La Dame blanche
L’incident survînt alors que je roulais tranquillement sur une petite route de campagne, dans la région de Rouen. Je me rendais à L... pour y effectuer une visite chez mon ami P..., afin de lui remettre un paquet précieux. Dans ces situations, il m’est préférable de prendre la voiture car mon ami P. vit dans un lieu reculé. Il y possède une vaste résidence dans laquelle nous aimons deviser joyeusement et plaisanter de choses et d’autres, ainsi qu’un large domaine propice à la détente, où les ombres de grands aulnes permettent de cheminer en respirant un air pur revigorant.
La nuit me surprit aux environs de la ville de C... peu après m’être arrêté pour y effectuer le plein de carburant de mon véhicule. J’aime beaucoup mon ami P... mais je tolère difficilement le caractère rude et indélicat des habitants de sa région. Alors que je tentais de m’entretenir avec le pompiste de la station-service, en lui demandant s’il avait du beau temps, il me tança, et après m’avoir vilainement toisé, me tînt cette étrange réplique : « Vous n’êtes pas du coin, l’ami. De bien méchantes choses arrivent aux étrangers par ici… ».
Mon pouls s’emballa aux paroles de ce rustre. Je réglai la facture d’essence puis remontai dans mon véhicule en maudissant tous les pompistes de la Terre ; cela est dû à au caractère impérieux de ma nature excessive. Enfant, j’avais bien souvent été soigné au laudanum et au bromure, ce sont parfois des choses qui laissent des cicatrices, dit-on.
La route
Rouler de nuit est fatigant pour les yeux, aussi j’adopte généralement une conduite souple et détendue de manière à rester vigilant. Seuls les feux de route restent allumés sur ces petites voies de campagne où l’on ne croise que rarement la présence humaine ; il est bien plus courant d’y voir détaler des petits lapins vers les talus, éblouis par les lumières des rares automobiles.
Je conduisais calmement en m’assoupissant de temps à autre, et la radio réglée sur une station de musique classique peinait à me tenir totalement éveillé. A mesure de l’heure tardive approchante, je sentais presque les crispations de la fatigue étendre sur moi leur pénible emprise. Diverses pensées se chamaillaient dans mon esprit « Allons Guy, sois bien éveillé, pense à ton ami P... qui sera bien heureux de te voir » ou encore « Oublie les méchantes paroles de cet affreux pompiste, Guy, il ne va rien t’arriver d’horrible, ce sont des histoires de bonnes femmes que l’on raconte par ici. »
Il est vrai que la région de L... est réputée pour être un lieu à l’écart du monde moderne, un endroit propice aux légendes les plus sinistres qui mêlaient les croyances locales aux superstitions religieuses d’un autre temps. La sorcellerie, les rebouteux et autres calembredaines continuaient d’effrayer les naïfs habitants de cette contrée. Moi-même, de nature rationnelle, je prêtais cependant foi à certaines expériences de spiritisme et de magnétisme auxquelles j’avais assisté.
Ma cousine, Mademoiselle de M..., m’ayant une fois entraîné malgré moi dans l’une de ses improbables soirées mondaines à Paris, avait été la victime d’une étrange manœuvre surnaturelle. Alors que la soirée arrivait à sa fin (nous étions reçus par le comte de J... et Madame C...) un individu aborda le thème du magnétisme.
Silencieux, j’observai néanmoins avec une grande attention la scène qui a suivi.
L’assistance frétillait d’impatience, les femmes surtout, bien évidemment. Ma charmante cousine releva le défi de l’inconnu et accepta de se prêter à son étrange manège. Assise sur une chaise, elle se laissa magnétiser par le farfelu personnage.
Il endormit peu à peu sa conscience en utilisant des techniques qui, je le pense, s’apparenteraient à de l’hypnose. Une fois méditative, il commença à lui poser des questions.
L’assistance s’étant tournée vers moi, je tâchai de ne pas défaillir et souriais largement.
Le magnétiseur se tourna alors vers ma cousine.
Je défaillis immédiatement, car tout cela était exact.
L’assistance était soufflée. Seul le comte de J. maintenait son scepticisme.
Le petit homme regarda gravement le comte.
Le petit homme sembla sincèrement blessé par ces paroles, il toussotta puis il se tourna vers ma cousine.
Elle s’éxécuta.
