Rose

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« Mignonne, allons voir si j’arrose. »
~ Gégé à propos de sa cirrhose.



La rose, à l’instar de la chandelle, de la lune pleine et ronde ou de l’écureuil mignon, symbolise avec une grande végétalité l’amour romantique, le chaud baiser volé au grand jour, le charme de la passion charnelle, le corps nu pâmé et luisant de désir.


Les nombreuses lettres qu’elle possède la recommandent opportunément à l’attention bienveillante du poète, à l’horticulteur soigneux et soucieux de sa culture, et toute encyclopédie qui se respecte se devrait de comporter au moins un article dont la tâche dévolue serait de décrire minutieusement une à une les variétés, les formes, les vivacités ou les douceurs des coloris, les nuances de chaque pétale. Fort heureusement, ce n’est pas notre cas, nous n’avons que faire de la reconnaissance de quelques imbéciles qui pensent détenir la science et passent leur temps à lire béatement tout ce que nous écrivons ; aussi est-il parfaitement excusable, et nous nous en excusons bien volontiers, merci, de n’avoir point jusqu’ici réuni tout ce que nous pouvons imaginer ou soustraire, concernant la rose, ses tourments et ses implications.

« Regarde ! Prends-moi dans tes mains ! effeuille-moi langoureusement ! je veux sentir tes frissons, tes pleurs, tes douleurs ! » Bon, je crois qu'on a fait le tour du sujet. Pas besoin de vous expliquer le pourquoi de la symbolique.


Mais tout de même.


Notre attention fut attirée sur le problème quand un de nos collaborateurs, Eugène Demi, fut victime d’un incident traumatisant pour sa personne. Eugène est quelqu’un d’un naturel doux et timide, mais quand il est témoin d’une injustice il devient tout à coup très véhément et très engagé. En vérité, nous ne crûmes d’abord pas, à notre grande honte, à l’exactitude de l’histoire qu’il nous raconta, car Eugène passe pour être fort distrait ; mais le temps passant et lui ne démordant pas de sa version des faits, fournissant un nombre assez invraisemblable de détails et produisant d’heure en heure toujours plus de preuves de son aventure, nous fûmes contraints de porter son récit à son crédit.


L’aventure d’Eugène

Ainsi il apparut rapidement qu’il passait tantôt près de l’échoppe misérable d’un boutiquier véreux ; avec une certaine réticence il avait poussé la porte, pour se retrouver aussitôt dans un tourbillon de formes et de couleurs, d’odeurs douces déjà, plus tenaces que déplaisantes, de bière et de saucisse. Un homme furetait au loin, les bras plein de marchandises secrètes qu’il proposait aux clients ; sans doute un revendeur de caniches sous le manteau. Eugène ne s’en inquiéta pas ; il faut bien que les gens vivent, et on peut toujours imaginer que quelqu'un ait besoin d'un caniche, surtout par un temps pluvieux comme il faisait ce jour-là. Eugène aime bien les caniches, même s’ils le mordent parfois, parce que c’est toujours mieux que les enfants qui se moquaient de lui à l’école en lui lançant des cailloux.


Il était midi, il avait faim ; il commanda le plat du jour, composé d’un pangolin rôti, flambé à la normande, accompagné d’une carotte nouvelle et d’une boule de glace à la vanille. Il méditait, en pleine dégustation, savourait avec une jubilation discrète le cœur ferme, souple et élastique, rempli d’une humeur chaude et odorante qui lui coulait dans la bouche et sur le menton quand il en perçait la peau rugueuse avec une avidité distraite de bourgeois ; l'organe, au goût douceâtre, était enveloppé d'un léger voile de vapeur humide, et cette rosée brûlante et grasse était riche de toutes les nuances, puissante de toutes les saveurs, regorgeait d'une piquante amertume lorsqu'il déchirait d'une expiration brutale la fine atmosphère de nuées qui étouffait sa manne ; alors tout se libérait, et c'était comme la volonté vive de l'organique qui crevait dans les jouissances les plus désordonnées, la terre qui parlait de volcans, le mouvement vigoureux et impatient d'un peuple de fumerolles, dont les victoires étaient sanctifiées par l'arôme bondissant du couteau. Il goûtait aux contorsions noueuses de la chair comme un ours à un miel poisseux aux arômes musqués et puissants ; il dévorait de haute lutte.


