Correspondance de Robinson Crusoé
La communication à distance au XVIIe siècle ne pouvait même pas s'appuyer sur le luxe du télégramme. L'Homme se fiait alors à des outils primitifs d'aide à la synergie transcendantale. Pour la correspondance écrite, les interlocuteurs distants s'échangeaient des bouteilles jetées à la mer, à l'intérieur desquelles étaient roulées les lettres manuscrites. Pour procréer et livrer un nouveau-né à sa mère, il était dans la coutume de s'envoyer des cigognes transportant l'enfant dans un baluchon. Quelques accidents pouvaient survenir lorsqu'un correspondant tentait de compresser un bébé dans une bouteille, en particulier lorsque, dans la brume éthylique, il croyait fermement avoir écrit une lettre de génie.
Structure de la communication
Comme dans toute forme de communication P2P, la correspondance par bouteilles interposées demande des soins dans l'expression orale écrite orientés vers la cultivation de l'estime de soi de son correspondant. Eu égard à ce principe, il est du ressort éducatif de considérer son vis-à-vis comme un tamagotchi dont il faut prendre soin, nourrir, ménager l'égo et caresser le sens du poil grâce au stylet de la Nintendo DS.
Pour l'alimentation de votre correspondant, vous pouvez vous procurer chez Bandai des granulés vitaminés faits à partir de croquettes de chien Canigou et de pâte à modeler Fimo. Pour son moral, il s'avère essentiel de lui offrir ponctuellement des cadeaux aux dates anniversaires. Du fait des temps de latence inhérents au mode de transport, privilégiez les cadeaux simples qui vont droit au but et au cœur, comme, pourquoi pas, de l'eau douce, très dans son élément dans la bouteille. L'eau de Lourdes, en revanche, peut couler la bouteille. Compensez grâce à l'eau de là[1].
En bouteille-à-bouteille avec Robinson Crusoé
J'allai me promener sur l'esplanade par un beau temps à faire chanter des oiseaux (malheureusement il n'y avait pas d'oiseau). Je trouvai un coin à l'ombre où je pus rédiger cette lettre :
Cette lettre échoit.
À qui de droit,
Me répondre de vive voix.
À qui de droit,
Ma liberté de penser,
Savoir aimer,
À qui de droit,
Châtelet-les-Halles !
À qui de droit,
Abracadabra !
Cette lettre cryptique se donnait un but précis : aller droit au destinataire, quel qu'il (elle) soit[2].
Je jetai à la mer la belle lettre, scellée hermétiquement dans une bouteille de Châtelet-les-Halles étiquetée le 9 janvier 1873, le 2 janvier 2008, le 6 juin 1870, le 30 février -630 au petit matin[3], la regardant pendant 1 heure dériver vers l'horizon des bouteilles perdues. Je n'en attendais guère en retour, lorsqu'un jour, pourtant, j'en repêchai une le 1 février 2008, au point où j'avais lancé mon appel du 2 janvier [4]. Dans cette bouteille était roulée une lettre en vieux papier :
Je n'eusse su exprimer dans une juste proportion le débordement de bonheur qui fit suite à la bonne réception de votre lettre datée du 18 septembre 1659. Tout ceci occulta à mon esprit le devoir de me présenter à vous plus tôt ainsi que les règles de bienséance en convenaient :
Je suis Robinson Crusoé, mais tout le monde m'appelle Robinson Crusoé. Je m'échouai sur cette île déserte le 30 septembre 1659, soit il y a 2 jours, à l'instant où je couchai ces mots. J'appartenais à un corps expéditionnaire en direction de la Nouvelle Guinée parti pour faire de la traite de nègre, avant que la Nature ne se déchaînât et n'en convînt autrement. Il me manqua un lieu pour dormir, du canevas pour me confectionner une tente et peut-être un hamac, des outils de travail, comme hache, pelle, bêche, et des armes et des munitions pour me protéger. Mes camarades de bord sont sans doute tous morts à l'heure qu'il est. Je ne me fis aucune illusion sur le fait d'être le seul survivant de l'équipage.
Dans cet état de délaissement et de livraison dans les mains de moi-même (prisonnier de ma propre chair faible), je n'eus jamais osé imaginer regoûter au contact humain en si peu de temps. Cette découverte me revigora à fond de cale, et me gonfla d'espoir tel le vent qui j'espérais soufflerait dans les voiles de la liberté en poussant cette bouteille dans vos mains.
