Orval
rrivé au terme de ma vie de pauvre pêcheur désormais chenu et vieilli comme le monde, je m'apprête à laisser sur ce parchemin témoignage des faits admirables et terribles auxquels j'ai assisté dans ma jeunesse, vers la fin de l'année du seigneur 2009... Ah que Dieu m'accorde la sagesse et la grâce d'être le témoin transparent des évènements qui survinrent dans une abbaye isolée au plus sombre du sud de la Belgique... Une abbaye dont même aujourd'hui il semble pieux et charitable de taire le nom. C'est l'abbaye d'Orval. Damned, je l'ai dit !
Chapitre 1 : De ma rencontre de mon Maître et de ma lancinante envie de chier
e vent glacé du nord soufflait sur les mornes plaines et les forêts millénaires. Mais point âme qui vive pour en être témoin. Car de fait, depuis bien longtemps nul Chrétien ne vivait en ces lieux. Du moins, c'était là la terrifiante conclusion à laquelle ma lente réflexion avait abouti.
Je m'étais retrouvé là par ce que je pensais alors être le hasard. Un hasard malchanceux qui m'était contraire depuis le jour de ma naissance. Je n'étais à l'époque qu'un jeune jouvenceau à la cervelle bien vide, et je venais de quitter mes parents, alors mourant de la peste bubonique, dans l'espoir vain de trouver meilleure condition dans ces terres abandonnées de Dieu. Je compris par la suite que tout ce que j'avais conçu en esprit était faux. Et mon arrivée en ces lieux inhospitaliers n'avait rien de la coïncidence, mais était l'œuvre du Tout Puissant qui guide nos pas.
Je m'étais abrité sous un buisson bien avant Tierce, et les Vêpres étaient maintenant bel et bien passées. Autant de temps durant lequel nul ne vint marteler le sentier sous-jacent. Il fallait bien l'admettre : tout seul avec une racine d'ajonc en guise de gourdin destiné à estourbir quelques vieilles veuves dans l'espoir d'en tirer mon salaire quotidien, j'avais l'air d'un con. À tel point que la lassitude succéda à l'ennui. Et la torpeur à la lassitude. Qui laissa sa place à une douce et lancinante envie de déféquer, mais point trop de sorte que je n'eus point la volonté d'accomplir ce besoin naturel. Qui lui-même passa rapidement au bénéfice de l'ennui. Puis de la lassitude. Et la torpeur revint.
Quand soudainement, le tintement caractéristique du cheminement de la canne d'un vieillard titilla mes sens. Vif comme l'éclair qui frappe le cul-de-jatte qu'on avait déposé sur la colline pour déconner, je m'élançai sur la pente du talus, armé de ma terrible racine. Malencontreusement, le sort voulut que je pose pied dans un hallier de muriers, provoquant ma chute et ma douloureuse roulade jusqu'en face du vieux moine qui pointait sur moi un pistolet-mitrailleur de type Uzi.
Chapitre 2 : De mon arrivée dans l'abbaye
ifficile de retranscrire ici les étranges émotions qui m'envahirent lorsque nous pénétrâmes dans l'abbaye d'Orval. Le bâtiment de plusieurs siècles se détachait doucement de la brume matinale, dévoilant tours, clochers et antennes satellites. De noirs corbeaux à l'œil torve croassaient sur le puits envahi de lierres. Des poules malades déambulaient de leurs abris dans une boue nauséabonde. Lorsque, rebuté par un si piteux spectacle, je tournai la tête, ce fut pour me retrouver en face d'un énorme visage rougi et convulsé par des pustules. La masse de viande se mit soudain en mouvement, laissant apparaitre une langue blanche recouverte de mucus.
Dans le réfectoire, véritable hospice à courant d'air et toile d'araignée, où nous fûmes accueillis pour le repas, le Frère Edmond de Leffe nous présenta à ses compagnons de prière. Il y avait :
- Le Père-Abbé Marcel d'Affligem, à la mine émaciée et aux yeux vitreux, qui était chargé d'acheter les bacs d'Orval chez le paki du coin ;
- Frère Pierrot de Kwak, filiforme tout en étant bossu, qui possédait une tête sans dents recouverte de quelques poils hirsutes, et qui était responsable de l'acheminement des bières lors de leur parcours entre le bac et le verre ;
- Frère Gilbert de Duvel, un horrible nain dont je ne pus soutenir suffisamment la vue pour en faire une description plus complète, qui s'occupait de la décapsulation des bouteilles ;
- Frère Willy de Westvleteren, gros et gras, qui suait un liquide noir de la famille des graisses malgré la température septentrionale de l'endroit, et qui était chargé de verser le contenu des bouteilles dans les verres ;
- Frère Gégé de Chouffe, dégageant à lui seul plus d'effluves qu'une dizaine de charognes de ragondins faisandés, et qui ne faisait que dalle mais qui squattait depuis le début.
