Chirurgie politique
Autrefois, quand on participait à une révolution, c’était une occasion rêvée d’échapper à la monotonie de la navrante existence, celle qui commence joyeusement dans la poisseur rougeâtre de la naissance et qui s’étendait alors jusqu’au mariage avec une avidité poussive digne d’un mandat présidentiel à vie, après quoi, si on avait de la chance, on pouvait jouir au bout de quelques années d’un ennui bien mérité à la mort simultanée de son conjoint et de tous ses enfants dans un malencontreux accident de soupe aux navets, fréquent dans des régions où le moyen le plus sûr de guérir d’une grippe, et de toutes les autres maladies dans le même temps, c’était d’ingérer d’un coup un fond de tonneau rempli de la distillation locale.
Volonté et ressentiment
Autrefois – disais-je avant que la profondeur et la prolixité de mon talent ne m’interrompissent – on contribuait donc à l’ordre mondial d’une manière assez particulière, empirique, tâtonnante, désordonnée, incompréhensible, regrettablement expéditive, et si ce n’était de l’impartialité parfaite dont j’essaie, comme dans un jeu subtil d’équilibre, à tout instant de faire montre, pour quelqu’un de l’art tel que moi, fort cocasse. Malheureusement, et c’était à prévoir, on retombait bien vite dans la triste continuation d’un ordre politique déficient, dans la banalité fonctionnelle d’un système despotique bouffi de pouvoir arbitraire, ou encore dans les frasques burlesques et impayables d’une démocratie participative positive à législation directe (ou semi-directe) avec représentativité au tiers-exclus de la présidence, (certes, mais de manière alternée) ; et sur ce, la nation survivante tentait tant bien que mal de reprendre en rythme ses appuis glissants sur la piste fuyante au bal de ses intérêts politiques, en empiétant de temps en temps, quand retentissaient les clairons, sur les isthmes de son cavalier du moment de manière tout à fait impromptue.
La disgrâce engendrée dans ce genre de situations est bien des plus honteuses, vous vous en doutez, particulièrement quand, à la suite d’un mouvement mal calculé, vous vous agrippez brutalement des deux mains aux boutons de la manchette de votre partenaire en essayant de faire passer vos pas malheureux pour un surcroît de l’enthousiasme rougissant que vous inspire son charme… Même si ce que vous lorgnez chez lui se résume, surtout, aux séduisants et fertiles vallonnements qui, émergeant d’eux-mêmes des profondeurs de ses pantalons, mettent dans votre poitrine soudain le flamboyant désir d’une soirée d’industrie débridée, dont la joie et la fierté certainement, d’un coup précis et sûr, sauraient rehausser votre cœur en de plus saines profondeur après votre récente et douloureuse séparation – vous en souffriez encore – d’avec ce triste et pauvre voisin dont vous veniez justement de quitter la délétère compagnie.
Le hasard ne pourvoit-il pas extraordinairement bien au destin des hommes, et les désirs et aspirations les plus secrets ne sont-ils pas souvent étonnamment satisfaits par l’entremise soyeuse de cet esprit sans forme qui, doux et serein, sommeille au cœur du monde comme un géant bienheureux et souffle délicatement, animé toujours d’une constance attentive pour nos petits êtres fragiles, sur les rouages multiples des appétits et des semonces ?
Sans doute que peut-être, des fois.
Mais nous lui répondrons aimablement que ses activités, auxquelles il prend sans doute un grand amusement, ne sont pas du goût de tout le monde et demeurent pour nous source d’une certain ressentiment, nonobstant les quelques heureux qu’il lui arrive parfois de favoriser par une de ses actions grandiloquentes aux motifs grotesques, et considérant par ailleurs la nature bien hasardeuse de ses accommodements ; que l’Humanité sait fort bien, si je ne m’abuse, d’elle-même s’occuper de ses affaires, et y témoigne d’ailleurs une ardeur tout à fait remarquable, comme en atteste d’autre part la joie innocente qu’éprouve ma petite-nièce à écraser des fourmis ; qu’enfin si l’un d’entre nous, l’humeur affligée et assombrie, venait un seul jour à sentir au fond de lui le besoin de communier avec un quelconque et vaste énergumène ventru et hilare, nous avons ici-bas des auberges et des tavernes parfaitement satisfaisantes pour ce genre d’usage, et qu’il n’y a pas de motivation raisonnable pour nous à rechercher d’une quelconque manière la compagnie imaginaire d’un hypothétique nuage pensant, ou quelle que soit la forme sous laquelle il souhaite se voir représenté.