Brusquement, Eugène éprouva comme l'oppression d'une présence au-dessus de lui. On n'insistera jamais assez sur les vertus de la prudence ; il s'appliqua longuement à faire celui qui n'avait rien remarqué, mais il préparait en réalité un plan subtil destiné à intimider son adversaire. Lâchant soudain la carotte qu'il tenait toujours à la main[1], quelle ne fut pas sa surprise lorsque enfin il releva furieusement le regard, écumant d'une rage sauvage et déterminée : l’énigmatique personnage aux caniches s’était approché de lui et lui tenait, dans un sabir incompréhensible, des propos incohérents et rugueux, qui sonnaient comme une menace à peine masquée de la part de notre sinistre larron ! Pis encore, foin de canidés, il tenait dans ses mains une grande quantité de fleurs rouges et cireuses, qui ne rappelaient à notre courageux héros rien de connu, et qu’il soupçonna fortement d’être liées à une entreprise dangereuse et immorale. Eugène ne répondit rien et retourna à son assiette, les yeux fermement fixés sur sa glace à la vanille ; le bougre finit par se lasser, cependant notre héros tremblait comme une feuille lorsqu’il retrouva enfin le courage de respirer. Il était évident qu’il avait été victime d’une tentative odieuse d’attentat, voire de racket, d’intimidation, un vice extraordinaire avait failli porter atteinte à son portefeuille, à sa pudeur, sa dignité peut-être, et il ne devait vraisemblablement sa survie qu'à son insignifiance !


Cependant personne ne semblait remarquer le trouble de notre pauvre héros ; se pouvait-il que tout le bar fût aveugle ? Peut-être avait-il effectivement atterri dans un bar aveugle après tout, cela était possible malgré l’incongruité apparente d'une telle situation, de nos jours on voit bien un peu partout des cinémas muets, des manchots empereurs, voire des salons de thé pour psychotiques, alors quoi d’étonnant à trouver un bar aveugle, c’est même d’un classique renversant. D'ailleurs il n’y a qu’un pas entre la sélection et la ségrégation, non mais tout de même, et de surcroît, en y réfléchissant, pour rester fidèle à cette tendance isolationniste et discriminatoire est-qu’il n'y aurait pas dû y avoir un videur à l’entrée ? Il eût fallu qu’il fût cécitaire également, selon toute logique, et un videur cécitaire, merci, mais comment voulez-vous qu’il vidât proprement ? On voyait bien les lacunes d'un tel dispositif. Alors comme cela ces gens pleins de rancune et de contradictions se croyaient tout permis, même de l'importuner en plein repas en lui jetant des roses à la figure, parce que lui, Eugène Demi, pouvait - mais ce n'est qu'un exemple - se moquer des nains et des gros dans la rue, alors qu’un aveugle, imaginez la scène, il s’écrierait «  Haha, regardez, un nain ! J’ai perdu mes clés sous cette descente de lit, ça vous dérangerait de descendre pour les récupérer ? Mais oui, en fait c’est parce qu’il est nain, alors il n'a pas besoin de se baisser, haha, vous avez compris ? » alors que c’est peut-être un gros qu’il a en face de lui, et dans ce cas sa blague tomberait totalement à plat, ou inversement, ou peut-être même qu'il n'y aurait personne et il aurait l’air bien bête à éclater de rire dans le vide. Eh bien non, un aveugle ne pouvait pas jouir de la vie autant qu'un être humain normal, certes. Toute une existence sans goûter aux plaisirs simples qu'elle offrait même au plus méprisable des êtres, Eugène comprenait bien qu'ils fussent tous frustrés, Eugène compatissait même, il entrait en sympathie avec ses tourmenteurs, et voilà qu'on l'empêchait inopinément de savourer tranquillement son repas sous prétexte qu'il était indécent pour un valide de manger dans la même salle que ses contemporains moins bien équipés. Ah mais ça ne se passerait pas comme ça mes bons messieurs, ça ne vous donne quand même pas tous les droits. Eugène lui-même avait une contusion au petit orteil qu’il s’était faite hier au coin de son lit, il ne pouvait presque plus le plier, et pour ça est-ce qu’il s’était plaint ? Est-ce qu’il était allé déjeuner dans un bar pour les gens amputés du petit orteil ? Non monsieur, il était entré ici, personne ne l’avait prévenu de rien alors maintenant qu’il s’était installé et qu’il avait payé, il comptait bien rester là jusqu’à ce qu’il ait fini son repas et il n’allait pas se laisser intimider, parfaitement, tant pis si ça vous ennuie d’avoir un voyant sur vos plates-bandes, vous n’êtes pas chez vous messieurs.

