Illittérature:À bout portant
Chapitre 1
Je me balladais avec Metallica dans les oreilles en train de faire rage contre les machines.
« Battery ! Ba-tte-ry ! »
Samedi midi ensoleillé. J'étais imbu de cette assurance dont ne prennent pas conscience les jeunes gens en bonne santé. Je virevoltais, pulsant de vitalité, battant la mesure d'un death-headbang latéral à donner le torticolis à un taureau. Puis je me paralysai sur place dès que mes yeux se posèrent sur la plus médusante de toutes les paires de fesses de la ville. Elles se trémoussaient pendulairement au rythme des ébrouements de son opulente propriétaire blonde penchée dans le coffre de sa Nissan rouge vif. Je suivais des yeux ses mouvements. Master of puppets.
Lorsqu'elle émergea avec des sacs de course aux bras, j'étais déjà tout entier épongé par les tampons qui normalisent le flux déferlant de stimulation érotique. J'étais certain que si je la prenais là maintenant, sur le trottoir, je prendrais facilement 20 ans, soit un peu plus que mon âge. Du haut de ses talons appuyant le dodelinement divin du fessier moulé par le cuir blanc, elle fuyait les mains des courants d'air. Je la regardais quand elle tourna son regard vers moi. Joli détournement aérien, jeune homme ! me félicitai-je en mon for intérieur, alors qu'elle soutenait mon dévisagement irréfréné en se fendant d'un sourire de chatte.
Elle rechargea les sacs dans le coffre puis se mit lentement au volant. Elle abaissa la vitre et me sourit de plus belle. Je ne tenais plus. Mon sang fumait, j'étais en érection. Je me décidai à sauter cette salope consensuelle, puis de la tuer après, pour compenser l'absence de viol. Avançant rapidement, je contournai la voiture par derrière puis me portai à hauteur de la conductrice. La femme me demanda si je voulais monter dans sa caisse. Je dis oui. J'ouvris la portière, puis m'installai à l'avant. J'avais du mal à contenir mon sourire. Elle me souriait de ses mirettes brillantes de convoitise. Elle plongea la main dans son sac. Je la regardai faire, attendant qu'elle ne la plonge ailleurs. Elle en sortit un flingue qu'elle pointa sur ma tempe. Pressa la gâchette.
J'étais parti dans un autre monde, le début d'une nouvelle ère.
Chapitre 2
Je sortis de mon micro-coma sur le trottoir. La voiture n'était plus là. Je me traînai vers l'hôpital avec un grand courage, sans doute celui d'un escargot très courageux. Je marchais déjà normalement à mi-chemin. Ma migraine m'avait passé aux trois-quarts.
Je m'en étais sorti miraculeusement comme tant d'autres avant moi, à une nuance près. J'avais un trou en travers de la tête.
La balle était encore logée à l'intérieur. Les médecins, sans la compétence de l'extraire sans provoquer une lobotomie, pronostiquaient que j'allais développer un cancer du cortex pariétal et mourir en quelques jours dès l'apparition des premiers symptômes de nécrose cellulaire. D'ici là, je devais apprendre à vivre avec ce handicap. Mon premier jour en liberté je passais mon temps à regarder l'orifice dans un miroir. Les médecins — je crois bien que tout l'hôpital est passé me réconforter et accessoirement jeter un coup d'œil dans l'orifice — m'avaient admonesté de ne pas toucher, ou je pourrais involontairement déplacer des nerfs et luxer des neurones. Je les écoutais mais c'était dur, tellement dur de résister. Le soir je me tournais et retournais dans mon lit jusqu'à me faire assassiner par le sommeil bienveillant.
Mais un jour, je pris mon petit doigt à deux mains et dans un état plus ou moins second le passai lentement dans le trou. Le doigt entrait et sortait sans problème. Je poursuivis l'expérience et notai que l'index rentrait mais pas encore le pouce ni le gros orteil.
Chapitre 3
Ma vie avait beaucoup changé. Tous les matins je me réveillais. J'enfilais mes chaussons. J'allais uriner sans être en érection. Je me brossais les dents jusqu'à ce que le dentifrice mousse. Je sais, ça paraît on ne peut plus banal, mais je ne sais si vous avez déjà essayé de faire tout ça... avec une balle dans la tête.
Je relevais des petits détails qui ne m'avaient pas tant sauté aux yeux que ça quand j'étais encore "normal". Quelque chose qui m'ébranla durablement, c'était la discrimination sociale latente. Il y avait peu je voulais me changer les idées sur un parcours de golf. Le clerc me refusa l'entrée, et comme j'entrais dans une démence revendicative de type délirante, il me pointa du doigt l'affiche à l'entrée où je pus lire : « Interdit aux noirs et aux troués du cerveau. » Maintenant je comprends les noirs, leur rage de se faire accepter par la société et d'aplanir le cercle infernal des inégalités. J'ai même déjà entendu quelqu'un dire que les trous à la tête c'était contagieux, et que si on ne les empêchait pas d'accéder aux lieux publiques, les trous se propageraient comme une épidémie et qu'on excèderait même largement les 18 trous règlementaires par parcours.