Ce point, monsieur, étant à présent éclairci, je vous prierai dès lors de restreindre votre enthousiasme déplacé aux plus prosaïques visions qu’est capable de vous offrir votre cerveau (ou quel que soit l’organe qui en tient lieu), et de ne plus intervenir inopportunément dans des affaires pour vous obscures qui demeureront jusqu’à preuve du contraire du ressort exclusif, exhaustif et ablatif d’un spécialiste ès tous ces trucs compliqués.
Bien.
La chirurgie savante que nous connaissons aujourd’hui, avec son cortège d’anecdotes débonnaires et de blagues hilarantes, a demandé un temps relativement long pour parvenir au degré de connaissance et d’efficacité qu’elle démontra par la suite. Mais il serait vain de discourir longuement sur les aspects et les améliorations de ce magnifique art, sans présenter préalablement à la conscience l’homme qui fut la vivante précursion de tous les grands Médecins de l'Esprit de Groupe qui suivirent sa venue et, que leur contribution dût se faire en bien ou en mal, tentèrent à leur tour d'ajouter une pierre à l’édifice magnifique et altier dont il sut cependant, seul, poser les premières fondations.
La naissance d’un mythe
Celui qui est aujourd’hui considéré comme l’inspirateur de toute la splendide technique dont nos chers et émérites Pédagogues Du Sens Commun jouissent encore aujourd'hui naquit au cours du XIXe siècle, dans une petite chaumière au nord de la France. Dès sa naissance, ses talents ne se manifestèrent pas aux yeux de sa grande sœur, qui sut aussitôt reconnaître en lui un agitateur de maisonnée, un gamin criard et rouge, éventuellement une monnaie d’échange pour négocier la conscription de son mari, mais certainement pas l’individu extraordinaire qu’Edmond allait devenir. Cela étant, même un observateur aguerri n’aurait sans doute pu en tirer grand-chose à ce moment, donc on ne s’étendra pas plus sur cette période de sa vie.
On remarquera toutefois que le petit Edmond, dès ses premières années, manifestait déjà une tendance profonde à investir la vie de ses semblables, dérobant subrepticement à sa mère plusieurs nuits de sommeil sans vraisemblablement qu’elle s’en aperçût, et parvint même, un jour, à arracher à son père pourtant généralement peu disert une involontaire et prophétique exclamation :
C’est au cours de son adolescence que le jeune homme donna pour la première fois au monde un échantillon de ses talents. Ceux-ci passèrent tout d’abord relativement inaperçus du grand public.
C’était à l’occasion d’une visite scolaire au musée de la ville, qui présentait dans un ordre et une rigueur orgueilleuse les principales étapes du développement de la cité où il vivait. Il y avait notamment parmi les objets représentatifs de la prospérité locale, placés en file indienne, une splendide charrue aux roues de fer tordu et un poulailler magnifiquement ouvragé, exposé avec un soin manifeste au-dessus d'un portrait austère et éclairant du maire, malgré le fait qu'il eût eu bien besoin d'un coup de plumeau. Edmond le signala au conservateur mais celui-ci le chassa d'un coup de pied que notre héros esquiva aisément.
Le professeur, quant à lui, pérorait assis dans un coin, les yeux mi-clos en parlant dans sa barbe, et on pouvait lire sur le contour plissé de ses joues, dans l'allure élevée de son menton glorieusement reposé sur sa poitrine, à travers l’intolérable contentement de lui-même qui bourdonnait lentement dans les soulèvements réguliers et sifflants de son torse, tant de la fierté discursive usurpée pour son seul profit social à la fonction d’enseignant qu’il n’était que naturel qu’il se fît moquer par un Edmond espiègle et toujours prêt à remettre l’autorité à sa place, se fût-elle parée de tant de ces attraits rhétoriques qui plaisent si bêtement à la plèbe.