Et comme pour contredire cette funeste prédiction, il décapsula une cannette de bière : la capsule lui creva l’œil immédiatement. L’assistance terrifiée fuit la soirée en un tournemain, au moment même où le téléphone sonna pour annoncer le décès des cinq fils. Le magnétiseur rendit à ma cousine sa conscience habituelle tandis que l’on évacuait le comte à l’hôpital de Z..., suite à son attaque.
Je lui racontai l’épisode sur le chemin du retour, tandis que nous rentrions pédestrement vers son appartement. Elle n’en revînt pas et se désola du malheur qui accablait le pauvre comte de J... Curieusement, peu après avoir rendu connaissance à ma cousine, le magnétiseur avait disparu rapidement. Je doute que ce convive fût invité à une quelconque mondanité suite à cet incident.
Quoi qu’il en soit, j’ai depuis cette histoire une ouverture d’esprit bien plus large concernant le surnaturel. Cela pesé, les histoires de fantômes de la région de L... ne m’avaient jamais empêché de dormir jusqu’à présent.
La rencontre
La fatigue gagnait du terrain, mais je refusais de me reposer, ne serait-ce que pour quelques minutes, en faisant une sieste sur une aire de repos. Je craignais bien trop les voleurs de voitures et les marginaux qui officient dans ce type d’endroits, et même à l’écart du monde, on ne sait jamais quelle mésaventure peut se produire.
Soudain, une forme blanche apparut au détour d’un virage, alors que la route traversait la forêt domaniale de R... Je ralentis pour constater avec surprise qu’il s’agissait d’une jeune femme, curieusement vêtue d’une robe de mariée. Cette étonnante apparition me fit arrêter le véhicule. La créature, vraisemblablement innocente comme l’agneau qui vient de naître, était de plus d’une incroyable beauté. Je crus comprendre qu’elle avait été victime de quelque péripétie malheureuse, car je ne comprenais pas pourquoi elle se tenait au bord de la route, dans sa robe d’une blancheur immaculée.
D’ailleurs, dès que le contact de mon auto fût éteint, elle se précipita à ma portière.
Elle semblait comme terrorisée et son insistance ne tarda pas à me convaincre. De toutes manières, quel goujat aurais-je été de la laisser ainsi telle une pauvre âme à arpenter une route éloignée de tout.
La jeune femme ne se le fît pas dire plusieurs fois. Cela se comprenait, nous étions en novembre et un froid humide prédisait un hiver rigoureux.
En parfait homme civilisé, je tendis à l’inconnue mon propre imperméable qu’elle enfila immédiatement. Elle sembla heureuse et moi-même je fûs satisfait de ma propre bienveillance.
J’étais secrètement satisfait d’avoir une auto-stoppeuse dans la voiture, car je pensais que sa compagnie me tiendrait inévitablement plus éveillé que le son de la radio. Le trajet passerait plus vite, je ne doutais pas que la jeune mariée allait d’un instant à l’autre dévoiler l’objet insolite de sa présence en ces lieux. S’agissait-il d’une incroyable histoire de mariage annulé au dernier moment, ou d’un drame romantique d’une toute autre nature ?
Elle ne répondit pas. D’un seul coup, toute son énergie et sa vivacité avaient été remplacées par une étrange atonie, car Jeannette ne parlait plus ni même ne me regardait. Elle se contentait de fixer la route en remuant les lèvres, comme si elle attendait quelque chose.
Elle n’en dit pas plus. Je trouvais cela agaçant, parce qu’après tout j’étais bien gentil de la prendre en stop ! Je me disciplinai soudain car mon esprit me souffla : « Allons Guy, ne vois-tu pas que cette jeune femme vient d’être victime d’une traumatisante expérience ! Laisse-lui donc le temps de se remettre et n’agis pas pour des motifs égoïstes. »
Par la suite, nous roulâmes et nul ne parla. La jeune mariée ne montrait aucun signe de loquacité, et cela me rappela une anecdote qui était arrivée à mon grand-père pendant la guerre.
Positionné à S... et G... en Afrique du Nord, son bataillon était victime d’un bien étrange mal. En effet, et selon les autochtones, le bataillon que dirigeait mon grand-père, alors colonel, avait été maudit par des forces démoniaques. Celles-ci ne s’en prenaient qu’aux soldats qui avaient une fâcheuse tendance à parler à tort et à travers : les ivrognes, les impétueux, les impertinents.
La malédiction en elle-même était d’autant plus étrange que le mal agissait comme un coup de tonnerre. On entendait soudain un roulement de tambour, lointain, mais qui se rapprochait petit à petit : ta-ta-ta, ta-ta-ta, ta-ta-ta… Et soudain, lors d’un ultime roulement, un homme s’effondrait mort.
