Plaidoirie
Merci monsieur le Président.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les jurés, je suis aussi surpris que vous de me retrouver ici à défendre les intérêts de mon client. Comment la justice peut-elle à ce point défaillir qu’on en arrive à juger les faits et gestes d’une personne à la moralité irréprochable alors même qu’il n’existe – comme je le démontrerai dans quelques instants – aucune preuve tangible des crimes dont on l’accuse ? Est-il même nécessaire que je plaide ? Le réquisitoire que vient de nous livrer le procureur de la République devrait amplement suffire à exonérer mon client de ces terribles accusations tant le dossier est vide.
Merci monsieur le Président. Je n’ai pas besoin de chercher de circonstances atténuantes à mon client puisqu’il n’a rien à se reprocher mais si tant est que l’un d’entre vous possède encore un soupçon de doute, un simple rappel de son passé devrait achever de le convaincre.
L’enfance de mon client fut parmi les plus misérables qui soient. Cadet de sept enfants, sept garçons faut-il le rappeler, il a dû trouver son chemin entre un père violent et alcoolique comme le sont tous les bucherons cévenols et une mère plutôt effacée et soumise comme le sont toutes les femmes de bucherons cévenols. Ah ça, on ne peut pas dire qu’il a été gâté par la nature. De constitution fragile, il est né avec une forme rare de nanisme et il a dû subir pendant toute sa prime jeunesse non seulement les affres de son handicap mais aussi les lazzis de ses frères et camarades plus vaillants que lui. Je rappelle à la Cour et aux jurés que pas même ses parents ne sont parvenus à nous informer du véritable nom de leur dernier-né. Leur propre enfant ! La chair de leur chair ! Ses propres géniteurs se sont rangés du côté de la majorité moqueuse en ne l’appelant plus que par son surnom infamant, le Petit Poucet. Pouvez-vous imaginer le traumatisme que cela peut représenter pour un enfant ? Surtout un enfant grotesquement difforme !
J’irai même plus loin. En admettant, je dis bien EN ADMETTANT que mon client fût coupable d’une fraction de ce qu’on lui reproche ici, ce qu’il a subi dans sa jeunesse devrait suffire à totalement l’exonérer des charges retenues contre lui. Je ne veux pas jouer au petit jeu de la jurisprudence mais je rappelle tout de même à la Cour qu’il n’y a pas si longtemps, un jeune homme a été acquitté dans une sombre affaire d’accrochage entre son scooter et une Mercedes car le juge avait considéré que le fait d’avoir un papa Président de la République représentait un traumatisme intense pouvant expliquer quelque manquement à l’ordre disciplinaire. Et quelle différence y a-t-il entre un fils de Président et un fils de bûcheron ? La démocratie est-elle à ce point rongée par la corruption et le népotisme qu’on ne puisse pas juger sur un même pied d’égalité l’élite et le reliquat humain ?.
Mais je m’emporte en pure perte mesdames et messieurs les jurés. Tout ceci n’est que conjecture étant donné que mon client est entièrement totalement parfaitement innocent. Si quelqu’un devrait aujourd’hui être assis sur le banc d’infamie, ce n’est pas le Petit Poucet mais bel et bien ses parents et surtout son père, Roger-Gérard Galampion. Oui, vous, monsieur Galampion, vous qui n’avez même pas daigné nous honorer de votre présence en ce tribunal populaire et qui sans doute tremblez de remords au fin fond de votre cabane en bois perdue au milieu de la forêt. D’ailleurs quel endroit pour élever sept enfants ! J’ai ici un rapport de la DDASS qui fait état d’extraordinaires manquements aux principes de base de l’éducation infantile. Je cite au hasard :
Cher madame et monsieur Galampion,
Pour faire suite à votre demande du 22 septembre dernier et après consultation des textes de loi afférents et prises de renseignement auprès des autorités compétentes, je vous confirme que d’après l’article L.214 du Code Civil (cf. annexe), il n’est pas autorisé d’abandonner ses enfants dans la forêt, même si vous n’avez rien à leur donner à manger.