Celui-ci,discrètement, passait derrière son tuteur qui, trop absorbé, n’entendit rien, lorsque d’un geste vif il fit choir à terre la vareuse grisâtre que le précepteur portait en permanence sur les épaules, à cause du grand froid (car il était de santé fragile, et fort sujet à la grippe) et qu’il avait faite reposer sur le dossier de sa chaise. Sursautant, l’homme dérangé et maussade regarda autour de lui, les yeux chassieux et la mine torve, puis ramassa machinalement le vêtement avachi pendant qu’Edmond fuyait avec une telle célérité que, ma foi, bien malin serait celui qui eût alors pu l’associer à un quelconque forfait ! Son courage lui valut l’amitié et l’estime de son compagnon de jeu, Helmutt, un papillon de nuit qu’il avait un jour trouvé dans une bouteille de champagne vide.
Le lendemain paraissait dans les gros titres d’une manchette de la plupart des pages 8 du journal de la ville, un récit détaillé et empli d’une crainte respectueuse pour ses exploits.
Edmond ne se sentait plus de joie. Se pouvait-il réellement qu’il eût, inconsciemment, attenté à la sérénité de l’ensemble de la ville indifférente et populeuse qui l’entourait, et qu’il eût, enfin, consommé pour le plus grand profit de son estime et du grisant sentiment de sa propre puissance le pouvoir qui sommeillait en lui, à son insu, depuis sa plus tendre enfance ? Se pouvait-il qu’il eût, lui, accompli ce à quoi aspirent la plupart des hommes et qui reste, pour l’immense majorité grouillante de ses semblables, le rêve moite et fébrile d’une nuit désappointée à l’ardeur inhabituelle ? Mais, patience, rien n’était acquis ; il lui fallait avant tout s’assurer de l’effectivité de son acte.
Une épidémie de peste hivernale se déclencha peu de temps après, et le malheureux et vaniteux professeur fut mortellement absent pendant deux jours et demi. Fièrement, Edmond n’en finissait plus de raconter comment il avait dérobé aux habitants trop honnêtes la tranquillité qui faisait jusqu’alors tout le sel de leur vie, et dont la subite et déstabilisante disparition allait vraisemblablement, de ce qu’il en en savait, se propager comme un séisme jusqu’au socle vénérable de l’équilibre même qui tenait le monde, par la seule et précise action de ses mains agiles.
C’est alors qu’il prit conscience, ainsi qu'il aimait lui-même à les dénommer, de ses capacités innées et de son art consommé dans l'exigeante discipline que représente cette Cleptomanie Infaillible du Cours des Choses.
Les années de maturité
Il s’entraîna par la suite et développa son talent à un degré impressionnant, tantôt barbotant quelque priorité routière à ses concitoyens trop imprudents au volant de son auto tonitruante, tantôt arrachant un début d’ivresse prometteur à ses compagnons de beuverie grâce à un seau habilement rempli d’eau froide, contribuant ainsi à une réduction salvatrice de l'ébriété publique, ravaudant quelquefois des clients à un aubergiste qui se montrait trop content de lui en se grattant furieusement le dos à la vue de tous, avant de monter ostentatoirement se coucher dans la chambre la plus luxueuse dont l'établissement disposait.
Parfois, il lui arrivait de ravir au nez de ses collègues l’espoir insensé de terminer une réunion avec profit et satisfaction en prolongeant longuement les questions inutiles juste avant leur clôture, ce qui conduisit ses associés à manquer d'excellentes opportunités qui eussent sans erreur, avec un peu d'intrigues, permis à la société de s'élever jusqu'à tutoyer pour son malheur la peu salubre haute finance.
Il retirait souvent, avec une brusquerie qui frôlait l'impudeur, le délicieux frisson de l’attente aux spectateurs d’une pièce de théâtre dramatique en révélant à haute voix le nom du meurtrier, au paroxysme de l’intrigue ; non content de la malveillance de ces outrageux forfaits, il joua plusieurs tours de la même veine à sa compagne pendant leur nuit de noces[1].
