchand, Jack sortit, son arme en main fourrée dans la poche de sa veste. Il réfléchit encore une dernière fois aux détails de son plan. « Qu'est-ce que je dis en entrant ? "Haut les mains, c'est un hold-up" ? Non, trop classique... "Le premier qui bouge je lui fais sauter la cafetière" ? Non, trop agressif. En plus j'aime pas le café. "je lui fais sauter la théière" ? C'est complètement tarte... "C'est un braquage ! Personne ne bouge" ? C'est encore le moins pire. Bon, je trouverai bien le moment venu. »

Il prit une grande inspiration et murmura « c'est parti cette fois ». Il remonta d'un pas décidé la rue avant de tourner vers le bâtiment suivant. Il enfonça la porte et se mit à crier : « Les mains en théière ou je vous fais sauter la tarte ! Et merde... » Devant les regards intrigués il se ressaisit et sortit son arme en criant plus fort : « C'est un braquage, tout le monde à terre ! Ah voilà ! C'est pas original mais au moins c'est clair. » Les clients avaient l'air terrorisé mais la plupart restèrent sans réagir. Certains commencèrent à pleurer et à appeler leur mère. Jack se demanda alors pourquoi ils étaient tous aussi jeunes. Une femme prit alors la parole : « Je vous en prie, prenez ce que vous voulez mais ne faites pas de mal aux petits ! »

Soudain tout s'éclaira dans l'esprit de l'apprenti braqueur : juste entre l'armurerie et la banque, il y avait une crèche. Il était rentré dedans dans sa précipitation. Que faire maintenant ? Il n'y avait aucun butin décent à espérer mais il ne pouvait pas décemment sortir comme si de rien n'était et passer à la banque... Il observa rapidement les lieux : il y avait une douzaine de gamins éparpillés dans la salle et deux femmes pour s'en occuper. Deux autres mioches commençaient à pleurer. Il fallait réagir vite. Finalement Jack décida de partir le plus vite possible et de tenter sa chance à la banque immédiatement après. Mais pour sauver la face il ordonna aux deux surveillantes de lui donner tout le liquide qu'elles avaient sur elles. À peine deux minutes plus tard, il s'apprêtait à sortir quand il entendit les sirènes à l'extérieur.

« Bordel, vous avez appelé la police ? Il y a une alarme silencieuse ? » Le voix d'un policier retentit dans son haut parleur : « Le bâtiment est cerné, ne fais pas l'imbécile ! Relâche les otages et on ne te fera pas de mal !
- C'est pas vrai, y a qu'à moi que ça arrive des trucs pareils. » Il ouvrit la fenêtre et cria : « Ne tentez rien ou ça va être moche ! J'ai douze otages et j'ai au moins autant de balles en réserve ! »

Putain mais qu'est-ce que je raconte ? Je vais pas exécuter des mômes quand même, dit-il pour lui même.
- Vous feriez mieux de vous rendre, je témoignerai pour vous, je leur dirai que vous n'avez fait de mal à personne si vous laissez les enfants.
- Dis t'es qui toi ? lui demanda un des gamins les plus proches.
- C'est un vrai pistolet ?
- Pourquoi tu cries tout le temps ? continua un autre.
- C'est un vrai pistolet monsieur ?
- Mais taisez vous un peu, sales mioches. Il faut que je réfléchisse. Allez, dégagez !
- C'est un vrai pistolet ?
- T'es méchant monsieur !
- Hé c'est un vrai pistolet ?
- Je le dirai à la maitresse !
- Hé monsieur ! Dis, c'est un vrai pistolet ? Monsieur ? »

Dix minutes plus tard, la moitié des gamins était en train de pleurer, l'autre moitié avait décidé de jouer aux cow-boys et aux Indiens avec Jack.

