Rebouteux

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Préambule

Rebouteux, ce mot vous dit-il quelque chose ? Non ? Il s’agit pourtant d’un des corps de métier les plus célèbres du XXe siècle ! Et même si aujourd’hui cet art ancestral est tombé en désuétude, il me tient chèrement à cœur de vous conter cette courte mésaventure qui permettra de lever le voile sur ce mystère. Et qui sait, peut-être que vous aussi souhaiterez ensuite rejoindre le cercle très fermé des rebouteux français, sans qui vous ne seriez certainement même pas ici !

L'aventure commence

Maréchal.png

L’abbé Druelle nous avait emmenés moi et le reste de la classe au fin fond de la Thiérache ardennaise, afin d’en tirer ce qu’il appelait une « leçon de vie ». Aussi l’autobus allait bon train à travers les petites routes de campagne, bercé par nos rires et nos chansons. Nous débarquâmes dans un petit village du nom de Signy-L’abbaye, n’abritant pas plus de cinq cents âmes en ses murs. L’abbé avait prévu de nous présenter quelques uns des corps de métiers les plus représentatifs de la vie du village ardennais, à commencer par le maréchal ferrant, un certain monsieur Delaselle. Celui-ci nous apprit comment ferrer un cheval, à l’aide d’un marteau et de clous. En fait il suffisait de planter le fer sous le sabot du cheval, ce qui lui faisait comme une semelle à sa chaussure. Nous mîmes ensuite le cap vers la cabane du bûcheron, dans l’espoir d’y trouver plus d’intérêt que pendant la première visite.

Une fois devant la porte M. Druelle cogna quelques coups polis mais sans réponse de M. Jules, bûcheron en titre de Signy-L’abbaye. Et alors que nous allions rebrousser chemin nous parvint un bruit de moteur assorti de cris déments, le tout mêlé à une série d’injures plus qu’indécentes. C’est alors que Jules arriva sur nous au pas de course, les bras empêtrés dans une sorte de courroie faites de ceintures entremêlées, le tout raccordé aux poignées de sa tronçonneuse. Celle-ci pendait dangereusement devant lui, manquant à chaque seconde de lui sectionner bras et jambes. L’abbé Druelle courut à sa rescousse sous les cris d’effroi de mes camarades, et parvint en quelques minutes à éteindre la machine et libérer le pauvre Jules de ce piège démoniaque. Une fois remis de nos émotions, nous nous empressâmes de le questionner au sujet de sa mésaventure :

— Pourquoi utilisez-vous toutes ces ceintures accrochées à vos poignets ? demanda Martin.
— Tout simplement à cause de mon handicap, répliqua Jules d’un ton quelque peu surpris. Vous voyez bien qu’il m’est impossible de tenir la tronçonneuse avec mes mains.

Et en effet, on n’arrivait même pas à remplir une main entière en cumulant le nombre des doigts de M. Jules. Ce fut mon copain Andreas qui brisa le silence qui suivit cette révélation pour le moins effrayante :

— Pourquoi il vous manque tous ces doigts M. Jules ? s’enquit-il poliment.
— Monsieur ne souhaite peut-être pas en parler Andreas ! s’empressa d’ajouter l’Abbé Druelle.
— Oh si le coupa Jules, c’est une histoire plutôt amusante en fait.
— Racontez-nous, racontez-nous ! lui répondit le groupe d’élèves tout d’une même voix.
— Ça s'est passé il y a de cela quelques années, alors que j’entamais la coupe d’un tronc énorme à l’aide de ma tronçonneuse. J’en avais déjà débité la moitié quand la courroie de ma machine s’est bloquée net dans le tronc, sûrement prise dans un nœud de l’arbre. Et alors que j’essayais de la dégager avec ma main le nœud à volé d’un seul coup, libérant du même coup la chaîne de la tronçonneuse. Surpris je n’ai pas pu retirer ma main assez vite, et la machine m’a sectionné trois doigts de la main gauche.
— Mais alors pour l’autre main ? s’empressa d’ajouter Andreas, qui ne perdait pas une miette de cette histoire croustillante.
— Et bien vous vous doutez bien qu’il me fallait récupérer mes trois doigts, afin de les apporter au chirurgien pour qu’il me les recouse. J’ai donc lâché l’appareil pour récupérer les doigts à l’aide ma main droite. Cependant la tronçonneuse n’était pas éteinte, et j’y ais laissé trois doigts supplémentaires dans la bataille.
— C’est plutôt bête non ?
— Enfin Andreas, laisse monsieur tranquille maintenant ! dit l’Abbé Druelle, et voyons plutôt en quoi consiste le métier de M. Jules.
Mais au lieu de nous accompagner pour la visite, l’Abbé nous laissa seuls avec le bûcheron, prétextant une affaire urgente avant de s’éloigner en direction du Café du Pont. Il nous assura que nous étions entre de bonnes mains, que M. Jules connaissait son métier sur le bout des doigts et que cette expérience serait un sacré coup de pouce pour notre avenir. Mais ça j’en doutais sacrément, et qui plus est sur les dires du petit doigt orphelin de M. Jules.