Les nouvelles compétences d'Eugène permirent à notre stagiaire de s'accorder un repos bien mérité, après cinq ans sans prendre un seul jour de congé.


Eugène était vraiment très remonté. Il l'était à une telle intensité qu'après cet événement il sonna toutes les heures pleines pendant quatre jours avec une régularité remarquable, émettant même un petit tintement pour les demies et réservant un rythme spécial aux carillons des vêpres.


D’ailleurs, selon Eugène, le patron lui-même devait être le complice voire l’instigateur de toute cette mascarade, il devait bien être au courant de toute cette histoire, et si tous les clients ne l’avaient peut-être pas remarqué, car vous ne le savez pas mais Eugène était d’un naturel discret, voire effacé, et cela le tourmentait fort car il aurait bien aimé qu’on lui accorde un peu plus d’attention de temps en temps, il trouvait que le patron aurait pu au moins intervenir. Il lui fallait des explications, des excuses ; il lui fallait qu’on reconnaisse enfin qu’il n’était pas une quantité négligeable qu’on pouvait traiter comme on le voulait ; il lui fallait se lever avec fierté, revendiquer l'attention et la considération de tous, héler l'homme d'une voix forte et exiger une compensation pour ce qui lui avait été infligé. Il lui fallait aussi un peu de sel pour sa carotte, et il n'avait pas de salière. Aussi il repoussa sa chaise et s'approcha du bar, prit une dosette et revint terminer son repas. Après quoi, il attira le tenancier dans une petite cabine annexe et le força brutalement aux aveux.


Le patron : Mais arrêtez enfin (dit le bougre), qu’est-ce que vous me voulez ?


Eugène : Tu fais moins le finaud, hein, paysan ? Tu ferais mieux de vider tes fontes, gueux scrofuleux, et prie que le loup maudit du mensonge, à la couronne de fer, ne souffle par ta bouche son haleine infernale ![2]


Le patron : Comment ? Je ne comprends pas… C’est en rapport avec l’affaire de l’autre jour, c’est ça ? Vous avez trouvé un lacet dans votre assiette de haricots ? C’est ma femme de ménage, vous savez, je lui avais bien dit « Germaine, je vous prierai de ne plus oublier mes chaussures dans le cassoulet, plus d’une heure et le cuir déteint, vous le savez bien, encore une fille qui ne comprend rien à rien, ce n’est pourtant pas compliqué, que diable ! Le linge sèche mieux au-dessus du vol-au-vent, on accroche le veston sur le pot-au-feu verni là-bas à l’entrée, le chapeau de ces messieurs au clou de girofle, quelques pantalons bouffants pour donner de l’appétit aux timides, voilà, mais ma pauvre amie, que vous a-t-on appris ? Ce n’est pas comme ça que vous trouverez un meilleur emploi, je vous le dis, parce que de nos jours certes on peut embaucher quelqu’un pour nettoyer et bouchonner le veau quand on n’a personne d’autre, mais ça ne veut pas dire qu’on vous confierait des postes à responsabilité comme le mien ! » Voilà ce que je lui ai dit, monsieur, ce n'est qu'une incapable et…


Eugène : Ne fais pas celui qui ne comprend pas ! Réponds-moi plutôt : qui était cet homme, là-bas, celui à l’air chafouin qui vient de prendre la fuite au galop ? Parle vite, gueux, et ne t’avise pas de déchaîner mon ire, car il t’en cuirait !