De temps en temps, il s'accaparait pendant des heures l'entière attention des agents de la paix inefficaces et bâillant aux corneilles, qui abandonnaient souvent leurs plus pressantes affaires pour courir arrêter un homme louche habillé de cuir qu'on avait signalé ricanant au beau milieu de la circulation publique, aiguillant un gorille ou un rhinocéros hargneux avec une longue hallebarde (sans doute volée) qu'il agitait d'un air menaçant.
Chaque fois, le monde tremblait, des répercussions inimaginables faisaient vaciller les civilisations et dispersaient sur la trame tendue de l’existence ces frissons mêmes dont sa femme exaspérée languissait. Mais lui, bon seigneur, rattrapait à chaque fois le coup, empêchait avec brio l’effondrement de tout ordre et la survenue de la fin des temps, et les malheureuses victimes de ses frasques en étaient souvent quittes pour un simple mais hilarant malaise.
Il mourut paisiblement, heureux et entouré de la douce affection des siens, à l'âge vénérable de trente et un ans. Retrouvé chez lui dans sa chambre où tous les meubles avaient été repoussés, attaché à un tabouret, la langue coupée et les yeux pochés, étouffé semble-t-il par un bloc de comptes-rendus de réunion et de draps de lit d'hôtel fourrés dans sa bouche avec une compacité peu commune, les circonstances ayant conduit à cet accident restent à ce jour inconnues. Sa femme fut brièvement incriminée mais les policiers en charge de sa détention la relâchèrent après douze minutes de garde à vue lorsqu'elle fit valoir qu'elle avait oublié chez elle un bouillon de bœuf sans en éteindre le feu, qu'il y en avait environ pour quatre personnes ce qui correspondait précisément au nombre d'agents employés dans la ville plus éventuellement un convive supplémentaire, que ça alors messieurs voilà bien d'ailleurs une coïncidence extraordinaire mais nous sommes tous réellement éplorés voyez-vous, j'ai peine à trouver mes mots cependant rien de tel n'est-ce-pas qu'un bon pot-au-feu pour vous remonter le moral après un sordide et inexplicable assassinat vous pourriez même vous joindre à moi, et ainsi je pourrai vous en dire plus à propos de feu mon magnifique mari et de cette épouvantable affaire que j'espère vraiment éclaircir au plus vite pendant que monsieur le commissaire sabrera le champagne et que je servirai le gratin de potiron pourvu qu'il soit encore chaud, afin qu'ensuite nous puissions oublier ensemble toute cette histoire et que je mène enfin mon deuil comme il se doit. (informations tirées du procès-verbal que le maire tamponna le soir même à plusieurs reprises avec une satisfaction grave et solennelle, ce qui témoigne, une fois de plus, du respect et de l'affection sincères que tous entretenaient envers notre cher Edmond.)
Vous l’aurez compris, le brillant homme avait vécu sa vie en plaisantin, certes sans nocivité aucune mais terriblement efficace, qui comprit le premier comment, du vol discret d’une denrée invisible, sournoisement perpétré, pouvaient se développer de profonds ressentiments au sein même de la société et de son accomplissement.
Ce phénomène est, réellement, au fondement de ce que nous appelons aujourd’hui la pratique moderne de notre art, cette Thérapie du Moment Social étonnante de complétude, magnifique dans sa simplicité. Nous ne manquerons par d’en donner quelques exemples par la suite.
Par la suite
Ah tiens, c’est déjà le moment ? Bon, allons-y alors. C’est fou ce que le temps passe vite quand on prend de l’âge. Je me souviens au début de l’article, ce n’était pas du tout comme…
Des exemples
Ah oui, des exemples. Au cours des siècles, les manifestations du doux bâton que nous agitâmes amicalement et à de multiples reprises devant la face placide du monde, pour remettre dans le droit chemin l’allonge grossière et boitillante de ses pas aveugles et lourds, ne manquent pas.