Chapitre 3 : De l'histoire de Mathilde de Briey et du fait qu'on n'en a rien à foutre
e retour dans nos pauvres et froides cellules pour nous recueillir dans la prière, et enfin à l'abri des oreilles indiscrètes, mon Maître me fit part de ses observations.
C'est l'histoire de la jeune et belle Mathilde de Briey. Mathilde était la fille du duc de Toscane, et sa beauté était resplendissante. Elle eut de nombreux soupirants, mais Mathilde était également très prude et respectueuse des volontés du Seigneur, et refusait systématiquement toutes les avances. Toutefois, en 1071, elle épousa le duc de Basse-Loraine, Godefroid III le Bossu. Godefroid était un homme simple, bon, bossu et troisième. Mais pour lui, la lune de miel ne se passa pas comme il l'avait prévu. En effet, malgré un mariage en bonne et due forme, Mathilde refusait de se donner à son époux. Godefroid usa de ruses, de tactiques, de violence et de drogues pour parvenir à ses fins. Mais jamais Mathilde ne laissa entrevoir plus de chair que celle de son visage et de ses mains. À bout de nerfs, Godefroid engagea un tueur pour éliminer sa femme et recouvrer sa liberté. Mais son exposé était embrouillé, et le tueur, engagé pour sa violence cruelle plutôt que pour ses facultés intellectuelles, ne comprit point les instructions et tua Godefroid III le Bossu.
Affligée par cette mort soudaine, Mathilde de Briey partit vers le comté de Chiny qui lui appartenait. Elle était accompagnée de son fils adoptif, Brandon, âgé de 8 ans et rachitique puisque jamais nourri au sein dans son enfance. Cependant, lors d'un pique-nique sur le bord de la Semois, le jeune Brandon, ignorant l'existence de la sexualité, en vint à la conclusion que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, et il alla voir dans le fond de la rivière s'il y était.
Mathilde se réfugia dans une communauté religieuse de la région. Fidèle à elle-même, elle continua à prêcher l'abstinence totale et à se cacher sous de lourds tissus. De plus, elle restait cloitrée chez elle de peur que quelqu'un n'entrevoie un bout de sa chair secrète. Sauf un jour, où elle décida de braver l'inconnu et de se promener dans la région. Durant sa balade, elle découvrit bientôt, entre deux hêtres gaumais, une magnifique petite clairière au milieu de laquelle ruisselait une vieille fontaine. Fatiguée par une longue marche et sous l'emprise du charme du lieu, elle décida de se reposer au bord de la source d'eau fraîche. Ne pouvant y résister, elle commit un acte contre sa propre nature pieuse et chaste : elle enleva sa bague de fiançailles. Mal lui en pris, car cette dernière chut aussitôt et disparut dans les profondeurs de la rivière au grand désarroi de Mathilde. Elle se mit alors à pleurer et implorer le seigneur : elle ferait n'importe quoi pour retrouver son alliance, seul souvenir de son défunt mari. C'est alors que ce produisit le célèbre miracle. Surgissant des eaux tel un cheval dans une friteuse industrielle, une truite apparut, portant en sa gueule l'anneau d'or que venait de perdre la duchesse. Récupérant son alliance, Mathilde ne put s'empêcher d'exprimer sa joie :
Chapitre 4 : De la visite de la brasserie et du petit gout de Gilbert de Duvel
orsque mon Maître déclara, en privé, au Père-Abbé qu'il avait remarqué qu'un malheur s'était produit, ce dernier fut si embarrassé qu'il ne put s'empêcher de régurgiter une bile noire et odorante sur mes chausses.