« T'es nul monsieur, on perd tout le temps.
- Ouais, pourtant t'as un vrai pistolet et tu t'en sers même pas et t'es pas un vrai cow-boy et c'est pas marrant et je vais le dire à la maîtresse. »

Quinze minutes plus tard, Jack criait à nouveau par la fenêtre à la police. « Ok je me rends, mais sortez moi de là, les gamins veulent m'attacher au totem !
- Est-ce que tu es prêt à négocier ? demanda l'officier de police.
- Je ne négocie pas, je me rends.
- Sois raisonnable, tu ne sortiras pas de là sans négocier.
- Je veux juste sortir. Je vais sortir, vous tirez pas hein ?
- Ne joue pas au con, personne ne veut que ça finisse mal. Reste où tu es et ne tente rien surtout, on peut tout arranger si tu restes calme.
- Hé ben donnez l'assaut alors, je m'en fous mais sortez moi de là. On va être à court de couches de rechange et j'en ai trois qui ne veulent pas faire leur sieste !
- Écoute, j'ai une proposition : tu relâches un otage pour prouver ta bonne foi. Pour partir sur de bonnes bases. Qu'est-ce que t'en dis ? Ça sera plus facile d'avoir ce que tu veux après.
- Mais je veux juste me faire arrêter, vous êtes cons ou quoi ?
- On ne pourra rien obtenir si tu ne fais pas un geste.
- RAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! »

Sur ce cri de rage, le preneur d'otage malheureux referma la fenêtre. « Il a rompu les négociations, ça va pas être facile. C'est sûrement un déséquilibré, déclara le capitaine.
- Je prépare l'équipe d'intervention, chef ? demanda un de ses subordonnés.
- Seulement si c'est inévitable, on peut encore s'en sortir sans bobos. »

À l'intérieur, Jack commençait à sérieusement douter de la compétence de la police locale. « Ah ils veulent un geste hein ? Je vais leur en donner un, de geste. »

Deux coups de feu retentirent, puis des cris d'effroi à l'intérieur de la crèche. Le forcené lança le cadavre par la fenêtre pour que tout le monde puisse le voir. Le silence se fit et un frisson d'horreur parcourut les forces de police qui entouraient la scène d'horreur.


C'est vraiment gonflant quand les pubs tombent en plein cliffhanger hein ?


« Ça fait un ours en peluche de moins ! Alors, vous allez venir me chercher ou il faut que je bute le lapin domestique ? » À l'extérieur, les policiers ne purent que constater le désastre. Le nounours gisait au milieu de la rue. Un de ses yeux pendait par son fil de son orbite. Sa poitrine était complètement éclatée et des morceaux de mousse étaient éparpillés partout autour du corps.

« Je crois que je vais être malade, chef.
- Merde ! Tout ça c'est ma faute, grogna le capitaine responsable des négociations.
- Qu'est-ce qu'on fait chef ? On va pas le laisser s'en tirer si facilement ?
- Pourquoi il a fallu que ce pauvre nounours se fasse descendre ? J'aurais pu éviter ça, je sais que j'aurais pu. Nom de Dieu, qu'est-ce qui cloche chez ce mec ?
- Chef, il faut faire quelque chose, il y a encore des poupées et un cheval à bascule enfermés avec ce cinglé. »

Le capitaine serra les poings, sortit une flasque de la poche intérieure de son pardessus et en but une gorgée. Son assistant le regarda, l'air inquiet. « Chef ?
- Donnez l'assaut. Je n'aurai pas d'autre mort sur la conscience aujourd'hui. »

Tout se passa très vite. En deux minutes, une équipe était prête à entrer en action. Jack de son côté avait organisé une partie de cache-cache avec les gamins, à la différence prêt qu'il ne les cherchait pas. Au moins il serait tranquille le temps qu'ils se lassent et finissent par se montrer. La porte s'ouvrit brusquement et quatre policiers braquèrent immédiatement leurs armes sur lui. « Police ! Bouge pas si tu tiens à la vie !
- Ha ! Ça c'était une bonne phrase ! Pourquoi j'y ai pas pensé ? »
Avant qu'il ait le temps d'y réfléchir d'avantage, toute l'équipe était déjà tombée sur son dos pour l'immobiliser. À peine trente secondes plus tard, il était trainé dans la rue, menotté et emmené dans un fourgon de police.

« Bon travail, fit le capitaine. Comment vont les otages ?
- On n'a trouvé personne à l'intérieur, chef. Il était seul. Apparemment il nous a bien bluffés.
- Un cinglé... C'est vraiment un cinglé » marmonna la chef en secouant la tête.