De la découverte des Amériques
Songez un instant à l’Europe de nos ancêtres. Complus dans la boue, souillés d’ennui, reclus tels des pourceaux dans la grange de leur écartèlement territorial ; confits de peur et de superstitions. Que manquait-il donc à ces terribles rebuts pour qu’ils exprimassent enfin en actes cet extraordinaire potentiel intellectuel et évolutif si caractéristique de l’homme caucasien, qui aujourd’hui encore se répand sans résistance dans le monde, semblable en cela aux lances affûtées d’une gigantesque armée salvatrice ? Les peuples se sentaient abandonnés, doutaient même qu’ils eussent un jour participé au souci de quiconque de suffisamment puissant et digne pour oser tendre une auguste main à ses protégés tremblants. Mais, ma foi, c’est là que nous, Protecteurs Historiques du Monde Perçu, intervînmes[2] !
Prêts comme nous l’étions à accueillir avec la complaisance qui se doit les plus douteux appétits de nos contemporains, et, disons-le, joyeux à la pensée de jouer un bon tour au petit nouveau de la confrérie, nous eûmes alors la pénétration de munir un certain capitaine espagnol, qui s’apprêtait à un long voyage, de la précieuse assistance de notre compagnon. Plus tard, nous apprîmes, non sans surprise, que le navire parti originellement en direction des Indes s’était abîmé en mer à vingt milles des côtes portugaises par une nuit de tempête, et qu’aucune marchandise n’avait pu être retrouvée, non plus qu’aucun passager.
Nous étions éplorés par la tragique perte de notre ami, et nous bûmes et festoyâmes pendant les cinquante années qui suivirent avec une régularité de métronome, autant pour honorer sa mémoire que pour noyer notre peine. Nous avions quelque peu perdu confiance en nos lumineuses épiphanies, et la foi avec laquelle nous dirigions le monde connu avec autant de poigne que de discrétion ne nous habitait plus avec la même intensité flamboyante qu’auparavant. Certains parlaient même de dissoudre notre organisation, parce que ça commençait à leur coûter cher en notes de bistrot.
Et c’est alors, au plus fort de notre désarroi, que la nouvelle parvint à nos oreilles : un épatant homme, au service de la couronne espagnole, avait semblait-il incidemment révélé tout un nouveau monde pour le profit ébahi de notre Europe vieillissante ! Nous comprîmes alors que la vision première de notre judicieuse prescience avait été juste et que grâce à nous, enfin, et à la persévérance époustouflante du benjamin de notre confrérie qui, je le rappelle, avait réussi à guider pendant un demi-siècle un navire de fort tonnage à la conquête d’un paradis de terres et de richesses, l’homme allait prendre un nouvel essor.
La partition de l’Allemagne par les puissances Alliées après la défaite et la capitulation de 1945
La défaite du IIIe Reich fut l’occasion pour l’Amérique et la Russie victorieuses de se rabibocher autour d’un thé et de partager un bon gâteau aux pommes arrosé de vodka. Mais au-delà de cette opportune fraternité, il nous fallut à nouveau imaginer un plan pour que la Prusse fanée et à la grandeur déchue recouvre un souvenir de sa splendeur d’antan, qui avait été bien mise à mal par l'éclatante ascension de la plupart des pays européens, laissant celle-ci à la traîne, ainsi que par l'acquisition massive de produits américains défectueux dont ceux-ci refusaient toutefois de reconnaître la responsabilité.
Songeant à ce que deviendrait le territoire au cours des décennies qui suivraient si rien n'était tenté, nous prîmes conscience du devoir moral qui incombait à notre comité. C'est ainsi que fut arrêté un projet audacieux.
Le pays serait donc fractionné en deux parties, dont l’une accueillerait des centres d'information pointue pour les nouveaux citoyens libres d’Allemagne, où ils apprendraient cette fois ce que signifie réellement la démocratie et pourquoi il n’est en général pas convenable de mettre à la tête d’une nation disposant d’un important potentiel armé des gens capricieux en habit militaire qui parlent fort et qui disent vouloir en tuer tout plein d’autres pour améliorer la sécurité de leurs électeurs. Nous espérions ainsi en faire un peuple raisonnable et cependant fier, qui aimerait la liberté comme lui-même et consacrerait la totalité de sa puissance pacifique à la propagation des valeurs chrétiennes et des saucisses au chou.