Si vous pûtes me dire avec qui j'eus l'honneur de correspondre et ainsi prolonger une correspondance vitale pour ma santé mentale, j'en eusse été bien évidemment le plus gratifié et le plus redevable des malheureux sur cette Terre.
Le 2 octobre 1659
Robinson Crusoé
Robinson Crusoé ? Le célèbre marin popularisé par les biographies de Daniel Defoé ? Le personnage central de la Correspondance de Robinson Crusoé ? Je ne pouvais être crédule. Et puis l'usage de ce mot : "occulte"... Ce mot existe-t-il encore ? À qui croit-il s'adresser ? Aux Frères du Mal Abbath Doom Occulta et Demonaz Doom Occulta du groupe de holocaust metal Immortal ?
Attends, tu me fais parvenir ta paperasse avec 2 semaines de délai, ce qui fait 1 mois de délai au total pour répondre à ma lettre, et tu veux me faire croire que tu viens de 4 siècles en arrière ? Tu me prends pour un con ?
Tout ça dans une canette de bière scellée et étanchéifiée.
Il faut savoir se faire respecter de ces tamagotchis. Ils deviennent rapidement impertinents et insubordinés, à l'instar du chihuahua. Prenez le temps de recadrer le rapport humain, surtout qu'ici nous avons clairement le levier de la négociation — c'est lui le nolife. De toute façon Robinson Crusoé, s'il est ce qu'il prétend, est un has been. Il m'apparaît d'ailleurs fort étonnant qu'il n'ait toujours pas participé à la Ferme des Ex-Célébrités.
Je désespérai de ne point pouvoir reprendre de vos nouvelles, qui étaient comme de l'eau douce à mes oreilles assoiffées de chaleur humaine. Votre voix, même couchée sur le papier, était pour moi une main tendue de l'Humanité.
Pour répondre aussi adéquatement que mes faibles capacités purent m'y disposer, je pus vous jurer avec la plus grande probité que je suis bien Robinson Crusoé. Je suis exploitant d'une plantation de cannes à sucre au Brésil près du port de San Salvador. Je suis né anglais en l'année 1632 dans la ville d'York, troisième garçon d'une bonne famille du milieu bourgeois. Mes parents habitent à Yull en Angleterre, où mon père me prédestinait à la profession de légiste. Je n'eus malheureusement que la sagesse de plume pour infléchir votre jugement, mais je vous conjure de me croire sur parole, Monseigneur, bien que l'ombre de votre méfiance parfois m'obscurcisse à moi-même et alimente cette voix folle qui me susure que je ne suis peut-être même pas moi-même à en perdre la tête.
C'est dans cet état de remise en cause de toutes choses que je me permis de vous faire part des récents développements sur l'île. Je pus soutenir jusque là une vie de reclus accompagné d'un seul chien et de deux chats, grâce aux provisions laborieusement glanées de l'épave de mon ancien vaisseau. Après m'être aménagé une petite place forte en montant une palissade avec des pièces de bois empruntées de l'épave, je cherchai assidûment un lieu pour mon établissement réunissant au moins trois conditions : la proximité du rivage qui me garantisse un minimum de contact avec la civilisation, la présence d'une source d'eau douce, et enfin un abri des intempéries, en particulier des pluies fort redoutables sous ces latitudes. Finalement je repérai une plaine au pied d'une colline dont le front était roide et sans talus. Je m'établis devant un petit enfoncement dans la roche, que j'envisageai comme l'ébauche d'une caverne à creuser, où je pourrai me retirer en cas d'orage. Mon inconvénient majeur était que je n'avais ni pioche pour attaquer le roc, ni pelle pour ramasser les débris, ni brouette pour les chasser en quantité.
Voilà, c'était là où j'en étais. Je priai la Providence pour que vous me retourniez la moindre faveur que vous m'accorderiiez de votre plein gré, à savoir celle de me dévoiler ce que vous faites dans le monde de la liberté et des hommes.
Le 1 novembre 1659
Robinson Crusoé
Je comparai ces informations à la biographie Robinson Crusoé, de Daniel Defoé, aux éditions de l'Érable. Et bien sûr la concordance des données de part et d'autre était frappante.