Nul n’a pu prouver quoi que ce soit, mais par la suite, mon grand-père fût l’un des hommes les plus mutiques que j’ai connu. Jamais il ne parlait pour ne rien dire, il restait là, silencieux, toujours à observer avec bienveillance. Cela dit, il avait un cancer de la langue.
Ce n’était pas le cas de ma compagne de route, qui resplendissait la santé : une belle mariée brune à la peau diaphane. Son mari devait être bien heureux, mais elle semblait de plus en plus préoccupée. Je remarquai sur la route un panneau annonçant un virage dangereux et diminuai ma vitesse.
Je m’y appliquai sans rien déceler de particulier. Un virage dangereux, il y en a partout, pardi ! Pendant que je m’attachai à décrypter la route, elle enleva mon imperméable et le mit sur la banquette arrière, probablement réchauffée par l’habitacle de l’automobile.
En effet, son inquiétude allait croissante à l’approche du virage annoncé. Je sentais sa fébrilité augmenter, et j’avoue que son anxiété se communiquait petit à petit. Elle ne tenait plus en place et commençait à gesticuler en marmonnant « Le virage ! Le maudit virage ! ».
J’étais moi-même de plus en plus inquiet, les poils de mes bras se hérissaient et plus je regardais Jeannette, plus elle m’effrayait. Tout à coup, elle tourna vers moi son visage, lequel, à mon grand effroi, n’avait plus rien d’humain : on aurait dit l’horrible faciès d’une morte-vivante à la peau terreuse et aux yeux exorbités, qui se déforma dans un horrible rictus de terreur :
Épouvanté, je freinai brutalement, anéanti par cette horrible vision morbide ! S’agissait-il d’un spectre malfaisant ? Je hurlai ma peur et pire encore lorsque je constatai que le siège occupé par Jeannette était désormais vide. Une sinistre odeur de mort flottait dans le véhicule. Quant au virage, il n’avait rien de spécial, mis à part qu’il était effectivement dangereux et que l’absence de glissière de sécurité pouvait emmener un conducteur maladroit directement dans un ravin.
Il me fallut une trentaine de minutes pour reprendre peu à peu mes esprits. L’apparition odieuse restant imprimée dans mon esprit me pétrifiait d’angoisse. Je repris le volant, apeuré, et je conduis avec une lenteur infinie jusque chez mon ami P...
La Dame Blanche
Tardivement, j’arrivai sur le domaine de mon ami P... qui m’accueillit à bras ouverts. Il manifesta une vive émotion lorsqu’il prit compte de mon état, car fébrile, je frissonnais de panique et n’étais pas capable de parler.
P... sut immédiatement me détendre par sa gentillesse et sa tendresse, et ensuite nous nous installâmes dans son salon, en buvant un excellent cognac au coin d’un feu de cheminée. C’est alors que je lui racontais mon histoire. Je lui faisais confiance, je savais qu’il ne me prendrait pas pour un fou. Cependant, j’avais du mal à aller au bout de cette aventure, tant elle semblait absurde.
Mon ami écouta l’anecdote effroyable avec un vif intérêt. Pas une seconde il ne se moqua de moi, et pour finir il me prit les mains.
C’est alors que P... me montra un vieil exemplaire de sa collection de journaux. Un article narrait un drame funeste : une jeune femme de la région de L... Jeannette B... se rendait en automobile à son mariage lorsque le conducteur du véhicule, ivre, avait manqué un virage et envoyé la voiture dans un ravin. Seule Jeannette B... était morte dans l’incident.
Malgré leur aspect fantastique, les explications de P... me calmèrent. Au moins, je ne reverrais plus jamais cette horrible et malheureuse âme damnée. « Quel cauchemar ! » pensai-je.
Je me rappelai soudain l’objet de ma visite à P... Je devais lui remettre un coffret de bijoux de famille d’une valeur inestimable, qui était dans la boîte à gants de ma voiture. Je pris donc temporairement congé de lui pour retourner vers mon véhicule, lequel m’inspirait toujours de l’effroi.
Cependant, l’angoisse m’envahit de nouveau. Car en ouvrant la boîte à gants, je me rendis compte que celle ci était vide…
J’ouvris les poches de mon imperméable pour vérifier si j’avais encore mes moyens de paiement, mon téléphone mobile, mon argent… : elles ne contenaient plus rien, à l’exception d’une petite carte de visite.
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