Je retrouvai aussi le boulot... et les collègues. On dirait pas, mais les collègues c'est vraiment cruel. Il y avait un spectre continu entre Thomas qui essayait de bombarder le trou au rayon infrarouge de son porte-clé, et Aude qui me fit parvenir un lien vers une désinformation à mon sujet sur la dÉsencyclopédie
Pendant la lecture, Antoine tapotait avec une règle sur son bureau.
Il se tourne alors vers moi.
Tout le monde sauf Antoine accourut aux fenêtres. La caravane du Tour de France passait juste dans notre rue. Les cyclistes se faisaient typiquement haranguer, injurier et calommier sous la pluie d'épithètes propres aux dopés professionnels, mais moi je pris leur défense.
Quand le tumulte se dissipa, tout le monde regagna sa place. Antoine chantait :
It won't let go
It won't let go It's inside my head Inside my head Whatever you put in that syringe |
Chapitre 4
Moi qui m'étais forgé la réputation d'un bon travailleur dynamique et productif, j'étais entravé tout au long de la journée par mon hypochondrie. Je me tordais et tortillais inconfortablement sur ma chaise, quand personne ne regardait. J'essayais de tourner les yeux en dedans pour voir le trou de l'intérieur.
Puis soudain la crise.
Je me rendais au métro, quand j'entendis la grève de la RATP. Elle montait, enflait, les échos se téléscopant, s'auto-amplifiant et générant des distortions de l'espace-temps. Je me roulai à terre, les mains sur les oreilles. Des foules de gens commencent à entrer et sortir de ma tête à travers mon trou-tunnel. Les cafards grésillent de leurs mille et une antennes, le cancer du téléphone portable me nécrose le bulbe, je crève d'œdémie mentale.
Suite à cet épisode, j'étais craintif, je fuyais toute source de bruits comme la peste. Je minimisais mon exposition à l'air pollué parisien, et surtout je faisais de longs détours pour me tenir à distance des chantiers de BTP où flottaient nonchalamment les poussières de béton. On respire sans problème les particules en suspension sans s'apercevoir qu'il y a un miracle permanent du filtrage de l'air (poil au nez), mais ce qu'on oublie souvent, c'est que le cerveau n'a jamais été prévu pour une telle fonction.
Mon agoraphobie prit aussi le pas sur mes relations sociales. J'allais virtuellement tous les jours à l'encontre des conseils de mon horoscope favori (« Assainissez vos relations au travail, la semaine passera beaucoup plus vite », « Et si vous faisiez un geste pour alléger les tensions ? Avez-vous pensé à organiser une matinée croissants chauds ? », etc.). Comme je négligeai ma vie sociale détériorée et que l'eau chlorée me donnait des suées, je ne prenais plus de douche. Billie ma petite amie me fit la remarque avec sa belle perspicacité habituelle :
Je rompis avec Billie peu après et la bloquai sur MSN. Ce qui ne m'empêcha pas de vite faire la cour (de rattrapage) aux demoiselles en petite tenue de vacances :
Celle-là elle était bonne, on ne me l'avait encore jamais faite. J'aurais pu lui suggérer qu'elle partage son bon mot avec toutes ses copines sur Internet. Il était question d'enfoncer le clou, mais bon.
Chapitre 5
Une semaine de cruautés m'enterra moralement. Je troquai avec hâte mon costume pour mes habits du dimanche. Après une collation à base de sandwich thons cruautés (on la voyait venir à 5 km celle-là), j'établis mes quartiers généraux sur un banc au bord du lac près de chez moi, avec l'intention d'y camper toute la journée en affectant la mélancolie du promeneur solitaire. Et peut-être de m'y étendre le soir venu en affectant l'abattement du clochard pouilleux.
Un petit garçon se hissa sur le banc à ma droite. Il attaqua la conversation :
Le gamin s'en alla et se jeta en pleurs dans les jupons d'une dame honorée par l'âge à quelques mètres. Je l'entendis à cette distance :
Elle déboula vers moi, jetant ici et là ses quatre membres et grouinant un « Comment osez-vous ? À un enfant en plus ! », et me chassa de mon territoire à coups de sac à main à chaînettes. Je crois bien avoir vu le gamin sourire tandis que je battais en retraite. Ces gamins, sous leurs apparences fallacieuses, sont de vrais mini-démons.
Je me trouvai un nouveau banc, dont j'entendais bien tirer un plus grand bénéfice. Instinctivement j'eus un sursaut épidermique quand un homme prit place à l'autre bout. Du coin de l'œil je notai qu'il portait la veste sur un embonpoint débonnaire. C'était un petit gros assez vif, doté des traits d'un nain de jardin juif. Cela eut le don de me calmer un peu. Peut-être que lui allait me laisser tranquille.