Mais pour répondre à la question de ce que je fais, eh bien je me lime les ongles en lisant tes lettres. Toutes les choses intéressantes de ce monde font que je me les lime. Et justement, les trucs intéressants ont souvent une fréquence mensuelle, ce qui tombe pile poil en ligne avec notre correspondance.
Je parvins finalement à creuser ma caverne, en laquelle j'eus la fantaisie de reconnaître ma cantine personelle. Je me trouvai les outils nécessaires dans une nouvelle visite fructueuse à l'épave, de laquelle je retirai également des suppléments en vivres pas encore gâtés, comme des biscuits, une boîte de cassonade, un muid de fleur de farine et des barils de rhum et d'eau-de-vie. Pour me ménager par rapport à ma vie industrieuse, je me bâtis un régime journalier strict : le matin je buvais du whisky dilué dans de l'eau, accompagné de raisins secs, puis j'allais me promener deux à trois heures, fusil à l'épaule. Je travaillais jusqu'au déjeuner à midi, puis je faisais la sieste, car il faisait excessivement chaud à cette heure. Pour bien me réveiller, je prenais deux ou trois verres d'eau diluée dans du rhum. Je m'attelais à nouveau à la tâche sur ma caverne, un peu beaucoup défoncé, après quoi j'essayai d'aller à la chasse avant le coucher du soleil, mais comme j'étais très diminué par l'ivresse, je me contentais de quelques biscuits. Un nouveau petit coup dans le nez m'envoyait droit vers la gueule de bois du lendemain.
Ce qui manqua le plus, c'était de la compagnie : quelqu'un à qui parler et qui me parla.
Je découvris une autre partie de l'île, à la végétation sylvaine plus dense. J'y trouvai des citrons-grenades, des poires de poudre et quelques melons. Comme ces derniers ne semblaient pas entrer dans des jeux de mots sur des ustensiles de guerre, j'essayai d'en arômatiser le rhum, et j'appelai la boisson un rhumelon (le rhum au melon, c'est rhumelon bon).
Le 17 novembre 1659, au niveau de la côte où je m'échouai, je plantai un poteau où j'entaillai au couteau cinquante marques symbolisant la durée en jours de mon séjour contraint, avec des entailles plus prononcées pour marquer les semaines et les mois. Depuis, j'ai ajouté dix-sept marques.
Le 3 décembre 1659
Robinson Crusoé
Puits d'amitié
Sa vie me semblait relativement passionnante. Il déménageait. Il ingéniait des projets de bricolage pleins de bon sens et les conduisait avec la bénédiction de la Nature. Et là il allait construire une embarcation. Il était moins nolife à certains égards que... euhhh... non pas vraiment, il avait pas Internet lui, alors c'est lui le nolife. À moins que ce ne soit la Nature. Car elle lui était fort clémente dans ses projets... clémente... nolife... capito ? hum. Quand le cas d'une vie passionnante se manifeste, vous pouvez sans problème proposer une correspondance plus soutenue. Le principe est simple :
C'est bon là ? ça te fait jouir de me laisser faire l'addition (50 + 17 = 144 marques sur le poteau, je suis pas con) ? Attends, moi aussi je peux emmerder mon monde. Tiens regarde : c'est un bus. Il y a 4 personnes. À l'arrêt, 5 personnes montent, et 3 descendent. À l'arrêt suivant, 7 personnes montent, 1 descend. À l'arrêt suivant, 2 personnes montent, 3 descendent. À l'arrêt suivant, 4 personnes montent, 2 descendent. À l'arrêt suivant, 12 personnes montent, 3 descendent. À l'arrêt suivant, 5 personnes montent, 4 descendent. À l'arrêt suivant, 1 personne monte, 4 descendent. À l'arrêt suivant, 5 personnes montent, 8 descendent. À l'arrêt suivant, 3 personnes montent, 4 descendent.
Question : combien y a-t-il de personnes dans le bus ? Si je te donne la réponse, ça t'arrange bien, hein ? Alors que toi t'es plus du genre des chieurs à me donner le nombre d'arrêts de bus, dont sincèrement tout le monde se fout.