Le patron, qui non content d'employer des sans-papiers ne respecte pas les normes d'hygiène dans la restauration : Ca… ? mais c’est juste un black qui vend des…


Eugène : Je n’ouïs rien à ton verbiage ! Sois plus clair, manant !


Le patron : Oh pardon. Il ne s’agit, messire, que d’un de ces miséreux qui pour quelques piécettes octroient… heu… l’usufruit de… du parfum capiteux et enivrant… heu… de ces écarlates produits de la nature que… enfin…

Eugène n’en demanda pas plus. Il était clair que l’homme qui s’embrouillait gravement dans ses périphériques avait été réduit au silence par quelque chose…


Cela, je pense, montre suffisamment l’importance de cette fleur dans sa relation à l’humanité, pour l’avoir associée à ce qui selon certains demeure l’enjeu le plus noble et sérieux de la culture occidentale. Celle de la rose a quant à elle entraîné dans son grand mouvement des centaines d’empires et des milliers de citoyens dans la tourmente de la guerre et du négoce. On a du mal à concevoir que maints valeureux hommes, honnêtes et pleins de raison, aient pu un jour sacrifier succès et relations à son amour dévorant et destructeur  ; et pourtant, on ne compte plus les victimes, les luttes perdues avant d’avoir été menées contre cet ennemi invisible qui ne laisse derrière lui, sinistre pendant à sa taille pleine d’horreurs et de souffrance, qu’un flot de larmes et de sang.


A part si on met des gants, bien sûr, mais là n’est pas notre sujet.

La guerre des Deux-Roses

Première grande exaction de la gent roselière, la guerre des deux roses ensanglanta l’Angleterre pendant trente années consécutives. Le conflit avait pourtant débuté sous les meilleurs auspices ; ainsi en 1399, le roi Richard II décédait dans la plus grande tristesse du peuple, car il était fort aimé par les petites gens. Commença alors le délicat problème de la succession, car le défunt monarque n'avait laissé qu'une fille unique, bien qu'il eût désigné son neveu (du côté d'York, fils de son demi-frère Henri) comme dauphin. Cela peut passer pour une erreur politique surprenante de la part de ce dirigeant réputé fort avisé durant son règne, et dont on fit dire qu'il n'avait plus toute sa tête vers la fin de sa vie.


Cependant, la population souffrait beaucoup de la montée des cours des denrées ali

Emile Zola, dans son célèbre roman L'assommoir, met en garde contre les méfaits de la boisson. Malheureusement, il n'était pas traduit en anglais à l'époque.

mentaires de base, telles que la baleine ou le chapeau melon, imputées à une mauvaise politique d’attribution des terres au cours de la décennie précédente ; par ailleurs, des trublions issus des dernières religions païennes agitaient la colère des paysans. C’est dans un contexte peut-être enflammé par les dernières revendications de la Couronne sur une partie du Danemark que les événements se précipitèrent.


Il est également possible que la paternité du conflit revienne en partie à un excès de thé noir, beaucoup plus fort que le thé vert et pouvant provoquer des crises de folie chez les personnes non habilitées, voire rendre aveugle s’il est frelaté.


