Orval

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Quatre bouteilles d'Orval sur table, par Michel-Ange.

Orval l1.pngrrivé au terme de ma vie de pauvre pêcheur désormais chenu et vieilli comme le monde, je m'apprête à laisser sur ce parchemin témoignage des faits admirables et terribles auxquels j'ai assisté dans ma jeunesse, vers la fin de l'année du seigneur 2009... Ah que Dieu m'accorde la sagesse et la grâce d'être le témoin transparent des évènements qui survinrent dans une abbaye isolée au plus sombre du sud de la Belgique... Une abbaye dont même aujourd'hui il semble pieux et charitable de taire le nom. C'est l'abbaye d'Orval. Damned, je l'ai dit !

Chapitre 1 : De ma rencontre de mon Maître et de ma lancinante envie de chier

Orval l2.pnge vent glacé du nord soufflait sur les mornes plaines et les forêts millénaires. Mais point âme qui vive pour en être témoin. Car de fait, depuis bien longtemps nul Chrétien ne vivait en ces lieux. Du moins, c'était là la terrifiante conclusion à laquelle ma lente réflexion avait abouti.

Orval dans verre, accompagné du fromage éponyme.

Je m'étais retrouvé là par ce que je pensais alors être le hasard. Un hasard malchanceux qui m'était contraire depuis le jour de ma naissance. Je n'étais à l'époque qu'un jeune jouvenceau à la cervelle bien vide, et je venais de quitter mes parents, alors mourant de la peste bubonique, dans l'espoir vain de trouver meilleure condition dans ces terres abandonnées de Dieu. Je compris par la suite que tout ce que j'avais conçu en esprit était faux. Et mon arrivée en ces lieux inhospitaliers n'avait rien de la coïncidence, mais était l'œuvre du Tout Puissant qui guide nos pas.

Je m'étais abrité sous un buisson bien avant Tierce, et les Vêpres étaient maintenant bel et bien passées. Autant de temps durant lequel nul ne vint marteler le sentier sous-jacent. Il fallait bien l'admettre : tout seul avec une racine d'ajonc en guise de gourdin destiné à estourbir quelques vieilles veuves dans l'espoir d'en tirer mon salaire quotidien, j'avais l'air d'un con. À tel point que la lassitude succéda à l'ennui. Et la torpeur à la lassitude. Qui laissa sa place à une douce et lancinante envie de déféquer, mais point trop de sorte que je n'eus point la volonté d'accomplir ce besoin naturel. Qui lui-même passa rapidement au bénéfice de l'ennui. Puis de la lassitude. Et la torpeur revint.

Quand soudainement, le tintement caractéristique du cheminement de la canne d'un vieillard titilla mes sens. Vif comme l'éclair qui frappe le cul-de-jatte qu'on avait déposé sur la colline pour déconner, je m'élançai sur la pente du talus, armé de ma terrible racine. Malencontreusement, le sort voulut que je pose pied dans un hallier de muriers, provoquant ma chute et ma douloureuse roulade jusqu'en face du vieux moine qui pointait sur moi un pistolet-mitrailleur de type Uzi.

Le verre n'est même pas un vrai verre à Orval ! De qui se moque-t-on ?
— Holà, malandrin ! Comptes-tu me dévaliser, ou tombes-tu du ciel comme les grenouilles sur la tête de Pharaon ?
— Je suis une grenouille, je suis une grenouille, balbutiai-je en fixant le canon de la mitraillette pointée sur mon front.
— Mieux vaut pour toi, autrement, je me serais vu obligé de t'envoyer ad patres pour t'absoudre de tes péchés.
— N'ayez crainte, saint homme, je ne suis qu'un inoffensif vagabond. Je n'ai nulle famille et nulle occupation. En somme, je ne suis rien. Comment pourrais-je vous nuire ?
— L'oisiveté est mère de tous les vices. As-tu seulement des projets d'avenir ?
— Ben là, je pensais sans doute aller faire caca, puis après, ben euh...
— Retourne donc dans les fourrés et évite d'importuner les braves gens, surtout ceux qui consacrent leur vie à Dieu et qui ont fait l'achat d'arme à feu à alimentation automatique !
— Certes. Mais puisque nous avons engagé conversation, puis-je m'enquérir de votre propre occupation tardive sur ces routes si peu fréquentées ?
— Ma foi, pourquoi pas ? Je me rendais à l'abbaye d'Orval, où m'attendent une table grasse et une choppe bien remplie.
— Ne seriez-vous point un de ces fameux Cisterciens, hommes d'Église bons et cultivés ?
— Exact.
— Ceux-là mêmes qui ne refusent jamais l'asile et le couvert aux brebis égarées, comme le prévoit la règle de Saint Benoît.
— Enfoiré !