Bon maintenant qu'on se connaît plutôt bien, le temps de latence des réponses me semble dorénavant inapproprié. Je propose plutôt qu'on s'écrive continûment chaque semaine. Comme ça, les intervalles d'une lettre à l'autre sont réduits à 1 semaine seulement.
Notez la nouvelle familiarité due à l'emploi de "Robin". Elle me permet tout de suite d'inscrire la complicité à la liste des acquis de notre relation sans passer par la case Aller directement en prison.
Grâce à cet accord dont j'étais certain qu'on allait l'entériner, j'envoyais une bouteille à la mer toutes les semaines au lieu de tous les mois. En retour, j'avais une lettre par semaine de mon correspondant, avec, certes, toujours le même décalage d'1 mois entre les questions posées et leur réponse. Cela impliquait bien entendu qu'à plein régime, il y avait en permanence 2 "files indiennes" de 4 bouteilles en parallèle dans l'océan (1 file de lui et 1 file de moi).
Une espèce de joie indicible me transporta à l'idée de soutenir un rythme de correspondance plus élevé. Je me fis le vœu de me faire le plus constant et disponible possible dans notre entretien.
Pour me tenir compagnie, je fabriquai un oiseau fonctionnel capable de parler, à partir des pièces du bateau. Je pus réunir assez rapidement les constituants de l'appareil génital masculin. Je dus choisir entre une verge et quelques barres de perroquet, un bâton de phoque et un mât de perruche. Pour les yeux, j'employai des yeux de raban ; pour les oreilles, des yeux d'écoute. Les poumons furent réalisés avec des voiles raccomodées entre elles grossièrement avec le gréement sous la main. Je ne trouvai pas de bec par contre. Il fallut faire avec des haubans, ce qui lui donne un drôle d'accent quéhaubancois plutôt inconnu de votre humble correspondant.
Je ne sus quoi faire des hunes, alors j'en arrangeai des cordes hunales qui lui donnèrent la parole. Avec le bout dehors derrière de cacatois, je simulai une activité de défécation où l'étron sort tout droit d'un tapecul.
Enfin je projetai de vous envoyer dans 7 jours exactement un nouveau courriel. J'envisageai de mener le projet de construction d'un bateau. L'envie me prit en effet d'accéder aux coins de l'île auxquels je ne pouvais accéder autrement que par la voie maritime.
Le 4 janvier 1660
Robinson Crusoé
Un projet de bateau ? Bandai n'en finit plus de surprendre avec ses tamagotchis.
C'est à partir de cette lettre que commença l'envoi continu de bouteilles.
Je tombai ce matin sur l'arbre dans lequel je vis la quille de mon futur bateau. C'était un cèdre avec un diamètre à la base de cinq pieds dix pouces, et haut de cinquante pieds au moins. Je comptai que le canot que j'en tirerais aurait une capacité amplement suffisante de jusqu'à 26 passagers. Je me fixai donc de l'abattre dès cet après-midi.
Le 11 janvier 1660
Robinson Crusoé
En attendant qu'il change de temps de narration, il fallait meubler. Ne pas hésiter à changer de sujet pour varier et diversifier.
Le 11 janvier, j'avais bien commencé à entamer la base du cèdre à la hâche, avec toute la vigueur possible, même si j'anticipais de longues semaines de débauche d'effort avant de voir l'arbre succomber à ma hâche. Je poursuivis avec beaucoup de passion fiévreuse, quoique un peu courbaturé, dès le lendemain et les cinq jours suivants.
Le 18 janvier 1660
Robinson Crusoé
Ce matin, je frappai à la base du cèdre pendant 3 heures jusqu'à ce que mes muscles crient au répit. L'entaille faisait 3 pouces de profondeur, mais n'était pas encore très large. Je passai le reste de la matinée à effiler la hâche avec la pierre à aiguiser récupérée de l'épave. J'allai ensuite manger des œufs de tortue cuits à la braise pour reprendre des forces. L'après-midi s'annonceait très chaud, et les travaux rudes. Je profitai de ma pause à l'ombre pour finir cette lettre.
Le 25 janvier 1660
Robinson Crusoé
Aujourd'hui, je maintenai assidûment le cap : j'attaquai le bois du cèdre sans arrière-pensée, même si je savais au fond de moi que le plus dur ne serait pas de couper l'arbre puis de le façonner, mais plutôt de le mettre à l'eau. Mais je remis à plus tard ce genre de considérations.