Peut-être aussi que le phénomène climatique peu connu du grand public dénommé polarisation Wallace-Gutzler (en référence à ses découvreurs) a joué un certain rôle sur les décisions politiques qui furent alors prises, le contexte d'urgence aidant, même si c’est peu probable étant donné qu’il n’est vraiment sensible qu'à certains endroits de l’île Maurice. A la rigueur, on pourrait imaginer qu’un personnage important local (si l’on peut parler de personnages importants sur des îles habitées uniquement par des sauvages quand ce n’est pas par des pécaris) ait attrapé un méchant rhume et que des émissaires européens soient tombés malades par contagion, ce qui par le jeu des relations diplomatiques aurait entraîné une scission des partis en deux camps opposés quant au maintien des esclavages insulaires, mais je ne suis pas sûr que l’île Maurice ait été découverte (par des vrais gens je veux dire) à l’époque, donc on va dire que c’est une supposition incertaine. Voire mieux : une hypothèse invérifiable. Ça fait tout de suite beaucoup plus professionnel.


Il y a également une autre hypothèse qui met en cause des spéculations sur les roues de charrette et des pêcheurs de hareng militant socialisme anglais, mais nous n'avons pas tout compris à celle-là, alors elle doit sans doute être suffisamment honnête pour être mentionnée dans nos colonnes.


« Le duc d'York quitte Londres vers la fin de l'année avec le comte de Salisbury pour consolider sa position à l'est contre l'armée de Marguerite, dont on disait qu'elle s'était regroupée près de la ville d'York. » C’est pas parce qu’on plagie sur Wikipédia qu’on n’est pas des gens sérieux nous aussi, ah mais.


Finalement, beaucoup de gens auront perdu la vie dans ce terrible conflit : on estime à plus de 55 000 le nombre de victimes dans les deux camps, sans compter les pertes civiles (entre 35 000 et 47 000) dues à la famine qui accompagna les campagnes, ainsi que les morts naturelles (vingt millions environ) pendant les trente années d’hostilités. La guerre des deux-roses demeure toutefois un cas d’école en sociologie et psychologie historique, dont l’étude a engendré des dizaines de travaux (notamment à l'université de Londres, et à celle de Plymouth depuis 1973) ainsi que plusieurs thèses de grande qualité auxquelles nous ajoutons ce certes petit mais non négligeable papier.


Culture de la rose du Moyen-Âge à nos jours

Un héritage ancien

Les lignes précédentes auront peut-être égaré le lecteur. Il est possible qu'il se soit détourné, lassé, blessé peut-être, en s'imaginant que je n'ai que mépris et dédain pour ces gratteurs de papier qui méconnaissent la satiété, assèchent leur esprit dans des livres remplis de répugnances et de volonté de domination.


Quand je m'imagine notre glorieuse Histoire ! Les combats, les terribles affrontements politiques, les cathédrales majestueuses dont la construction occupait des générations d'ouvriers ! Ah ! Rien ne saurait réchauffer plus sûrement un cœur usé par la fatigue. A part peut-être la sournoise pensée de jouer un bon tour à ses semblables, confits dans leur étroitesse d'esprit et vigoureusement opposés à tout changement dans leur paradigme, ou encore jeter des pavés sur les clochards.


C'est au début du XIIIe siècle que la rose a commencé d'être importée en France. Il semblerait que ses origines soient multiples, participant aussi bien d'une mauvaise hygiène de vie et de la trop forte promiscuité d'avec ses semblables que de la méconnaissance de son mode de propagation ; toutefois, on peut faire remonter sa trace jusqu'en Abyssinie, d'où elle fut sans doute rapportée à l'occasion des croisades. L'enthousiasme à son égard fut vite refroidi quand on se rendit compte que l'affection pouvait se propager d'un individu à l'autre, aussi s'en défia-t-on comme d'un grand mal et essaya-t-on d'en éradiquer le moindre germe.