De plus, nous ne désespérions pas d'amener quelques millions de jeunes teutons déçus par leur rêve suprémaciste et leurs fantasmes peu ragoûtants d'adolescents frustrés à un long travail volontaire dans nos usines une fois qu’ils auraient pris la pleine mesure de la culpabilité que leurs ancêtres avaient par leurs actes irrémissiblement enferrée au plus profond de leurs âmes et de leur culture, afin que de leur donner une occasion sincère et humble de soulager celle-ci par un labeur qu'ils trouveraient libérateur et honnête, pour une fois.
La seconde partie de ce merveilleux pays aurait eu entièrement vocation à accueillir d’immenses parcs d’attraction à thème d’inspiration anglo-saxonne, dont certains retraceraient pour la plus grande joie des germains libérés les principales étapes de l'Histoire de leur belle nation. Après les séances d'éducation quotidienne qui leur seraient humainement dispensées par de joyeux militaires anglais à moustache, ils pourraient ainsi récréer leur sens politique éprouvé grâce aux nombreuses animations disponibles dans la (fausse) forteresse médiévale du Long’knives Knight, à Berlin, ou encore faire le plein de sensations fortes au grand-huit hurlant qui passe (jour et nuit !) à la frontière au-dessus du Rhin avec un bruit festif que l'on reconnaîtrait, le sourire aux lèvres, à plusieurs kilomètres à la ronde, voire pour les plus âgés discuter tranquillement du temps passé confortablement assis sur un banc tout en dégustant une succulente barbe à papa Mosterd’glace (arôme chou farci ou cerise, au choix selon régions et disponibilités).
Nous dûmes cependant, comme les événements avançaient rapidement par-devers l'histoire heureuse des peuples, convenir qu’une telle organisation ne pourrait être satisfaisante et serait encore trop généreuse pour un peuple qui avait commis tant de crimes et n’avait de plus, pour l’heure, encore rien rendu de ses rapines à ses victimes et encore moins fait amende honorable. C’est ainsi que nous renonçâmes rapidement à notre grandiose idée initiale et que nous décidâmes plutôt de partager le pays en quatre zones de superficie comparable (en référence bien sûr aux quatre points cardinaux, aux quatre Cavaliers de l'Apocalypse des nations, aux quatre jours scolaires que comporte la semaine Française ou encore aux quatre doigts non opposables de la main) que les puissances alliées s’étaient déjà réparties comme il leur avait plu.
Des crocodiles et des chapeaux ou La finitude d'une doctrine
Espérant avoir donné à entrevoir par ces relations quelque reflet chatoyant de l’infinie et multiple puissance qui soutient presque divinement la participation de chacun nos actes à la marche splendide du monde que l’on connaît, il nous échoit à présent la tâche d’amener doucement à une compréhension plus fine et plus exacte du mécanisme humain l’esprit délicat, candide et bénévolent de notre cher lecteur. A cet effet, nous ferons tout d’abord remarquer que c’est ainsi que la chose fut présentée à moi-même et à chacun des nôtres depuis des décennies, qu’il n’y a donc aucune raison de mettre en doute l’efficacité instructionelle de la pédagogie en question, et que d’autre part celle-ci est parfaitement accessible à des personnes innocentes et grossières ne disposant d’aucune connaissance réelle du monde.
Imaginez un instant, lecteur, que vous êtes le capitaine d’une barque plongée depuis des jours dans le sein lourd d’une rivière poisseuse et lente. L’équipage est indolent, effronté, l’air est saumâtre et humide, et vous sentez par intermittence monter chez vos hommes des relents de mutinerie, comme quand le second a craché sur votre chemise après que vous lui ayez plusieurs fois poliment demandé de vous passer la carte qu’il avait gardée dans sa poche sans l'en sortir depuis le début de l’expédition. Vous n’avez plus osé la consulter et n’avez donc depuis lors aucune idée de votre position ; vos subordonnés s'impatientent, galvanisés par votre bras droit qui vous reproche ouvertement vos désastreuses compétences en orientation. Comment alors, de quelle manière héroïque, vous sortiriez-vous de cette situation, par quelle lumineuse astuce triompheriez-vous du sort ?