Le 1 février 1660
Robinson Crusoé
Cet homme commençait sérieusement à m'ennuyer avec son arbre de cent ans qu'il mettait 500 ans à couper. Que Defoé ait pu en faire un roman à succès me sidère. Personne ne devait avoir une vie plus plate que Bûcheron Crusoé.
Euh je parle au passé simple, mais pour un anglophone c'est plutôt du prétérit.
Pour ce qui de mon avancement, le plan de coupe se précise assez nettement. Je commence tout juste à tourner mes coups de hâche autour de l'entaille profonde.
Le 8 février 1660
Robinson Crusoé
Enfin il semblait que les courants maritimes étaient un peu plus rapides que prévus. Cela laissait enfin espérer une réactivité plus humaine du dialogue.
Je n'ai pas trop compris. Comment ça une girafe ?
Le 15 février 1660
Robinson Crusoé
J'ai déjà joué au bilboquet moi aussi, quand j'avais 7 ans. C'était en effet un hobby très intéressant, qui m'a pris quelques temps.
Quant à mes loisirs actuels, il arrive que je m'asseye sur un rocher. Je regarde vaguement au large, et je me demande : « Qu'est-ce qu'un rocher ? » D'autres fois, je m'asseois à même le sol, sur l'herbe : « Qu'est-ce que le sol ? Qu'est-ce que l'herbe ? » Ou alors je m'asseois sur la plage. « Qu'est-ce que ce trou du cul ?! » Et alors je me retourne vivement car je crois avoir entendu quelqu'un m'interpeler dans mon dos. Je ne m'apaise qu'après avoir essuyé de grosses sueurs froides et des palpitations cardiaques inquiétantes.
D'ailleurs, je ne veux pas vous inquiéter sur mon état de santé, mais j'ai de la fièvre et je n'ai pas pu travailler sur mon canot comme je l'aurais souhaité. J'ai dû me coucher avec une migraine terrible. Je suis fiévreux et frileux.
Le 22 février 1660
Robinson Crusoé
Cette lettre tombe à point nommé pour insérer dans cette leçon une discussion sur la méthode à adopter quand votre tamagotchi épistolaire souffre à distance. Quand le cas se présente, assurez-lui sans détour ou fausse réserve un prompt rétablissement. Qu'avez-vous en effet à y perdre ? Les options sont les suivantes :
- Il est mort quand il reçoit la lettre : Vous écrivez à un fantôme — vous êtes bien ridicule, mais cela ne vous coûte rien outre mesure, puisque vous êtes le seul dans la confidence de votre ridicule.
- Il est rétabli quand il reçoit la lettre : Quel devin vous faites !
- Il est encore malade quand il reçoit la lettre : Et alors ? Il vous a entraîné sur la piste d'un mauvais diagnostic ? Le pitre n'avait qu'à ne pas fausser le diagnostic en parlant de son état sur un canal de communication à grand délai !
Je suis vraiment peiné pour ton oncle Georges. Si je pouvais faire quoique ce soit, ce serait avec grand plaisir. À cause de cette histoire je traverse une bien mauvaise passe moralement, en attendant de ses nouvelles.
Pour poursuivre sur une note plus enjouée, je progresse sur mon embarcation, au point que je m'applaudis du choix du bois et de mon industrie, et je peux dire en toute sincérité que je n'ai sans doute jamais vu plus belle gondole faite d'une seule pièce.
Le 1 mars 1660
Robinson Crusoé
Je n'ai pas trop compris ce que voulait dire "LOL" ? Pouvez-vous m'expliquer ? Je suis fort embarrassé de mon ignorance, veuillez me croire.
Le 8 mars 1660
Robinson Crusoé
Je recherchai dans mes archives... Il devait se référer à ma bonne blague sur les castors. (Œil pour œil, dent pour dent, un castor est deux fois plus marrant que Chuck Norris, surtout à cause des dents surdéveloppées de rongeur.)
"Tu es seul ? C'est plus Koh Lanta là. Avec tous ces animaux, c'est l'Île de la Tentation ! LOL"[5]
Perdu de vue
Merci pour tout, tes encouragements, ton optimisme ravigotant, même si je gis encore sous les effets de la maladie. En dépit de cela, je persiste à travailler avec un acharnement aveugle à mon arbre, et le cèdre commence tant bien que mal à pencher sensiblement.