Veuillez agréer, madame, monsieur, de l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Vous pensez sans doute que cette lettre suffirait à faire flancher Roger-Gérard Galampion et qu’il renoncerait à ses projets d’abandon ? Que nenni. Au mépris de la Loi, ce père indigne, prétextant quelque chasse aux ragondins, entraîne ses enfants au plus profond de la forêt des Cloustines et profite d’un moment d’inattention de sa progéniture pour lâchement les abandonner. Que se serait-il passé si par chance le Petit Poucet, ayant eu vent du projet paternel, n’avait eu la présence d’esprit de semer des petits cailloux pour retrouver le chemin du foyer (montrant en outre ici son intense miséricorde car beaucoup auraient préféré quitter un foyer où régnait une telle atmosphère) ? Et bien je vais vous le dire : il ne se serait rien passé. Les Galampion auraient continué de percevoir les allocations familiales comme si de rien n’était tandis que leurs enfants seraient morts de faim et de soif au milieu des hêtres, des bouleaux et des amanites à bulbe pustuleux qui font la renommée de cette contrée sauvage chère à Edmond Rostand.
Et oui mesdames et messieurs les jurés, je vois que vous découvrez avec effarement les mauvaises actions du père de l’accusé qui sont étrangement absentes du dossier de l’instruction. Mais cela n’est rien à côté de la suite. Car au lieu de fêter dans la joie et le remords le retour de ses sept enfants prodigues, Galampion échafaude un plan encore plus diabolique pour s’en débarrasser à nouveau. Ce père indigne, prétextant quelque chasse aux ragondins, entraîne ses enfants au plus profond de la forêt des Cloustines et profite d’un moment d’inattention de sa progéniture pour lâchement les abandonner. Heureusement, le Petit Poucet à qui on ne la faisait pas avait pris soin d’avoir eu vent de la chose. Hélas en cette fin avril la saison des petits cailloux arrivait à son terme et il dut se rabattre sur la première chose qui lui tomba sur la main pour baliser le chemin du retour, en l’occurrence une miche de pain dont il parsema la route de boulettes de mie savamment façonnées.
Huissier, faites passer les mies de pain parmi les jurés s’il vous plaît.
Encore une fois le Petit Poucet ne fut pas gâté par la nature. Des oiseaux mal intentionnés contrecarrèrent les plans du vaillant gnome en avalant toutes les boulettes parsemées sans autre forme de procès. Impossible dès lors pour les sept frères de retrouver le chemin de la cabane des Galampion. Désemparé mais plein de ressources, le Petit Poucet, sans doute trop fier pour demander son chemin à un agent, entraîna sa fratrie dans une fantastique chevauchée pédestre à la recherche d’un abri.
Et c’est là, monsieur le Président, mesdames et messieurs les jurés, que commence à s’imbriquer l’incroyable faisceau de pseudo-preuves qui si on ne fait que le survoler semble accabler mon client alors même qu’un regard attentif permet aisément de séparer le bon grain de l’ivraie. Bien qu’ils fussent abandonnés à quelques centaines de mètres de la MJC de Glounieux, ils se dirigèrent dans la direction opposée et après de longues heures de marches se retrouvèrent face à une cabane apparemment habitée. Très à cheval sur la politesse malgré son manque criant d’éducation, le Petit Poucet frappa à la porte. Et par qui croyez vous qu’il fut accueilli ? Par quelqu’un comme vous et moi ? Par un simple ermite qui aurait décidé de s’installer en forêt car ne trouvant pas de place en HLM ? Et non ! Par un ogre, UN OGRE ! Alors qu’il en reste finalement assez peu dans la région.
Comble de malheur, mon client ne se rendit pas immédiatement compte de la nature tératologique de son hôte. C’est avec toute la sérénité qui sied à un jeune garçon abandonné en forêt par ses parents qu’il accepta en son nom et en ceux de ses frères la proposition du monstre sanguinaire dévoreur d’enfants de rester à souper et à dormir. D’autant que le monstre en question possédait l’avantage d’être le papa de sept charmantes jeunes filles et que le Petit Poucet, qui n’a jamais caché son penchant pour la lubricité orgiaque, pouvait facilement s’imaginer l’effarante partouze qui se produirait pendant la nuit.