Chapitre 2 : De mon arrivée dans l'abbaye

Orval l3.pngifficile de retranscrire ici les étranges émotions qui m'envahirent lorsque nous pénétrâmes dans l'abbaye d'Orval. Le bâtiment de plusieurs siècles se détachait doucement de la brume matinale, dévoilant tours, clochers et antennes satellites. De noirs corbeaux à l'œil torve croassaient sur le puits envahi de lierres. Des poules malades déambulaient de leurs abris dans une boue nauséabonde. Lorsque, rebuté par un si piteux spectacle, je tournai la tête, ce fut pour me retrouver en face d'un énorme visage rougi et convulsé par des pustules. La masse de viande se mit soudain en mouvement, laissant apparaitre une langue blanche recouverte de mucus.

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin.
— Bébert de Rodenbach ! Quelle joie de vous accueillir ! Avez-vous fait bon voyage jusqu'à notre humble lieu de prières ?
— Oui, Frère Edmond de Leffe. Les routes de ces contrées pullulent de vulgum pecus, mais la grâce de Dieu a su les écarter de mon chemin.
— Et qui est donc ce jeune homme dépenaillé qui vous accompagne ?
— Il s'agit de mon jeune et récemment converti novice. Il s'appelle Gastroblatouille.
— Pas du tout, je m'appelle Kévin.
— Ta récente conversion fait de toi un nouvel homme. Te voilà rebaptisé, Gastroblatouille !
— Ouais mais Gastroblatouille, quand même !
— Suffit, novice ! Laisse parler les grands !
— Quoi qu'il en soit, déclara l'énorme moine à la soutane crasseuse, bienvenue en ces lieux, jeune homme. Vous avez donc choisi de suivre la voie du Seigneur, et je ne peux que vous en féliciter.
— Ben forcé, aussi, il avait un pistolet-mitrailleur Uzi.
— Aaah ok ! Le coup classique, quoi !

Dans le réfectoire, véritable hospice à courant d'air et toile d'araignée, où nous fûmes accueillis pour le repas, le Frère Edmond de Leffe nous présenta à ses compagnons de prière. Il y avait :

  • Le Père-Abbé Marcel d'Affligem, à la mine émaciée et aux yeux vitreux, qui était chargé d'acheter les bacs d'Orval chez le paki du coin ;
  • Frère Pierrot de Kwak, filiforme tout en étant bossu, qui possédait une tête sans dents recouverte de quelques poils hirsutes, et qui était responsable de l'acheminement des bières lors de leur parcours entre le bac et le verre ;
  • Frère Gilbert de Duvel, un horrible nain dont je ne pus soutenir suffisamment la vue pour en faire une description plus complète, qui s'occupait de la décapsulation des bouteilles ;
  • Frère Willy de Westvleteren, gros et gras, qui suait un liquide noir de la famille des graisses malgré la température septentrionale de l'endroit, et qui était chargé de verser le contenu des bouteilles dans les verres ;
  • Frère Gégé de Chouffe, dégageant à lui seul plus d'effluves qu'une dizaine de charognes de ragondins faisandés, et qui ne faisait que dalle mais qui squattait depuis le début.
— Mais, demandai-je innocemment en observant le verre qu'on m'avait généreusement offert, quelle est cette bière qui possède un arôme et un gout houblonnés très typiques ? Qui, fermentée en bouteille, offre toute sa saveur lorsqu'elle est servie dans son verre d'origine à une température entre 12 et 14 degrés ? Qui, ambrée de fermentation haute, présente un volume d'alcool de 6.2% ? Qui est constituée exclusivement d'eau de source, de malts, de houblons, de sucre et de levures ?
— Il s'agit de la bière issue de cette abbaye, la bière d'Orval, me répondit Frère Edmond de Leffe.
— Niiieuuh, rajouta Frère Gégé de Chouffe.
— Mais je pensais que le père-abbé allait acheter les bouteilles chez le paki du coin ? Ne fabriquez-vous donc point vous-même ce savoureux breuvage ? Pourquoi n'évitez-vous pas les intermédiaires ? Intermédiaire étranger, de surcroît. Sait-on seulement s'il est régularisé ?
Non non non, m'assura Frère Edmond de Leffe, nous achetons effectivement tout chez le paki du coin. Ensuite, nous revendons une partie de nos achats, ce qui fait de nous les producteurs de cette savoureuse bière.
— Euuaarg, confirma Frère Gégé de Chouffe.
— Mais, m'étonnais-je, où se fournit le paki, dans ce cas ?
— Eh bien, expliqua avec une patience feinte Frère Gilbert de Duvel, comme tout le monde : chez nous. Nous leur vendons nos surplus, comme je vous l'ai déjà dit.
— Bluurgh, conclut alors Frère Gégé de Chouffe.