Les maîtres nous laissèrent nous écorcher des jours sur l’énigme. Ce n’est qu’après que nous eûmes épuisé toutes les hypothèses, envisageant par exemple d’augmenter le salaire des marins ou même d’employer de redoutables techniques managériales pour motiver les sous-fifres, que la solution nous fut révélée. Puisque l’imbroglio ne pouvait être humainement résolu, il devenait nécessaire de convoquer un facteur extérieur. Il nous suffisait simplement de trouver quelque part un crocodile ou un alligator à l’air plus débonnaire que les autres, de l’amener doucement, par des caresses rusées et d’aimables cajoleries, à contourner sans bruit la coque du navire, puis de l’inciter soudain à surgir de l’eau comme un diable, mordant sans tendresse la jambe d’un malheureux marin.
Si vous suivez ces conseils, en toute logique, partant de cet événement, l’équipage effrayé mettra la totalité de son énergie à échapper à la bête enragée, vous regagnerez temporairement votre autorité perdue et, en sus, vous aurez progressé de plusieurs kilomètres à la fin de la journée, l’opportun coup de sang causé par l’attaque de l’animal tenant efficacement éveillés vos hommes pendant les dures heures de l’après-midi. Pour plus d’efficacité, vous pouvez même envisager d’apprivoiser de la même manière plusieurs sauriens et d’enchaîner les apparitions du monstre au fur et à mesure que la tension s’apaise et que les rameurs s’affaissent à nouveau dans cet infâme brouet d’incapacité et de bellicisme qui caractérise depuis toujours le comportement du prolétariat.
Était donc résolue une difficile affaire[3].
Humilité et bienveillance
À présent, pour comprendre ce qui va suivre, sachez d’abord que pendan
t nos nombreuses années de formation (en la qualité modeste de Tranquilles Compagnons Subsumeurs du Monde Infrangible) dans un endroit reculé et secret, on nous avait longuement entretenus de l’importance inaliénable de la liberté individuelle et de l’égalité qui se déploie comme un immense oiseau aux plumage immaculé entre tous les humains que cette terre porte. Cela, je crois, visait à étouffer en nous tout germe d’une infatuation que nous pourrions nous laisser aller à éprouver à l’égard de nos semblables, nourris par la conscience de notre propre valeur et par ce sentiment altier qui souvent nous envahissait comme une vapeur vive et pure à la pensée de faire partie d’une organisation d’allure si puissante et savante ; ainsi, parmi tous nos pairs, le grade hiérarchique ne se distinguait sur l’individu que grâce à un artefact d’une valeur uniquement symbolique, valant preuve seulement et non point droit ; voici : plus le maître était d’un ordre important, plus sa présence s’élevait comme un cierge à travers la nuée trouble des égos invisibles et spécieux de compatriotes moins favorisés, plus son esprit approchait des cieux et se prenait à resplendir d’une glorieuse lueur spirituelle à la proximité immédiate et réconfortante du divin, plus vaste coulait ce crâne bombé où maintes nobles pensées s’occupaient sans repos à étager en fines volutes la fumée du dernier absolu, plus haut se devait d’être le couvre-chef qui surmonterait d’une tente royale la magnificence ainsi multipliée d’une telle âme.