C'est à peu près tout ce qu'il y a à raconter, termina notre conteur pendu. Le procès est allé plutôt vite, mon avocat était tellement nul qu'il a réussi à me faire condamner non seulement pour la prise d'otage mais aussi pour le braquage que j'avais l'intention de faire. Il pensait qu'en expliquant mes vraies intentions, ça aurait l'air moins grave et qu'en rappelant tout mon casier judiciaire on verrait que j'étais juste un magouilleur raté. Il a conclu sa plaidoirie comme ça : « L'accusé est peut être un voleur et un menteur, mais ce n'est pas un meurtrier. Tout ce qu'il a fait au cours de sa carrière, c'est se couvrir de ridicule et vous savez bien monsieur le juge que le ridicule ne tue pas. » Le juge a déclaré que j'étais irrécupérable et que ma place était au bout d'une corde. À peu près tout le monde était d'accord avec lui et deux heures après j'étais accroché là.

Le plus drôle dans cette histoire c'est qu'à l'origine la police était venue pour arrêter un type qui faisait un hold-up dans la banque d'à côté. Pendant que les flics étaient occupés avec moi il a pu sortir de là comme si de rien n'était !

Épilogue

Après plusieurs jours à l'écart de la ville, Paulette décida de retourner à la civilisation. Lassé des jérémiades de l'arbre et de son pendu, je ne pouvais qu'approuver sa décision et nous prîmes donc la route à l'aube. Je réalisai sur le chemin que je ne savais pas grand chose d'elle et la questionnai donc sur sa condition. « Comment j'en suis arrivé à n'être qu'un squelette, fit-elle ? Eh bien quand j'étais vivante je n'avais que la peau et les os. Après un cancer de la peau, voilà ce qu'il reste !
- C'est tout ?
- Hé oui, c'est aussi bête que ça.
- Ça me donnerait la chair de poule une histoire pareille.
- Ha mais il y a des bons côtés : je n'ai plus à me soucier des coups de soleil quand je sors et je fais des sacrées économies en crème anti-rides.
- Je suppose qu'on peut voir ça comme ça oui... Dis-moi, qu'est-ce que tu comptes faire, une fois en ville ?
- Essayer de trouver un boulot. J'ai bossé pendant un temps comme assistante à l'université dans un cours d'anatomie. C'est pas compliqué, il suffit de montrer ses os aux étudiants. Mais j'aimerais bien faire quelque chose de plus amusant. Peut-être servir de décor dans un opéra. Ou même jouer dans une pièce de théatre, il y a bien un fantôme dans Hamlet non ?
- Tu te sens une âme d'artiste ?
- Bien sûr, j'ai ça dans la peau. Enfin, façon de parler... »

Tandis que nous discutions de carrières possibles, nous arrivâmes enfin aux abords de la ville. Nous nous séparâmes pour accélerer nos recherches et je ne revis ma camarade que tard dans la soirée. Elle portait alors un sac assez volumineux et ce qui me semblait être un sourire sur son visage, bien qu'il fut très difficile d'en juger.

« J'ai trouvé quelque chose ! Un petit rôle mais c'est seulement un début, c'est la chance de se faire remarquer !
- Vraiment ? Ça a quelque chose à voir avec ton paquetage ?
- Exactement, regarde un peu ça ! »
Ce disant, elle me montra le contenu du sac : deux peaux de bêtes.

« Tiens, la peau de bœuf c'est pour toi, me précisa-t-elle en me tendant la dépouille.
- Un bœuf ? C'est un peu... comment dire... Enfin, t'avais pas celle d'un taureau plutôt ?
- Qu'est-ce que tu aurais bien pu faire avec la peau d'un taureau et que tu ne pourras pas faire avec celle d'un bœuf ?
- Hum... Eh bien, des corridas...
- Arrête de dire des bêtises et aide-moi à mettre la mienne.
- C'est une peau d'âne ? Tu te crois dans un conte de fées ?
- Non, on va avoir besoin de nous à l'église. C'est bientôt Noël, on aura à peine le temps de répéter.
- Oh ? Et c'est quoi mon texte ?
- Meuh. »


C'est ainsi que commença ma nouvelle vie. Je remplis toujours le rôle et la peau du bœuf tous les ans depuis lors, nous n'avons jamais réussi à percer dans le monde du spectacle, même si Paulette peau d'âne continue d'y croire. Moi j'ai décidé d'écrire mon histoire en espérant qu'un jour elle sera publiée et que je deviendrai célèbre... On peut toujours rêver non ? De toutes façons ce n'est pas le temps qui me manque maintenant. Alors si vous lisez ces lignes et que vous voulez me rencontrer, venez à l'église Saint Lucien vers Noël. C'est là que je crèche.


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