Le Père-Abbé nous confia à Pierrot de Kwak, qui se chargea de nous présenter la brasserie. Ce fut en début d'après-midi, après un lourd plat de touffaye dans lequel je crus distinguer multiples morceaux d'insectes et de rongeurs, que nous entamâmes l'impressionnante visite. Le Frère Pierrot de Kwak nous expliqua longuement les principes de la concassion du malt, par la technique à mouture humide, puis nous présenta les cuves de filtration. Après la cuve d'empâtage, nous vîmes accourir le Frère Willy de Westvleteren devant les chaudière d'ébullition. Dans une atmosphère étouffante de sauna, il suait plus qu'aucun esprit humain aurait cru imaginable. Il se montra en proie à un affolement soudain, et tenta de nous communiquer quelque information malgré les torrents huileux qui dégoulinaient de son visage.
Aussitôt, nous nous précipitâmes avec lui vers les tanks de garde, où la bière fermente de 2 à 3 semaines. Sur place, le reste de la petite communauté nous attendait, et le Frère Gilbert de Duvel gisait sur le sol, mort, la langue pendante et le visage bouffi par son séjour prolongé dans une cuve.
Je remarquai mon Maître étrangement fébrile. Suivant son regard, je compris de quoi il s'agissait. Au fond de la pièce, verrouillée par une lourde serrure de fonte, une énorme porte en bois bloquait l'accès aux cuves de fermentation.
Chapitre 5 : De l'énigme, tadaaaa
a suite de la journée ayant été durablement bouleversée, nous abandonnâmes la visite. Arrivé dans notre cellule, Frère Bebert de Rodenbach s'assura que la porte était bien fermée et que nous étions à l'abri des oreilles indiscrètes.
Et il me jeta négligemment un sous-verre en carton qu'il venait de sortir de sa soutane. Il y était écrit :
L'un est noir, l'autre est blanc, L'un est gros, l'autre est petit, L'un clignote, l'autre tourbillonne, L'un est couvert de bubons, l'autre est fissuré de crevasse, L'un est la clé, l'autre est la serrure, Ensemble, ils vous ouvriront le chemin |
Chapitre 6 : Du sixième chapitre
e reste de la journée se déroula sans incident jusqu'à la fin des Vêpres et du diner. À cette occasion, mon Maître ingurgita une quantité impressionnante d'alcool. Il demandait tout le temps à être resservi, et m'incluait dans sa demande. Poussé par lui, je consommai bien plus que de raison. Les autres Frères, habitués à de telles effusions, et sans doute pour masquer leur peur et leur chagrin de la perte de leurs compagnons, buvaient également sans discontinuer. Mais bientôt, je remarquai que mon Maître avait de plus en plus de mal à cacher une certaine anxiété. Alors que j'allais l'interroger sur l'état de ses préoccupations, un terrible cri retentit. Amplifié par les relents d'alcool, l'ensemble de la pièce sembla vaciller. Frère Edmond de Leffe s'était brusquement levé, et plusieurs verres avaient chu, inondant la table d'une écume évanescente. Je tentai de reculer, mais perdis l'équilibre sitôt que j'eus quitté mon siège. Mon Maître m'aida à me redresser tandis qu'un bruit de chute résonna dans la pièce. Lorsque je me rendis compte de la situation, ce fut pour voir le Frère Edmond de Leffe, le visage bleui par la mort, étalé de tout son long dans une petite mare de bière. Je voulus m'approcher pour constater la réalité de ce que mes yeux embrumés par l'alcool semblaient percevoir, mais je sentis une puissante traction sur mon bras.
Bien que titubant, mon Maître traversa la cour directement vers l'enceinte de la fontaine Mathilde.
Nous rentrions alors dans la pièce à la fontaine. Mon Maître fit rapidement le tour de l'endroit, à la recherche d'un objet qu'il n'avait jamais vu mais qu'il savait être là.
Mon Maître s'arrêta devant la statue de Mathilde de Briey.
Et mon Maître, toujours dextre malgré les tonnelets de liquide enivrant qu'il avait ingurgités, attrapa de mains fermes les deux seins de la statue de Mathilde. Aussitôt, un déclic se fit entendre, et, tandis que je vomissais dans un coin, la statue pivota pour laisser place à un souterrain.
Il sortit une énorme bouteille de bière.
Chapitre 7 : Du labyrinthe, de ses méandres, et de ces cons de zébus
a suite du récit restera à tout jamais embrouillée dans mon esprit, marquée à postérité par le sceau amnésique de l'alcool de houblons. Assis sur la fontaine, mon Maître et moi bûmes. Nous bûmes le plus rapidement possible. Le liquide froid, sans doute entreposé depuis des lustres dans cet antique souterrain, avaient surement fermenté durant des années, et nous dégoulinait sur les vêtements, provoquant un risque de combustion spontanée certain.