Chapitre 3 : De l'histoire de Mathilde de Briey et du fait qu'on n'en a rien à foutre

Orval l4.pnge retour dans nos pauvres et froides cellules pour nous recueillir dans la prière, et enfin à l'abri des oreilles indiscrètes, mon Maître me fit part de ses observations.

Heureusement qu'il m'en reste d'autres, j'aurais été contraint d'arrêter l'histoire ici.
— N'as-tu rien remarqué d'étrange ce midi, cher novice ?
— Eh bien, je ne m'attendais pas à me voir servir, en guise de repas, de la viande de pucelle fraichement égorgée.
— Je ne parle pas de ça, qui est pratique courante depuis l'arrivée de notre Saint Pape au plus haut poste de l'Église.
— Dans ce cas, je ne sais pas.
— Eh bien, n'as-tu point observé, sur la table, un net contour tracé à la craie ? Il s'agissait d'une silhouette humaine, vraisemblable d'un homme retrouvé mort gisant à l'endroit où tu étais assis. De toute évidence, mort dans des circonstances pour le moins suspectes, comme l'indique le besoin de marquer les coordonnées du corps à la manière des enquêtes policières.
— Putain vous êtes vachement fort, Maître !
— N'est-ce pas ? As-tu aussi remarqué comment Frère Pierrot de Kwak regarde Frère Willy de Westvleteren lorsque celui-ci verse les verres ? Pierrot serait affligé de sentiments contre nature envers Willy que ça m'étonnerait pas. J'ai, par inadvertance, porté à cet instant le regard sur le bas du ventre de la toge de Frère Pierrot et j'ai distinctement discerné un renflement qui...
— Mais, Maître, comment une sainte communauté de religieux pourrait être entachée d'un meurtre ? Et pourquoi ne pas nous avoir averti ?
— Sache, jeune novice, que l'abbaye d'Orval est un lieu plein de mystères et de légendes ! As-tu vu le symbole ornant chaque bouteille ? Veux-tu entendre l'histoire dont est issue cette icône ?
— Oh oui! Une histoire ! Une histoire ! Il y a des dragons ? Et des robots ? Il y a des robots ?
— Non, ni dragons ni robots !
— Oh, c'est nul ! Moi, je veux jouer à Guitar Hero plutôt.
— Ta gueule et écoute, sale morveux !
Hihi, un poisson avec un anneau.