Huissier, faites passer les photos du tournage de « Partouze par douze » parmi les membres du jury pour qu’ils se fassent une opinion de l’état d’esprit du Petit Poucet à cet instant précis...
Le reste n’est qu’une question de coïncidence fâcheuse. C’est par simple reflexe et force de l’habitude que le Petit Poucet s’est dissimulé sous la table de l’ogre au moment où celui-ci expliquait à sa femme Jacqueline son intention de le dévorer la nuit même lui et ses frères. Si vous aussi mesdames et messieurs les jurés vous étiez abandonnés dans la forêt par vos parents un jour sur deux, vous vous cacheriez plus souvent sous les tables pour contrer les plans ourdis, je vous le dis tout net !
Et oui. Et oui. Et oui… Informé des desseins anthropophages de l’ogre, mon client a simplement fait preuve d’astuce et non de malhonnêteté. Échanger son bonnet et ceux de ses frères contre les couronnes en or des petites ogresses au moment de se glisser dans le lit préparé à leur intention, ce n’est que du bon sens, ce n’est pas un crime. Bien sûr, on ne peut pas non plus en vouloir à l’ogre qui s’est finalement laissé abuser plus par manque d’attention que par méchanceté. Je ne lui jette pas la pierre. Après tout il a tout de même dévoré ses propres enfants, mais pas de gaieté de cœur. Mais il est tout de même trop facile de rejeter toute la responsabilité sur le Petit Poucet qui a agi en totalement légitime défense. Certes, cette complicité dans le septuple meurtre cannibale n’est pas le chef d’accusation principal mais je me permets de souligner à la Cour que si mon client est d’ores et déjà considéré comme innocent de cette péripétie gastronomique, comment pourrait-on le croire capable des autres crimes dont on l’accuse ? Soyons sérieux !
Oh mais j’y viens monsieur le Procureur, j’y viens. Car après l’épisode anecdotique de l’ingurgitation des fillettes, mon client était bien forcé de quitter les lieux. Certes, l’ogre aurait pu reconnaître s’être fourvoyé et ne pas en vouloir au nain et à ses frères mais deux précautions valent mieux qu’une. Je vais peut-être vous surprendre mais NOUS NE NIONS PAS les faits concernant la disparition des Bottes de Sept Lieues !
Mais mon client comptait les restituer à son propriétaire légitime après avoir mis une distance respectable de l’ordre de 49 ou 56 lieues entre l’ogre de lui-même. Je demande d’ailleurs à l’huissier de faire passer parmi les jurés le bon de commande UPS rédigé de la main même de mon client et qui prouve son intention de renvoyer les bottes à son propriétaire légitime. Il ne s’agit donc pas d’un vol, mais d’un simple emprunt !
Et donc monsieur le Président, mesdames et messieurs les jurés, j’en arrive finalement au cœur de l’accusation. Oui mon client a fait preuve de peu de civisme en semant des cailloux et des miettes de pain à tous bouts de champs dans la forêt, oui il a profité de façon cavalière de l’hospitalité d’un ogre très réputé dans la région, certes il a fait preuve de légèreté de peu de compassion en laissant l’ogre dévorer ses propres enfants et enfin il aurait pu prévenir avant d’emprunter les bottes de sept lieues mais rien dans tout ceci n’est interdit par la Loi. Mais ce que nous affirmons ici, c’est que jamais, non jamais, le Petit Poucet n’a dépassé la vitesse autorisée en ville sur sa mobylette et que le radar automatique qui l’a soi-disant pris en flagrant délit à 58 km/h au lieu de 50 km/h n’est pas calibré correctement. Nous refusons donc purement et simplement de payer l’amende de 90 €. Je vous remercie de votre attention.
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