Je dois te confesser que mes réflexions tendent à se prolonger vers l'infini de la solitude. Mais que puis-je faire de concret pour me sortir de la spirale du doute et de l'angoisse existentielle ? Je me sens de plus en plus seul de jour en jour. J'ai baptisé l'île l'Île du Désespoir. Et je ne vois rien en cette appellation qu'un réalisme, et aucun travesti d'espoir.
Le 15 mars 1660
Robinson Crusoé
Attention, vous risquez là de perdre votre tamagotchi ! Réagissez ;)
Tous les gens vraiment heureux désespèrent de se suicider et n'y pensent plus. Les vrais désespérés sont ceux qui n'arrivent pas à se suicider malgré tous leurs efforts et ceux plus discrets de leurs proches.
Et que dire de ceux qui foulent le sol de l'île de Raie ? Pas loin d'elle il y a l'île de Sodomie, qui va bientôt entrer en collision d'après la science de la tecktonik des plaques.
Ton île est très bien, c'est juste que je ne la connais pas assez pour m'en faire une encore meilleure opinion. Tu es très certainement le mieux loti au monde, crois-moi.
Pour la première fois, je ne reçus pas la réponse attendue. Selon mes calculs, il devait répondre à mon jeu comique sur l'ambiguïté du verbe "s'applaudir". Était-ce une intempérie au niveau du circuit maritimo-postal ? Ou un dédain déplacé ? J'optai clairement pour la seconde option, et lui en fit une lettre en bonne et due forme :
Deux semaines plus tard. Toujours pas de réponse pourtant. Je liai cela à sa dépression et à sa maladie. Peut-être s'était-il fait assommer par la chute de son arbre ? Je le prenais sous l'angle de la dépression — après tout, je ne pouvais espérer réveiller qui que ce soit d'assommé.
Je roulai la lettre et la mis en bouteille. Je me rendis au port de Trinité-sur-Mer tôt le matin, et longeai bras ballants l'esplanade. Il caillait. Quelques catamarans anecdotiques mouillaient au port à quelques dizaines de mètres de là.
Je m'arrêtai et fis sauter dans ma main la bouteille, source de tant de déboires. D'un geste vif je la lançai au loin dans le vide devant moi, mais sans grande conviction et sans regarder, puis j'allai m'asseoir. Sur quoi ? des certitudes évaporées ? Tout à coup j'entendis un son oblong et creux, suivi d'un plouf. Le bruit sourd d'un corps tombant d'une masse au fond d'une barque, créant des vagues de remous dans l'eau.
Je m'approchai du rivage et vis apparaître une chaloupe d'une pièce d'allure modeste, avec le corps d'un homme étalé en croix dedans et apparemment inanimé. Il était fort hâlé, le visage à moitié caché derrière une longue barbe grise. Il portait une sorte de robe en peau de chèvre, ainsi qu'une culotte ouverte fixée par un ceinturon en peau de bouc qui retenait deux mousquets. Aux pieds il avait des bottines attachées comme des guêtres, au dessin très grossier. Un fusil gisait près de lui.
Je décidai de remonter le corps sur la terre ferme. En lui retirant son chapeau, je vis qu'il avait une bosse sur le front. Je le chargeai sur mon épaule — il était lourd, ses vêtements et son équipement devaient peser une tonne ! — et l'emmenai chez moi. Il ne faisait pas de doute pour moi que c'était Robinson Crusoé.
Une découverte cruciale
Je l'allitai chez moi et pris soin de lui : je le trouvai en effet très fiévreux. Puis le lendemain il reprit conscience dans un accès de pavor nocturnus alors que je veillais au chevet :
Il me fallut peu de temps pour comprendre qu'il était amnésique.
Une aventure humaine
Dans l'attente qu'il récupérât tous ses moyens et, ainsi l'espérais-je, sa mémoire, je m'occupai de lui à plein temps.