C'est l'histoire de la jeune et belle Mathilde de Briey. Mathilde était la fille du duc de Toscane, et sa beauté était resplendissante. Elle eut de nombreux soupirants, mais Mathilde était également très prude et respectueuse des volontés du Seigneur, et refusait systématiquement toutes les avances. Toutefois, en 1071, elle épousa le duc de Basse-Loraine, Godefroid III le Bossu. Godefroid était un homme simple, bon, bossu et troisième. Mais pour lui, la lune de miel ne se passa pas comme il l'avait prévu. En effet, malgré un mariage en bonne et due forme, Mathilde refusait de se donner à son époux. Godefroid usa de ruses, de tactiques, de violence et de drogues pour parvenir à ses fins. Mais jamais Mathilde ne laissa entrevoir plus de chair que celle de son visage et de ses mains. À bout de nerfs, Godefroid engagea un tueur pour éliminer sa femme et recouvrer sa liberté. Mais son exposé était embrouillé, et le tueur, engagé pour sa violence cruelle plutôt que pour ses facultés intellectuelles, ne comprit point les instructions et tua Godefroid III le Bossu.

Affligée par cette mort soudaine, Mathilde de Briey partit vers le comté de Chiny qui lui appartenait. Elle était accompagnée de son fils adoptif, Brandon, âgé de 8 ans et rachitique puisque jamais nourri au sein dans son enfance. Cependant, lors d'un pique-nique sur le bord de la Semois, le jeune Brandon, ignorant l'existence de la sexualité, en vint à la conclusion que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, et il alla voir dans le fond de la rivière s'il y était.

Mathilde se réfugia dans une communauté religieuse de la région. Fidèle à elle-même, elle continua à prêcher l'abstinence totale et à se cacher sous de lourds tissus. De plus, elle restait cloitrée chez elle de peur que quelqu'un n'entrevoie un bout de sa chair secrète. Sauf un jour, où elle décida de braver l'inconnu et de se promener dans la région. Durant sa balade, elle découvrit bientôt, entre deux hêtres gaumais, une magnifique petite clairière au milieu de laquelle ruisselait une vieille fontaine. Fatiguée par une longue marche et sous l'emprise du charme du lieu, elle décida de se reposer au bord de la source d'eau fraîche. Ne pouvant y résister, elle commit un acte contre sa propre nature pieuse et chaste : elle enleva sa bague de fiançailles. Mal lui en pris, car cette dernière chut aussitôt et disparut dans les profondeurs de la rivière au grand désarroi de Mathilde. Elle se mit alors à pleurer et implorer le seigneur : elle ferait n'importe quoi pour retrouver son alliance, seul souvenir de son défunt mari. C'est alors que ce produisit le célèbre miracle. Surgissant des eaux tel un cheval dans une friteuse industrielle, une truite apparut, portant en sa gueule l'anneau d'or que venait de perdre la duchesse. Récupérant son alliance, Mathilde ne put s'empêcher d'exprimer sa joie :

— Oh merci gentil poisson ! Comme cet endroit est charmant ! Je vais aussitôt exiger qu'à cet endroit précis soit bâti une grande abbaye. Et comme ici se trouve un val d'or, nous l'appellerons Orval.
— Oui oui, répondit le poisson, mais si tu veux remercier, tu pourrais faire quelque chose pour moi.
— Oh mon Dieu ! Ce poisson parlant est l'incarnation du Très-Haut. Que voulez-vous, Seigneur Tout-Puissant ?
— Montre voir tes miches !

Chapitre 4 : De la visite de la brasserie et du petit gout de Gilbert de Duvel

Orval l5.pngorsque mon Maître déclara, en privé, au Père-Abbé qu'il avait remarqué qu'un malheur s'était produit, ce dernier fut si embarrassé qu'il ne put s'empêcher de régurgiter une bile noire et odorante sur mes chausses.

Bizarrement, mon appareil fait des photos floues maintenant.
— Mais ! Comment Diable avez-vous su ? Enfin, peu importe, vous avez vu juste. Le Frère Raymond de Cantillon a été retrouvé, il y a deux jours, poignardé avec un couteau à fromage dans le réfectoire. Étant donné la disposition du corps, le coupable ne peut être un inconnu à notre communauté. Vous comprenez donc notre discrétion. D'autant plus qu'une semaine auparavant, Dédé d'Ename était également retrouvé mort sur son lit. Nous en avions conclu à une simple mort naturelle. Mais à présent, que penser ?
— Il me semble que votre brasserie, réputée à travers le monde, est particulièrement impressionnante. J'aimerais grandement la visiter.
— Vous pourrez visiter la plupart des installations, mais les cuves de fermentation cylindro-coniques ne sont pas accessibles au public. Seuls moi et mon assistant Frère Edmond de Leffe avons la clé y donnant accès.
— Mais euuuuh ! Allez, quoi ! S'y vous plaaaait ?