Néanmoins, le roi de l'époque, Philippe II, sut le premier admirer la teinte des chairs grisâtres, le grain des nuances folles et palpitantes de la pourriture ; il eut le premier l'idée d'offrir plusieurs spécimens à ses conquêtes, aussi bien féminines qu'urbaines et territoriales, où des cadavres joliment infectés, dans ces derniers cas, étaient jetés par-dessus les défenses de l'adversaire. La plupart des femmes ne comportant pas de murailles ni de fortifications maçonnées, il sera aisé de comprendre qu'il suffisait d'un seul exemplaire, subtilement dévoilé au détour d'une alcôve intimement arrangée ou à la fin d'un doux repas, pour ravir à jamais le cœur de ces dames, dans une débauche de soies lourdes et d'éclatantes guipures qui mettaient le rouge aux joues de l'heureux cadeau. Cela suscitait à nouveau l'enthousiasme d'esthète du monarque qui, désireux d'impressionner la douce, ne tarissait plus d'éloges quant aux couleurs magnifiques qui s'étendaient lentement sur les faces, « comme une campagne vallonnée plongée dans le soleil de l'aube ».


Déception et fin d'un mythe

Pour finir, et comme l'épidémie se révélait finalement assez bénigne, il fut décidé de construire à Paris et dans d'autres grandes villes de vastes salles fermées, appelées léproseraies, où les plus jolies fleurs seraient cultivées et croisées avec amour et attention par des jardiniers diplômés, dans le but de créer de nouvelles et magnifiques variétés, « où les beautés de la couleur le disputeraient à la richesse enivrante du parfum », selon le mot de l'époque. Il s'agissait, par de grandes constructions dédiées uniquement à l'esthétique et à sa promotion, de démontrer la puissance du Royaume de France auprès des pays voisins. Las, la mode tarit bien vite, le travail piétinait, et pour comble plusieurs de ces horticulteurs soigneusement sélectionnés choisirent de rejoindre leurs propre ouvrage, sans doute mus par ce besoin impérieux qu'a l'artiste de ne faire qu'un avec son travail.

Les praticiens choisis reçurent pour tâche d'embaumer tout Paris. Évidemment, ça n'alla pas sans pertes.


La folie de la tulipe, au XVe siècle, redonna un temps quelque souffle à la pratique moribonde de la fleur, mais rien de cet engouement ne dura longtemps, d'autant qu'après la découverte de la pénicilline au début du siècle précédent, il fut du dernier chic d'arborer un teint rosâtre d'une pâleur fade et sanguine rappelant par son insipidité de vulgaires costumes monochromes de prisonniers. La chlorose et sa délicate palette de nuances, du vert pomme au bleu ciel (pour les cas avancés), connurent également un certain succès auprès des jeunes filles douces et indolentes, avant de sombrer définitivement dans l'oubli.


Non, décidément, notre époque manque de goût.


Un peu plus sérieux : la guerre des six-roses

Où l'on découvre que l'auteur, non content de jouir d'un sens historique particulièrement développé, sait également captiver son lectorat par un grand talent de vulgarisateur, et qu'il est sur le point de révéler des révélations incontestablement incroyables, flatteuses et onctueuses quant à l'origine et à la supériorité de notre civilisation

Ah, là ça vous intéresse n'est-ce pas? Bien sûr, dès qu'on parle de l'Histoire ancienne et des spéculations non prouvées il n'y a plus personne, mais quand on s'apprête à aborder vraisemblablement un sujet plus précis et plus ragoûtant on se réveille comme s'il ne s'était rien passé et on fait semblant d'avoir tout suivi jusqu'ici. Non, non, ne niez pas, ce n'est pas parce que vous avez directement sauté le titre précédent que je n'ai pas pu vous voir. On se décarcasse pour fournir un contenu de qualité et voilà comment on s'en trouve remercié. Eh bien apprenez que cette partie sera tout aussi noble et instructive que la précédente. Voilà, si vous êtes quelqu'un de paresseux je pense que vous pouvez directement abandonner cette lecture.