Un métier pas comme les autres

L’Abbé nous rejoignit au moment ou Jules nous exposait un curieux bocal, contenant six espèces de cornichons rabougris et contenus dans une sorte de vinaigre nauséabond. M. Druelle nous rapportait une poignée de sandwiches que nous avalâmes goulument. Une fois rassasiés nous prîmes le chemin du retour, en vue de regagner le bus et quitter cet asile de fous. Mais un curieux brouhaha retint notre attention, et nous décidâmes de voir de quoi il s’agissait. En effet une file d’une vingtaine de personnes attendait à la queue leu leu devant le perron d’une minuscule bâtisse, recouverte d’un toit de chaume miteux et dont l’unique fenêtre était calfeutrée d’un solide volet de bois.

— C’est une maison de sorcière ! intervint Andreas, en courant à toutes jambes vers la hutte en question.
— Ouais allons voir ça de plus près ! m’écriai-je, en courant à sa suite.
— Un peu de calme les enfants, vous savez bien que les sorcières n’existent pas, déclara l’Abbé, bien qu’intrigué par cette foule massée devant la baraque.
— Qui c’est qui vit là ? demanda Andreas à une petite vieille appuyée sur une canne.
— Un faiseur de miracle jeune homme, un magicien hors du commun.
— Ah vous voyez que j’avais raison s’exclama mon ami, en sautillant de joie.

Et en effet, les gens qui attendaient devant la porte semblaient tous souffrir d’entorses ou de contusions en tout genre, et on pouvait même remarquer une vache à la patte avant assortie d’une attelle de fortune. C’est alors que la porte de la cabane s’ouvrit en grand, dévoilant les ténèbres dont s’extirpa un jeune garçon tout guilleret, qui envoya valdinguer une béquille dans l’assemblée en s’écriant : « Il l’a fait, il l’a fait, je suis guéri ! ». Après quoi il bondit encore deux ou trois fois avant de s’éloigner en continuant de crier à tue tête : « Il l’a fait, c’est un miracle ! ». Aussi m’approchant de la vielle dame je la questionnai pour avoir plus de détail sur cette histoire :

— Madame, qui vit réellement dans cette maison ?
— Un magicien te dis-je, le Rebouteux de Signy L’abbaye.
— Un rebouteux ! Et que fait-il au juste ?
— Il bande pardi, quelle question !
— Il bande, et comment ? m’enquis-je auprès de la vieille.
— Fort, très fort, et son nœud est si dur que nul ne peut l’égaler.

L’Abbé Druelle s’était approché, et semblait pour le moins perturbé par cette annonce. Lui qui avait vécu en milieu religieux se sentait quelque peu gêné face à ce sujet.

— Laissons ces gens tranquille ! déclara-t-il, et repartons au plus vite de ce drôle d’endroit.

Mais personne n’avait l’intention de bouger, au contraire Andreas continua l’interrogatoire auprès du propriétaire de la vache infirme, un homme d’une trentaine d’années, la clope au bec et un baluchon jeté sur l’épaule.

— Qui êtes-vous monsieur ?
— Je suis le père Canot, et je viens de Grandchamp pour soigner ma pauvre bête.
— Et qu’est ce qu’elle a votre vache ?
— Elle branle pardi, c’est pour ça qu’il faut bander, et au plus vite.
— Et M. le rebouteux parviendra-t-il à bander ?
— Oh que oui, cet homme bande comme personne. Il bande fort et pour longtemps, mais il lui est impossible de débander avant trois jours tant son nœud est dur.


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L’Abbé ne perdait pas une miette du dialogue, et son teint virait peu à peu au rouge pivoine à mesure qu’avançait l’inventaire des prouesses du rebouteux.

— En clair cet homme bande tout ce qui branle ! m’exclamai-je en observant la vache qui semblait souffrir la martyre.
— En effet, il bande tout ce qui branle, et non l’inverse déclara M. Canot avec un sourire malin. Et les gens viennent de toute la région ardennaise pour le voir bander en public !
— Ca suffit ! le coupa l’Abbé, dont la figure tirait désormais sur le rouge tomate, et qui ne tenait décidément pas à voir bander le rebouteux de ses propres yeux. Nous allons être en retard, dépêchez vous de regagner le bus et quittons cet endroit malfaisant au plus vite !
C’est donc à contrecœur que nous laissâmes la bâtisse mystérieuse, au moment où une paire d’attelles volaient par la porte suivies d’une femme dansant de joie et criant à tue-tête : « Il a bandé, je suis sauvée, quel nœud formidable, je suis guérie, il a bandé ! ».

Épilogue

L’Abbé nous poussa à travers les portes du bus qui redémarra en trombe pour quitter le village pourtant si intriguant de Signy-L’abbaye. Sur le chemin du retour, nous ne cessions de rire au sujet de notre escapade au point que l’Abbé nous fit taire pour faire le point sur la journée. Et quand il nous demanda si cette visite nous avait inspiré, et donc quel métier nous voudrions faire plus tard, Andreas s’exclama de vive voix « plus tard je souhaite bander monsieur, et j’espère que mon nœud sera aussi dur que celui du rebouteux de Signy-L’abbaye ! »


Et il le fit !


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