Le Père-Abbé nous confia à Pierrot de Kwak, qui se chargea de nous présenter la brasserie. Ce fut en début d'après-midi, après un lourd plat de touffaye dans lequel je crus distinguer multiples morceaux d'insectes et de rongeurs, que nous entamâmes l'impressionnante visite. Le Frère Pierrot de Kwak nous expliqua longuement les principes de la concassion du malt, par la technique à mouture humide, puis nous présenta les cuves de filtration. Après la cuve d'empâtage, nous vîmes accourir le Frère Willy de Westvleteren devant les chaudière d'ébullition. Dans une atmosphère étouffante de sauna, il suait plus qu'aucun esprit humain aurait cru imaginable. Il se montra en proie à un affolement soudain, et tenta de nous communiquer quelque information malgré les torrents huileux qui dégoulinaient de son visage.

— Pierrot ! Pierrot ! En toi aussi, Broer Bebert ! Dat is afschuwelijk ! Afschuwelijk ! Frère van Duvel ! Mijn god ! On a retrouvé Frère Gilbert van Duvel ! Dood ! Mort !

Aussitôt, nous nous précipitâmes avec lui vers les tanks de garde, où la bière fermente de 2 à 3 semaines. Sur place, le reste de la petite communauté nous attendait, et le Frère Gilbert de Duvel gisait sur le sol, mort, la langue pendante et le visage bouffi par son séjour prolongé dans une cuve.

— C'est horrible, déclara Frère Edmond de Leffe, un verre à la main.
— Hhheaarh, rajouta Gégé de Chouffe.
— Nous venons de le retrouver. Il a bien dû passé une heure dans la cuve. Ça a dû se produire juste après le repas, expliqua le Père-Abbé Marcel d'Affligem.
— Mais d'un autre côté, l'arôme est intéressant, déclara Gégé en vidant son verre.

Je remarquai mon Maître étrangement fébrile. Suivant son regard, je compris de quoi il s'agissait. Au fond de la pièce, verrouillée par une lourde serrure de fonte, une énorme porte en bois bloquait l'accès aux cuves de fermentation.

Chapitre 5 : De l'énigme, tadaaaa

Saurais-tu retrouver Charlie ?

Orval l6.pnga suite de la journée ayant été durablement bouleversée, nous abandonnâmes la visite. Arrivé dans notre cellule, Frère Bebert de Rodenbach s'assura que la porte était bien fermée et que nous étions à l'abri des oreilles indiscrètes.

— Ce n'est pas un hasard si Frère Gilbert de Duvel a subitement été rappelé vers son créateur.

Et il me jeta négligemment un sous-verre en carton qu'il venait de sortir de sa soutane. Il y était écrit :

L'un est noir, l'autre est blanc,

L'un est gros, l'autre est petit,

L'un clignote, l'autre tourbillonne,

L'un est couvert de bubons, l'autre est fissuré de crevasse,

L'un est la clé, l'autre est la serrure,

Ensemble, ils vous ouvriront le chemin

— J'ai rencontré Gilbert de Duvel ce matin. Il m'a transmis ce sous-verre et a également déclaré quelques paroles incompréhensibles. J'ai cru comprendre qu'il y avait une autre entrée à la brasserie privée. Mais que celle-ci contenait un labyrinthe. Il s'est proposé d'être mon guide. Je devais le retrouver dans l'enceinte où se trouve la fontaine de Mathilde, ce soir, après les Complies. Maintenant, je doute fort qu'il soit au rendez-vous.

