Ainsi cherchait un emploi Zarathoustra
Prologue
Quand Zarathoustra eut trente ans, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s'en fut dans la montagne. Il vécut là, se nourrissant de sa sagesse et de sa solitude, et dix ans passèrent sans qu'il en fût las. Mais il advint que son cœur changea, et un matin, s'étant levé avec l'aurore, il se présenta devant le soleil et lui parla ainsi :
« Ô grand astre ! Que serait ton bonheur, si tu n'avais ceux que tu éclaires ?
Voici dix ans que tu montes jusqu'à ma caverne ; tu te serais dégoûté de ta lumière et de ce trajet, si nous n'étions là, moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t'attendions chaque matin, pour te prendre ton superflu et t'en rendre grâces.
Vois : je suis saturé de ma sagesse, comme l'abeille qui a butiné trop de miel ; j'ai besoin de mains quémandeuses.
Je voudrais donner, et je voudrais aussi, avant dix ans, m'offrir une Rolex, pourvu que les sages d'entre les hommes se sentent heureux de leur folie, les pauvres heureux de leur richesse.
Il me faudra pour cela descendre dans les profondeurs, comme tu le fais chaque soir, quand tu plonges au-dessous de la mer pour aller porter ta lumière au monde souterrain, astre débordant de richesse.
Il me faudra comme toi travailler, ainsi que disent les hommes vers lesquels je veux descendre.
Bénis-moi donc, œil paisible qui peux voir sans envie même l'excès de bonheur !
Bénis le prolétaire qui va candidater, et que son or ruisselant aille porter partout le reflet de ta félicité.
Vois : ce prolo aspire à pointer de nouveau, et Zarathoustra aspire à redevenir homme. »
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
Premier rendez-vous à Pôle Emploi
Là-dessus, Zarathoustra marcha deux heures encore, se fiant à la route et à la lueur des étoiles ; au bout de ces deux heures, il arriva au Pôle Emploi de la Vache Bariolée, s'installa dans une salle d'attente que des contempteurs de la vie avaient baptisée « Auditorium », et patienta. Enfin, un jeune homme arriva, stupéfait, et déclara :
Zarathoustra le suivit jusqu'à un bureau surhumainement sobre, et le jeune homme lui demanda :
Ainsi parlait Zarathoustra.
Atelier lettre de motivation
1
Zarathoustra atteignit la lisière de la ville, et entra dans un bâtiment. Là, il rencontra des hommes qui lui demandèrent :
Zarathoustra acquiesca, puis pénétra dans une salle austère et s'assit. Il médita jusqu'à ce qu'une voix interrompe ses réflexions :
— Quand on connaît le lecteur, on ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs, et l'esprit lui-même sera une puanteur.
Que tout le monde ait le droit d'apprendre à lire, voilà qui à la longue vous dégoûte non seulement d'écrire mais de penser.
Jadis l'esprit était Dieu, puis il s'est fait homme, à présent il devient canaille.Ainsi parlait Zarathoustra juste avant d'apprendre à faire une belle lettre de motivation avec le Faux Sage.
2
Le Faux Sage ne s'attarda pas sur les paroles de Zarathoustra et poursuivit son laïus. Il insista sur le choix de termes positifs et professionnels. Ainsi, il fallait, pour lui, éviter à tout prix « je pense être » et préférer à cette formulation « je suis ». De même, les demandeurs d'emploi devaient bannir « j'aimerais », trop sentimental et hésitant, et écrire plutôt « je veux ».
Tout Faux Sage qu'il était, ces paroles qu'il prononça agréèrent aux animaux de Zarathoustra[2]. Aussi, Zarathoustra se leva et parla à ses disciples :
— Tout l'être sensible souffre en moi de se sentir prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m'affranchir et me donner la joie.
Vouloir est délivrance ; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté ; voilà l'enseignement de Zarathoustra.Ainsi parlait Zarathoustra.
3
Le Faux Sage était sur le point de finir sa session de formation lorsqu'il interpella Zarathoustra et les autres Hommes Supérieurs en ces termes :
Entendant cela, Zarathoustra rit. Puis il dit :
— Ton Soi rit de ton Moi et de ses bonds prétentieux. « Que m'importent ces bonds et ces envols de la pensée ? se dit-il. Ils me détournent de mon but. Car je tiens le Moi en lisières et lui souffle ses pensées. »
Le Soi dit au Moi : « Souffre à présent .» Et le Moi souffre et se demande comment ne plus souffrir – c'est à cela que doit servir la pensée.
Le Soi dit au Moi : « Jouis à présent .» Et le Moi ressent de la joie et se demande comment goûter souvent encore de la joie – c'est à cela que doit servir la pensée.Ainsi parlait Zarathoustra.
Atelier CV
Zarathoustra revint la semaine suivante au même endroit, soulagé et consterné qu'il était de ne plus déverser sa sagesse, puisque tous avaient refusé de l'entendre. « Les voilà, se dit-il en son cœur, les voilà qui rient ; ils ne me comprennent point, je ne suis point la bouche qui convient à ces oreilles. »
Mais Zarathoustra s'était fait une raison, admettant que le chemin vers le Surhumain était long, et que lui ne serait pas le Surhumain, mais qu'il avait pour tâche de l'engendrer. Aussi s'assit-il et suivit-il attentivement les propos du formateur du jour, le plus Hideux des Hommes.
Mais qu'importaient ces rebuffades à Zarathoustra, tant qu'il restait entouré par l'animal le plus fier sous le soleil et l'animal le plus sage sous le soleil ? Aussi travailla-t-il son CV.