Sachez cela, oui. A présent, étant donné que le chapeau a été choisi, entre toutes les décorations possibles, par les êtres et les personnages les plus avisés et les plus subtils qui se puissent imaginer pour représenter le pouvoir et le statut qui le conforte ; étant donné que depuis des générations cette petite pièce de tissu rigide s’associe irrémédiablement à la valeur personnelle de son porteur, étant su et connu que l’histoire métaphorique que nous venons de vous révéler fut inventée par ces mêmes personnes à l’attribut intellectuel particulièrement développé dans le but d’imprimer à des imaginations vierges la structure, splendide dans son élégance, des échafaudages primordiaux menant à la sagesse construite par eux, est-il si étonnant que l’on retrouve, des années plus tard, qu’un rapport réel et effectif existe entre l’un des éléments clés de l’historiette mentionnée et l’objet par lequel les étonnants hommes qui se trouvent à son origine se définissent eux-mêmes par excellence ?
En vérité, pas vraiment, nous en sommes réellement convaincus. C'est pour cela, pour espérer atteindre à la sagesse de nos maîtres reclus dans leur retraite, ignorés du monde dans une vallée de sacerdoce point désagréable pour qui l'habitude amène a ne plus même remarquer les souffrances et les maux ordinaires du corps et de l'âme[4], qu'aujourd'hui nous cherchons encore quel lien il peut bien y avoir entre la prestance invariable d'un galurin porté sur une tête tranquille avec l'indifférence de l'homme supérieur, et le reptile rugueux et affamé que nous avons mentionné. Cela pour conclure que bien que nous soyons nous-mêmes allés plus loin que n'importe quel être ordinaire, il nous reste encore de nombreuses choses à découvrir par rapport à la science des âmes et notamment en regard de ce que notre glorieux inspirateur, Edmond Demi, porta lui-même à sa connaissance, et que la sapience dont nous faisons parfois preuve trouve son origine dans une étude approfondie de tous les aspects du monde ; bien plus, en tous cas, que dans un quelconque avantage de nature divine ou naturelle dont nous pourrions bénéficier.
Notes
- ↑ Et au cours des années qui suivirent. Il aimait beaucoup cette plaisanterie-là.
- ↑ C’est-à-dire que c’est entre deux bouteilles de vin que l’idée subséquente visita soudain (tel un archange lumineux annonçant la venue du Christ) nos esprits cotonneux et adoucis, pleins d’enthousiasme pour les visions nouvelles.
- ↑ Nos jeunes cerveaux n’acquirent cependant la pleine compréhension de la signification réelle portée par cette profonde histoire que l'on avait voulu nous transmettre que longtemps après, lors de la seconde guerre du Golfe. L’Irak, agressif, se tordait au milieu du marasme économique, cependant que le reste du monde ne semblait pas vouloir intervenir dans un conflit qui s’annonçait dévastateur. Comme des enfants indisciplinés, ils ne parvenaient pas à s’accorder sur la conduite à suivre : l’un souhaitait contribuer moralement à la propagation de la démocratie, l’autre désirait prendre part aux revendications de la Chine sur le Moyen-Orient, tandis qu’un autre encore espérait qu’on lui laisserait des petits-fours à la table des négociations même s’il était arrivé un peu en retard. C’est à ce moment, comme la situation s’acheminait lentement vers un désastre, que nous mîmes encore une fois un plan perfectionné à exécution. Dans la nuit, vingt mille crocodiles du Nil furent répandus par hélicoptère dans la mer rouge au large des combats. Le lendemain, galvanisés par la présence d’un ennemi commun, les puissances décidèrent brusquement d'unir leurs forces, et l’histoire prit le chemin qu’on connaît.
- ↑ En réalité, les grands hommes vagabondent de par le monde, vêtus uniquement des aumônes des fidèles, dispensant leur enseignement auprès de jeunes gens riches et frivoles. Leur véritable nature est inconnue de leurs contemporains, et lorsqu'ils touchent devant eux à l'illumination, nombreux sont ceux qui les confondent avec quelque messie voyageur et érémitique. Après quelques années, ils s'offrent souvent à prendre en charge une partie de la fortune de leur protégé, car ils savent mieux que quiconque le fardeau que représente le monde et son opulence, ainsi que la loyauté qui les lie à l'altruisme envers les plus malheureux.
S'il vous a enthousiasmé, votez pour lui sur sa page de vote ! Ou pas.
Article cradopoulo ma kif kif maousse costo Cet article a sa place au soleil du Top 10 des articles de 2017.
|