Chapitre 6 : Du sixième chapitre

Orval l7.pnge reste de la journée se déroula sans incident jusqu'à la fin des Vêpres et du diner. À cette occasion, mon Maître ingurgita une quantité impressionnante d'alcool. Il demandait tout le temps à être resservi, et m'incluait dans sa demande. Poussé par lui, je consommai bien plus que de raison. Les autres Frères, habitués à de telles effusions, et sans doute pour masquer leur peur et leur chagrin de la perte de leurs compagnons, buvaient également sans discontinuer. Mais bientôt, je remarquai que mon Maître avait de plus en plus de mal à cacher une certaine anxiété. Alors que j'allais l'interroger sur l'état de ses préoccupations, un terrible cri retentit. Amplifié par les relents d'alcool, l'ensemble de la pièce sembla vaciller. Frère Edmond de Leffe s'était brusquement levé, et plusieurs verres avaient chu, inondant la table d'une écume évanescente. Je tentai de reculer, mais perdis l'équilibre sitôt que j'eus quitté mon siège. Mon Maître m'aida à me redresser tandis qu'un bruit de chute résonna dans la pièce. Lorsque je me rendis compte de la situation, ce fut pour voir le Frère Edmond de Leffe, le visage bleui par la mort, étalé de tout son long dans une petite mare de bière. Je voulus m'approcher pour constater la réalité de ce que mes yeux embrumés par l'alcool semblaient percevoir, mais je sentis une puissante traction sur mon bras.

Il me restait aussi des Chimays bleues.
— C'est le moment, chuchota mon Maître m'entraînant avec lui vers la sortie du réfectoire, sans que les autres Frères, trop absorbés par cette nouvelle tragédie, ne le remarquent.

Bien que titubant, mon Maître traversa la cour directement vers l'enceinte de la fontaine Mathilde.

— Maître, que s'est-il passé ?
— Frère Edmond de Leffe était le suivant sur la liste. Sans doute le fait qu'il possédait la clé de la brasserie lui a permis d'apprendre quelque chose qu'il n'aurait pas du savoir.
— Et où allons-nous ?
— Puisqu'il nous a été impossible de nous procurer une clé, il va falloir entrer dans la brasserie par un autre moyen. Je pense avoir trouvé la solution de l'énigme.

Nous rentrions alors dans la pièce à la fontaine. Mon Maître fit rapidement le tour de l'endroit, à la recherche d'un objet qu'il n'avait jamais vu mais qu'il savait être là.

— Mais Maître ! Cette énigme est impossible ! J'ai beau cherché, je ne trouve pas la réponse !
— C'est parce que tu raisonnes à l'envers mon petit Gastroblatouille.
— Kévin !
— Tu cherches la réponse à la question. Alors que tu devrais chercher la question à la réponse.
— Hein ? Mais c'est n'importe quoi !
— Oui, mais je suis totalement bourré là, alors, bon, hein.
— Blanc et noir, gros et petit, clignote et tourbillonne, bubons et crevasses, ... je n'ai jamais rien vu de semblable.

Mon Maître s'arrêta devant la statue de Mathilde de Briey.

— Justement. À ton avis, qu'est-ce que personne n'a jamais vu ?

Et mon Maître, toujours dextre malgré les tonnelets de liquide enivrant qu'il avait ingurgités, attrapa de mains fermes les deux seins de la statue de Mathilde. Aussitôt, un déclic se fit entendre, et, tandis que je vomissais dans un coin, la statue pivota pour laisser place à un souterrain.

— Voici donc le labyrinthe, déclarai-je en m'avançant.
— Exact ! déclara mon Maître en plongeant sa main dans un recoin invisible qu'avait dégagé la statue. Un labyrinthe rempli de méandres et de pièges. Un labyrinthe d'où beaucoup ne sont pas revenus.

Il sortit une énorme bouteille de bière.

— Un labyrinthe alcoolique ! Allez ! Assieds-toi là et buvons ! Je te garantis que quand nous serions soûls, nous nous retrouverons au plein cœur de la brasserie.

Chapitre 7 : Du labyrinthe, de ses méandres, et de ces cons de zébus

Orval l8.pnga suite du récit restera à tout jamais embrouillée dans mon esprit, marquée à postérité par le sceau amnésique de l'alcool de houblons. Assis sur la fontaine, mon Maître et moi bûmes. Nous bûmes le plus rapidement possible. Le liquide froid, sans doute entreposé depuis des lustres dans cet antique souterrain, avaient surement fermenté durant des années, et nous dégoulinait sur les vêtements, provoquant un risque de combustion spontanée certain.