En fin d'atelier, le plus Hideux des Hommes revint vers Zarathoustra et lui demanda :
Le plus Hideux des Hommes soupira et haussa les épaules pour exprimer son marasme. Voyant cela, Zarathoustra se leva et se prépara à poursuivre sa route ; car il se sentait glacé jusqu'aux moelles.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Entretiens d'embauche
Lorsque Zarathoustra eut suivi d'autres ateliers lui permettant de préparer au mieux des entretiens de recrutement, il se lança dans les candidatures. Et si la masse des recruteurs voyaient d'un mauvais œil son profil un peu atypique, quelques exemples de cette nouvelle noblesse qu'il appelait de ses vœux l'avaient recontacté. Aussi se remémora-t-il au mieux les conseils de ses formateurs afin de parfaitement aborder ces rencontres.
Premier entretien
Zarathoustra marcha jusqu'à un bâtiment à l'aspect carcéral. Il y entra et y rencontra un homme à l'aspect terne et bouffi. Celui-ci lui déclara :
— L'État ? Qu'est-ce à dire ? Allons ! Ouvrez vos oreilles et je vais vous parler de la mort des peuples.
L'État, c'est le plus froid des monstres froids. Il est froid même quand il ment ; et voici le mensonge qui s'échappe de sa bouche : « Moi, l'État, je suis le peuple. »Ainsi parlait Zarathoustra.
Deuxième entretien
Zarathoustra chemina encore jusqu'à ce que le soleil ait presque atteint son zénith. Encouragé par la radiance de l'astre solaire, il se présenta à son rendez-vous. Il suivit son contact dans son bureau, gardant bien en tête qu'il fallait prétendre accepter les valeurs de cette société de superflus et de Derniers des Hommes pour atteindre son objectif.
Son interlocuteur lui parla en ces termes :
Zarathoustra répondit :
— Ce que la multitude, la foule des superflus, appelle le mariage, hélas ! Quel nom lui donnerai-je ?
Hélas ! cette misère de l'âme à deux ! Hélas ! cette ordure de l'âme à deux ! Hélas ! ce pitoyable bien-être à deux !
Voilà ce qu'ils appellent le mariage. Et ils prétendent que leurs mariages sont inscrits au ciel !Le recruteur eut un rire nerveux et interrompit Zarathoustra :
Bien au contraire, Zarathoustra s'enflamma :
Son interlocuteur, justement, fondit en sanglots, serra la photographie de ses deux enfants contre sa poitrine, et quitta le bureau[3]. Zarathoustra émit un rire narquois et ajouta :
Ainsi parlait Zarathoustra.
Troisième entretien
Zarathoustra insista dans ses recherches d'emploi pendant trois jours et trois nuits. Au matin du quatrième jour, il se mit en marche afin de rencontrer deux disciples employeurs potentiels.
Arrivé devant les locaux du premier, il sonna et on l'introduisit dans le bureau de la directrice de la structure :
Zarathoustra se souvint qu'il fallait mettre en avant ce qui correspondait le mieux au poste proposé et à l'employeur. Aussi répliqua-t-il :
La recruteuse ouvrit de grands yeux et tint à préciser :
— Je vous donne donc ce conseil, mes amis, méfiez-vous de tous ceux chez qui l'instinct de punir est puissant.
C'est une triste engeance, une mauvaise race ; leurs faces trahissent le bourreau et le limier.Ainsi parlait Zarathoustra.
Quatrième entretien
Poussé dehors par un agent de sécurité, Zarathoustra trouva le lieu de l'entretien suivant et s'y fit recevoir par un homme austère habillé d'un costume-cravate rutilant. Il était décidé à ne plus se cacher derrière des faux-semblants.
— On commande à celui qui ne sait pas s'obéir.
Et voici le point suivant : commander est plus difficile qu'obéir. Non seulement parce que celui qui commande assume la charge de tous ceux qui lui obéissent, et que cette charge risque de l'écraser, mais parce que j'ai reconnu que commander comporte une chance et un risque, et chaque fois qu'il commande, le vivant risque sa vie au jeu.— Passion de dominer : verges cuisantes réservées aux cœurs durs entre tous ; cruel martyre réservé au plus cruel ; sombre flamme des bûchers où grésille la chair vive.
Passion de dominer : frein cruel imposé aux peuples les plus orgueilleux ; insulte à toute vertu incertaine ; cavalier qui chevauche toutes les montures et tous les orgueils.— Celui qui n'a jamais vécu, comment pourrait-il mourir à temps ? Mieux vaudrait qu'il ne fût point né. Tel est le conseil que je donne aux superflus.
Mais les superflus eux-mêmes attachent bien trop d'importance à leur mort, et la noix la plus creuse exige encore qu'on la casse.Ainsi parlait Zarathoustra.
Épilogue
Du sang neuf dans les télécommunications en France |
Zarathoustra Nietzsche a été nommé, hier, sous-directeur du groupe Fraise-France Bigophone. Cet inconnu du grand public prône des méthodes originales, sans tabou ni dogmatisme. Il a déjà mis en place une restructuration des agences régionales. Lorsqu'on lui a demandé s'il allait revenir aux méthodes de gestion des années 2000, qui ont provoqué plusieurs suicides, et si sa volonté réformatrice allait durer, voilà ce qu'il nous a répondu : « Oh ! Comment ne brûlerais-je pas du désir de l'éternité, du désir de l'anneau des anneaux, l'anneau nuptial du Retour! Jamais encore je n'ai rencontré la femme de qui j'eusse voulu des enfants, si ce n'est cette femme que j'aime ; car je t'aime, ô, Éternité ! Car je t'aime, ô, Éternité ! » La Bourse a salué ce choix d'une continuité avec la politique menée depuis l'ouverture du capital. Le cours de l'action a monté de quatorze points ce matin. |
Voir aussi
Article cradopoulo ma kif kif maousse costo Cet article a sa place au soleil du Top 10 des articles de 2014.
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