Le soleil déclinait de son zénith, et mon ombre commença à s'allonger. Sur l'ombre de mon profil je constatai un point de lumière : l'ombre de mon trou. Celui-ci s'était creusé avec le temps. Je raisonnai qu'à présent, si l'on allumait une torche à un bout, on pouvait logiquement voir la lumière de l'autre. « Il va falloir que j'arrête d'avoir des idées brillantes, sinon on va me les piquer. » Je ris aux éclats à ce bon mot à destination de moi-même. C'était si bon de rire.
Je continuais de scruter de biais l'orifice lumineux, mais il se mit à clignoter étrangement. Je clignai de l'œil en vain. Le clignotement ne voulait pas partir. Je me reculai et vit avec horreur que le nain se tenait debout sur le banc et jouait à enfiler sa canne dans mon trou.
Au fur et à mesure que je repoussais ses avances, l'idée germait en moi que cet homme aussi habile de la langue que des doigts pourrait servir mes desseins.
Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais, si ce n'est la merde. Mais il fallait que je le fasse. Pour moi. Ma femme. Mes enfants. Ma patrie. Non là je vais un peu loin.
Ensemble, on se rendit là où tout avait commencé. J'avais du mal à semer ma chair de poule.
La Nissan était garée à la même place, juste devant le portail d'une propriété rustique à deux étages séparée du voisinage par un garage autonome et une ruelle. Par je ne sais quel miracle, Feinstein réussit à pousser les battants du portail.
Nous rentrâmes dans une habitation vide. Elle avait été aux premières apparences délaissée par ses occupants en toute précipitation. La télé était encore allumée, qui passait un reportage suranné sur la Guerre du Golfe. Golfe Story, telle était la télé-réalité d'hier. Pas corrompue et prostituée par l'attrait du pécule. Quoique.
Feinstein flânait. Il sifflait les mains derrière le dos, pendant que moi je passais toutes les pièces au peigne fin, griffant le mobilier, éventrant les tiroirs, énucléant les boîtes de chaussures et...
Finalement, je fis cracher ses boyaux à un malheureux bac à chaussettes et il me livra son secret sous la torture : le flingue. C'était lui, il était chargé et il lui manquait bien une cartouche. Triomphal, je brandis l'arme telle une tête de Robespierre en signe de victoire ! HA !
J'avais trouvé ce que je voulais trouver. Nous quittâmes les lieux.
Chapitre 6
Ce jour là, j'avais booké une séance avec un psychologue, séance qui m'avait été imposée par la Sécu si je voulais continuer à bénéficier des prestations sociales, bien que je n'avais aucun souci psychologique. Aucun. Aucun. Aucun. Aucun. Aucun. Aucun. J'emmenai Feinstein avec moi.
Dans la salle d'attente du complexe médical pluri-disciplinaire, Feinstein promenait le bout de sa canne sur la partie d'un tableau de Salvador Dalí où se trouvait un vagin qui formait le delta d'un Nil de poix fondue. Un truc morbide. Je faisais aussi attention à ne pas présenter mon profil au soleil. Je risquais sinon de projeter sur le mur opposé une image inversée du dehors, selon ce phénomène optique aussi étrange que fondamental propre à la lumière. Soudain un homme à côté éternua dans mon trou. Je pestai. Ils sont chiants de mélanger les patients de toutes les disciplines médicales possibles. Un jour un myope va s'asseoir à côté d'un lépreux et lui serrer la main, c'est pas possible autrement. Perdu dans ses considérations, je crois que je m'endormis.
Un son me réveilla. La secrétaire fit son apparition et m'invita dans le bureau du docteur Torrez.
En pénétrant dans le bureau de Mr. Torrez flanqué de Feinstein, quel choc quand je vis que le psychologue n'était autre que la salope de blonde, la Tentaculaire Tentatrice !
Elle mit alors la main à son sac. Mais cette fois je n'allais pas me faire avoir une seconde fois. J'avais assez payé. Je bondis sur elle et lui enfonçai mon poing dans la figure. Elle tomba sur son dos et son sac en heurtant le sol laissa partir un téléphone portable qui vibrait. Il me traversa alors l'esprit qu'elle pourrait me faire une petite gâterie. Mais ce n'était ni le moment ni l'endroit pour ça. Et puis elle ne me méritait pas. Devant sa mine déconfite, je sortis triomphalement le flingue trouvé chez elle.
Je me retournai pour l'appeler et ne vis que le cadre vide de la porte. L'enfoiré avait pris la poudre d'escampette !
Excédé, je tremblai, en nage et en rage. Quelque chose en moi voulait boucher un trou, même n'importe lequel pourvu que je sois soulagé du poids de la vie. Tout en la fixant du regard, grelottant et nerveusement usé, je portai fébrilement mes doigts à mes tempes.
Allais-je trouver le vide ou la détente ?
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