— Dis ? T'es toujours obligé de porter cette coupe de cheveux ridicule ?
— Pourquoi ? Moi, je trouve ça cool, la tonsure. Oh, c'est sûr, c'est pas ce qui attire le plus les filles, mais bon, tu sais ce que c'est !
— Ouais, les petits garçons de cœur et tout ça...
— Raah, sale pervers, file-moi de la gnôle, trou du cul !

Petit à petit, les molécules alcooliques remontaient à nos cerveaux. Nous entrions maintenant dans le fameux labyrinthe.

— Dis, tu le trouves comment, Frère Willy de Westvleteren ? Non, allez, franchement ! S'il n'y avait pas cette petite pute de Frère Pierrot de Kwak qui lui tourne autour ...
— Je me trompe ou t'es en train de te pisser dessus ?
— Non non, là, c'est toi, je pense.
— Oh merde.

Un labyrinthe sombre, peuplé de miroirs déformants, d'impasses et de flaques d'excréments.

— Bordel de bites, comment diable suis-je arrivé à me mettre des morceaux de mon propre vomi dans les cheveux ?
— Tu devrais dire "bordel de culs", plutôt, parce que "bordel de bites", c'est un peu sexiste, moi, j'trouve.

Nous manquâmes souvent de nous perdre. Nous risquâmes maintes fois de sombrer dans des abysses gluants. Nous évitâmes de justesse cette putain de porte-fenêtre qui est toujours là quand t'as bu et que tu ne sais jamais si elle est ouverte ou pas, vu que la porte est transparente, et que tu te prends systématiquement, et que tous les autres petits cons, ils rigolent, comme s'ils ne s'étaient jamais pris la gueule sur les portes-fenêtres, ces petits fils de pute.

— Hé ! Regarde ! Regarde ! J'arrive à enfoncer entièrement mon index dans mon cul. Regarde !
— Ça, c'est pas ton doigt !
— Uh ?
Tiens, je ne me souviens pas qu'il y avait du vomi sur ma table.

Quand soudain, alors que nous étions au cœur sombre de la brasserie, nous aperçûmes dans la lueur de notre unique bougie les reflets cuivrés d'une majestueuse cuve cylindro-conique.

— Maître ! Maître ! Nous y sommes ! Filez-moi la bouteille ! Mais putain, t'as tout vidé, sale con !

Mais alors que j'allais m'approcher, et enfin contempler de mes yeux à 8 grammes 7 la cuve qui contenait le breuvage inconnu qui avait emporté quatre hommes du Seigneur, une horrible voix retentit derrière moi :

— Geeegleble !

Frère Bebert de Rodenbach se retourna tandis que je me faisais violemment assaillir par cet enfoiré de sol qui s'était soudain levé à la verticale.

— Bonsoir Frère Gégé de Chouffe ! Je savais que c'était vous ! Mais comment diable êtes-vous arrivé ici avant nous ?
— Hrrufluflug Broooh !
— Hein ? demandai-je.
— Il dit que nous avons découvert bien des choses depuis notre arrivée dans cette abbaye, mais qu'en tout cas, les raccourcis du labyrinthe nous sont encore inconnus.
— Quel espèce de connard ! Vas-y ! Pète-lui la gueule !

N'écoutant pas mes conseils, mon Maître poursuivit son interrogatoire:

— Certes, vous avez concocté une bière si fine et si parfaite que vous ne supportiez pas de savoir que d'autres que vous allaient la boire. Mais comment diable avez-vous tué Frère Dédé d'Ename, retrouvé mort sur son lit ? Et Frère Edmond de Leffe ?
— Hhhmmm Ravvfguf ! Beuuuh beuuuh beuuhaaaah ! Pfff !
— Mes félicitations, il s'agit là d'un sublime plan issu d'un cerveau machiavélique, approchant la perfection divine. Cependant...