C'est en rencontrant un étrange personnage que j'en appris plus à ce sujet. Gégé est quelqu'un de sympathique et d'attentionné, même s'il ne faut pas trop lui parler après dix heures du matin (ou quatre heures en Albanie, car si vous êtes Albanais et que vous voulez aussi parler à Gégé il n'y a pas de raison que vous ne puissiez en profiter autant que mes autres lecteurs pour de mesquines questions de décalage horaire) car sinon il risque de vous vomir sur les chaussures, s'il ne vous insulte pas en vous prenant pour un communiste ou un ancien Président de la République (d'après ce que j'ai compris). A vrai dire, il me semble nécessaire de garder une certaine réserve quant à cette source, car il est possible qu'il se fasse manipuler à son insu par des puissances plus subtiles. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous inciter à un regard critique et informé sur l'extrait qui va suivre, et vous engage à la plus grande circonspection, au risque sinon de tomber dans des théories ridicules et fumeuses, comme celles par exemple que soutient mon dentiste à propos de ces cigares au bitume qui me jauniraient les dents.

Conclusion de mon enquête

J'avais fait la connaissance de mon contact dans un bar, où l'on servait à toute heure de la journée un liquide brunâtre et alcoolisé issu de quelque démoniaque fermentation. C'est en partageant quelques verres avec lui qu'il en vint, de confidences en confidences, à me parler de sa jeunesse et qu'il me tint le discours suivant, dont je ne puis que retranscrire approximativement la teneur tant mon dictaphone semblait incommodé par ces filaments d'une vapeur grasse et noirâtre qui tournoyaient autour de son corps comme de funestes et nicotiniques corbeaux, semblant vomis de la bouche même de l'enfer :


Gégé : Et puis… un jour que j’passais sous l’pont où que j’y avais quelques potos, y’en a un qu’a eu une idée grandiose : les gars, si on allait au bistrot d’la rue Saint-D’nis (sic), pour s’prendre une pinte ? On y allait tous les jours ou presque, c’est vrai, même qu’on y passait la nuit des fois quand on était resté trop tard et qu’les femmes elles allaient gueuler d’tout’manière, mais c’tait quand même une ben belle idée. C’tait une ben belle journée d’août aussi d’ailleurs, comme on n’en fait plus d’nos jours que le ciel est toujours tout gris et nauséeux. C’est pour r’trouver ces moments que jm’enquille des fois ici avec un verre d’rouge, j’suis un grand nostalgique d’la vie, tu sais mon gars. ‘Fin bon, j’me souviens plus très bien de c’qui s’est passé entretemps, mais quand j’me suis repris un peu les gars étaient tous partis avec une sale p’tite, si rose… J’te l’dis moi, si tu veux éviter les emmerdes, reste à distance de c’truc, c’est pas pour les gens, ça t’bouffe à l’intérieur…


J'assurai Gégé de ma compassion et accompagnai mes paroles d'une tape virile dans le dos ; sur ce, je saluai le brave homme, finis mon verre d’un trait et quittai sa compagnie en faisant valoir d'une importante chasse au lémurien pour laquelle je m'étais déjà mis suffisamment en retard.


Bien sûr, vous vous en doutez, je n'avais été convié aucun événement de ce genre, dont la grossièreté me désole, mais le bougre ne se douta vraisemblablement pas de ma duperie et sans doute d'ailleurs pensait-il que le lémurien était une variété de clochard, ce qui donnait un certain air de vérité à mes assertions et me permit de masquer le trouble dans lequel ses propos m'avaient soudain jeté. Contre quoi diable avait-il voulu me mettre en garde ? Cette question me perturbait. Je n’avais pas osé interroger mon témoin plus avant car le temps passant il s’embrouilla (heurp) de plus en plus, et je craignis alors, saisi d'une douloureuse intuition, de le compromettre par mon insistance auprès d’une étrange puissance supérieure qui lui aurait évidemment fait jurer le plus grand secret. Tentait-il de (hips) me prévenir du danger qu’il y avait à traîner avec des ge

Gégé, mon interlocuteur (dessin de mémoire, je précise parce que je ne me souviens plus très bien de sa tête, même si je suis plutôt sûr pour la moustache). Si cette image éveille en vous des souvenirs enfouis, contactez-moi.