Petit à petit, les molécules alcooliques remontaient à nos cerveaux. Nous entrions maintenant dans le fameux labyrinthe.
Un labyrinthe sombre, peuplé de miroirs déformants, d'impasses et de flaques d'excréments.
Nous manquâmes souvent de nous perdre. Nous risquâmes maintes fois de sombrer dans des abysses gluants. Nous évitâmes de justesse cette putain de porte-fenêtre qui est toujours là quand t'as bu et que tu ne sais jamais si elle est ouverte ou pas, vu que la porte est transparente, et que tu te prends systématiquement, et que tous les autres petits cons, ils rigolent, comme s'ils ne s'étaient jamais pris la gueule sur les portes-fenêtres, ces petits fils de pute.
Quand soudain, alors que nous étions au cœur sombre de la brasserie, nous aperçûmes dans la lueur de notre unique bougie les reflets cuivrés d'une majestueuse cuve cylindro-conique.
Mais alors que j'allais m'approcher, et enfin contempler de mes yeux à 8 grammes 7 la cuve qui contenait le breuvage inconnu qui avait emporté quatre hommes du Seigneur, une horrible voix retentit derrière moi :
Frère Bebert de Rodenbach se retourna tandis que je me faisais violemment assaillir par cet enfoiré de sol qui s'était soudain levé à la verticale.
N'écoutant pas mes conseils, mon Maître poursuivit son interrogatoire:
Mais mon Maître n'eut pas le temps de finir. Un énorme hurlement inhumain l'interrompit. Et, dans la pénombre de notre seule bougie, nous vîmes surgir un énorme lézard de 4 mètres de haut, avec 6 paires de pattes et un chapeau melon. Il se cabra pour rugir tandis que je faisais dans ma soutane.
D'un coup de patte, il attrapa Gégé de Chouffe et l'avala d'un coup.
Mais le lézard géant, un instant étourdi par la quantité d'alcool que contenait Gégé de Chouffe, rugit de plus belle et s'avança lentement de manière menaçante.
La rafale me passa largement au dessus de la tête. Elle eut pour conséquence de propulser Bebert de Rodenbach en arrière et de perforer en plusieurs endroits la cuve de fermentation. Le liquide surgissant de ces nouvelles ouvertures eut tôt fait d'atteindre la bougie. Dans un grand souffle chaud, la pièce s'illumina soudain, enflammant tout l'édifice. Tandis que le lézard géant jouait la Marche Turque au piano et que, affolés par l'incendie, les zébus galopaient autour de nous, Bebert de Rodenbach, armé maintenant d'une agrafeuse géante, me courait après pour m'agrafer la gueule. C'est alors que l'aviation intervint. Et là, c'est un peu confus. Il y eut des explosions partout, j'ai embrassé un gorille que je pensais être une femelle, mais mes potes m'ont dit après que c'était un travelo, je me suis retrouvé à dévaler un escalier sur le ventre, j'ai expliqué à un arbre que sa femme, c'est une salope, et puis, je me suis réveillé sur le toit de l'abri-bus. Impossible de savoir où sont partis mes vêtements et pourquoi j'ai ce drôle de goût en bouche.
Chapitre 9 : De l'absence du chapitre 8, et aussi épilogue
'abbaye d'Orval avait été ravagée par l'incendie. Le lendemain, dans la fraîcheur d'un matin glacial, mon Maître et moi, dans nos défroques souillées en moult endroits, nous regagnâmes la nationale 88 pour faire du stop en vue d'atteindre Florenville et d'y prendre le bus. Malgré une bouche pâteuse et un solide mal de crâne, mon Maître rompit le silence :
En ainsi se termine mon histoire, sur les routes hivernales du pays de Gaume. Par la suite, je me séparai de mon Maître, non sans me moucher une dernière fois en toute discrétion dans sa soutane. Je ne le revis jamais, mais j'appris qu'il se fit écraser quelques minutes plus tard par le bus 23. Cependant, maintenant que je suis devenu vieux, très vieux, je dois confesser que de tous les visages du passé, celui que je revois le plus distinctement est celui de cette fille à laquelle je n'ai jamais cessé de rêver. Pendant toutes ces longues années, elle fut le seul amour terrestre de ma vie. Et pourtant, je ne savais, et jamais je ne sus, son nom.
Ah mais non, chuis bête, c'est Frère Willy de Westvleteren !
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