Mais mon Maître n'eut pas le temps de finir. Un énorme hurlement inhumain l'interrompit. Et, dans la pénombre de notre seule bougie, nous vîmes surgir un énorme lézard de 4 mètres de haut, avec 6 paires de pattes et un chapeau melon. Il se cabra pour rugir tandis que je faisais dans ma soutane.

— Bordel de bites ! Euh ! Bordel de culs, j'veux dire !

D'un coup de patte, il attrapa Gégé de Chouffe et l'avala d'un coup.

— Vite, Maître, prenez cette collection de CD de Charlie Oleg et lancez les lui au visage tandis que je vais nous chercher à boire en m'enfuyant sur ce monocycle.
— Trop tard, jeune Gastroblatouille, ne vois-tu donc pas que l'issue est bloquée par un troupeau de zébus ?
— Putain ! Non ! Arrêtez avec Gastroblatouille, z'êtes chiant à la fin !
— Parce que c'est super têtu, un zébu, hein. J'pense que mon cousin, il en avait un et ...

Mais le lézard géant, un instant étourdi par la quantité d'alcool que contenait Gégé de Chouffe, rugit de plus belle et s'avança lentement de manière menaçante.

— Maître, c'en est fini. Quoi qu'il en soit, je voudrais que vous sachiez que je vous ai toujours détesté. D'ailleurs, c'est moi qui me suis mouché dans votre soutane ce matin.
— Sale petit con, s'écria mon Maître en sortant sa mitraillette Uzi.

La rafale me passa largement au dessus de la tête. Elle eut pour conséquence de propulser Bebert de Rodenbach en arrière et de perforer en plusieurs endroits la cuve de fermentation. Le liquide surgissant de ces nouvelles ouvertures eut tôt fait d'atteindre la bougie. Dans un grand souffle chaud, la pièce s'illumina soudain, enflammant tout l'édifice. Tandis que le lézard géant jouait la Marche Turque au piano et que, affolés par l'incendie, les zébus galopaient autour de nous, Bebert de Rodenbach, armé maintenant d'une agrafeuse géante, me courait après pour m'agrafer la gueule. C'est alors que l'aviation intervint. Et là, c'est un peu confus. Il y eut des explosions partout, j'ai embrassé un gorille que je pensais être une femelle, mais mes potes m'ont dit après que c'était un travelo, je me suis retrouvé à dévaler un escalier sur le ventre, j'ai expliqué à un arbre que sa femme, c'est une salope, et puis, je me suis réveillé sur le toit de l'abri-bus. Impossible de savoir où sont partis mes vêtements et pourquoi j'ai ce drôle de goût en bouche.

Chapitre 9 : De l'absence du chapitre 8, et aussi épilogue

Orval l9.png'abbaye d'Orval avait été ravagée par l'incendie. Le lendemain, dans la fraîcheur d'un matin glacial, mon Maître et moi, dans nos défroques souillées en moult endroits, nous regagnâmes la nationale 88 pour faire du stop en vue d'atteindre Florenville et d'y prendre le bus. Malgré une bouche pâteuse et un solide mal de crâne, mon Maître rompit le silence :

— Alors, il paraît que tu as pissé dans ta soutane ?
— Arg ! Ne parlez pas, Maître, je vous en prie, chaque son est une aiguille qui s'enfonce dans mon cerveau ! Sans parler de votre haleine.
— Ouais ouais, c'est ça. Allez, magne-toi, mon petit Pissounette !
— C'est Gastroblatouille !

En ainsi se termine mon histoire, sur les routes hivernales du pays de Gaume. Par la suite, je me séparai de mon Maître, non sans me moucher une dernière fois en toute discrétion dans sa soutane. Je ne le revis jamais, mais j'appris qu'il se fit écraser quelques minutes plus tard par le bus 23. Cependant, maintenant que je suis devenu vieux, très vieux, je dois confesser que de tous les visages du passé, celui que je revois le plus distinctement est celui de cette fille à laquelle je n'ai jamais cessé de rêver. Pendant toutes ces longues années, elle fut le seul amour terrestre de ma vie. Et pourtant, je ne savais, et jamais je ne sus, son nom.

Ah mais non, chuis bête, c'est Frère Willy de Westvleteren !

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