ns de petite taille à la moralité douteuse ? Et y avait-il seulement une once de logique dans une injonction à se tenir à distance de certaines jeunes filles à la carnation par trop irréprochable ? Faisait-il référence à l'assassinat de maîtresses au moyen de sels de cyanure ? Ou était-il simplement troublé par les transformations effrayantes qui affectaient son corps tandis que je lui parlais, comme ces ailes larges et noires qui ondoyaient doucement dans son dos, ou les lents tentacules agités de mouvements spasmodiques qui semblaient vouloir pousser sous son menton ? Je n'avais pas été directement témoin de ces manifestations patentes d'une allégeance occulte, certes, mais tous les clients présents dans la salle semblaient vouloir nous éviter et détourner avec dégoût le regard de mon malheureux confident. Comme si sa seule présence paraissait suffisante pour bouleverser un être humain et le faire sombrer dans les abîmes de la folie...


On m'avait prévenu des périls qu'il y aurait à me confronter à de telles questions ; mais jamais je n'aurais imaginé me réveiller le lendemain, contus et endolori de toutes parts, surtout celles proches du fondement, au pied de ma baignoire contre laquelle je m'étais visiblement endormi d'un sommeil brutal frôlant l'inconscience, sans doute épuisé par les événements de la soirée.


Il y avait plus qu'une part de mystère dans une telle situation. Pour commencer, qu'était-il diable arrivé à votre serviteur (moi)? Je repassai les enregistrements de mon fidèle dictaphone ; il semblait qu'après avoir quitté le lugubre estancot, je me sois égaré par les rues, demandant aux passants dédaigneux le chemin de ma maison, mais apparemment personne ne connaissait la ville puisqu'on ne put s'accorder sur ce point ; les réponses étaient toujours floues et évasives, comme si on s'était concerté, comme si j'étais la victime de quelque complot... Mais dans ce cas, comment avais-je pu regagner la sécurité douce et enivrante de mon foyer? Diable! C'était là une énigme de taille. M'avait-on jeté une malédiction? Étais-je condamné à errer sans fin dans les limbes d'un demi-sommeil nauséeux, luttant contre des migraines horribles qui semblaient sous mon crâne s'exhaler du souffle amer de quelque lointaine et désertique dimension ?


Apparemment non, puisque là on dirait que ça va un peu mieux, mais je précise quand même ces hypothèses, par fierté et par rigueur scientifique.


Oui car j'ai toujours été un ardent défenseur de la connaissance et de la logique, et c'est d'ailleurs ce qui m'a poussé de prime abord à embrasser l'honorable carrière de journaliste. Voyez-vous, j'avais longtemps hésité entre ce métier littéraire et la profession de taxidermiste pour araignées, pour faire plaisir à mon vieux père, un homme de grandes qualités qui connut de grands malheurs à la fin de sa vie [3], devenant ainsi entre autres veuf de son état civil (et aussi plutôt comateux de son état clinique). Mais quand une opportunité s'est enfin présentée j'ai eu le courage de la saisir à deux mains, sans rougir. J'ai toujours eu l'amour des choses bien faites, aussi quand on se mit dans l'idée de faire un reportage sur la culture des roses en milieu urbain, j'étais enthousiaste. Oh bien sûr, j'avais quelques doutes, quelques spéculations indiscrètes m'avaient menées en cet endroit des pensées où il ne vaut mieux pas trop s'interroger si on veut garder la certitude d'être dans son bon droit ; mais enfin, j'avais accepté, et maintenant il fallait que j'assume mes décisions. Je n'étais pas un poltron, que diable !


Pourtant je frissonnais.


Mais à la réflexion, c'est peut-être parce que je m'étais endormi sur le carrelage.



Notes

  1. Eugène est végétarien.
  2. Car Eugène apprécie beaucoup le style médiéval, notamment les gestes de bataille et les descriptions sataniques, ayant appris à lire seul à cinq ans en étudiant le Bestiaire Infernal, de frère Douteusc (abbaye de Cluny).
  3. Notamment sa mort, mais en dernier.


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