Je le lavais, je lisais à son chevet à l'heure du coucher, je le tenais informé des nouveautés dans Le Monde, et je le nourrissais à la croquette de chien Canigou et à la pâte à modeler Fimo. Je savais que c'était Robinson Crusoé, mais je n'en parlais pas. Peut-être d'une certaine façon voulais-je passer sous silence mes manquements passés à l'égard de ce qu'il était. Au lieu de cela, je le distrayais par la narration de mes exploits, dont mon fameux sprint gagnant à l'ultime étape du Tour de France aux Champs-Élysées en 1994, quand l'épreuve n'était pas encore entâchée par les scandales du dopage. Il se forgea petit à petit entre nous une amitié, de la gratitude et du respect mutuel. Bientôt il remarcha et je pus l'accompagner à travers la ville épanouie dans toute la banalité urbaine secrètement chérie par nos cœurs cachotiers. Car pour lui, tout était nouveau : la société des gens, les vêtements, le commerce, la nourriture.
C'est dans le cocon de cette symbiose privilégiée que je sentis naître en moi un sentiment contradictoire, que d'abord je récusai avec la plus grande fermeté. Mais il s'élevait et m'échappait, en rêves et en fantasmes. Soudainement des questions nouvelles s'agitaient en moi : « Et s'il me quittait ? Que deviendrai-je sans lui ? Mon Dieu ne me laissez pas dans le doute ! » Et je ne pouvais plus écarter de ma vie l'angoissante rongeuse blanche qui circule dans les couloirs des hôpitaux de célibataires. Elle se dressait à la périphérie de ma vision, prête à me déchirer d'un coup de dent comme si je n'étais qu'une chair de deuil.
Et un jour, je n'en pus plus, je devais me "livrer".
C'est ainsi que s'envola notre idylle amoureuse : l'idylle cachée de Stéphane Bern, alias Robinson Crusoé.
La science au secours
Cependant, alors que nous nagions dans le bonheur le plus pur, il manquait encore à notre couple un ingrédient essentiel : un enfant. Stéphane s'opposait à l'idée d'une mère porteuse, car selon lui les liens de filiation naissent de l'accouchement, et quelle mère ne serait pas d'accord.
C'est pourquoi, après le recoupement de nombreux avis d'experts et de longues nuits à discuter sur l'oreiller, nous eûmes l'idée d'avoir recours à la transsexualisation spontanée. Cette opération méta-chirurgicale récente promettait de transformer un homme en son alter ego féminin ou vice versa, sans altération de son orientation sexuelle initiale. Cette opération n'était ni renouvelable (d'un point de vue biologique, transformer d'homme en femme un homme devenu femme n'a pas vraiment de sens) ni réversible. Le seul point de détail restant était de savoir qui de nous deux allait perdre son pénis. Une fois que le choix se porta sur moi, rendez-vous fut pris avec mon médecin traitant, Mr Morris.
C'est ainsi que nous scellâmes nos destinées, pour le meilleur et pour le pire, le 30 septembre 2008.
Trajectoire inattendue
Alors que se profilait mon baptême de princesse, nous filions le parfait amour. Quand je dis parfait, c'est bien entendu sans le préservatif. Tout était le plus merveilleux dans le plus merveilleux des mondes, et dès lors la vie et le temps ne pouvait plus espérer nous rattraper.
Mais un jour, le 30 octobre 2008, Stéphane perdit son amnésie.
Sur ce il ma gifla sèchement. Je posai ma main sur ma joue brûlante et qui piquait mes yeux gonflés de larmes, non pas de souffrance, mais d'émotion. L'humiliation était totale. (Ce que j'ai omis de vous dire dans le contexte de ce guide sur la correspondance maritimo-portée, c'est qu'on ne sait jamais qu'on a lancé un bide qu'après un certain délai imprévisible. Tous vos envois sont des bombes à retardement potentielles, et bien entendu elles ont un effet cumulatif.) Il quitta le lit, s'habilla en un éclair, puis traça vers la sortie. Je ne le revis plus jamais.
Étape importante de la vie
J'avais à peine eu l'occasion de faire mon deuil que quelques heures plus tard je fus spontanément changé en femme. J'aimerais pouvoir dire que je sentis mes seins naître sur mon torse en s'engorgeant de lait, mon entrejambe se crevasser en un bouquet de pétales roses musquées. Le lecteur imaginerait mon sexe régresser en un bourgeon de plaisir, mes cheveux se déployer en d'ondoyantes caresses visuelles, — et ma musculature s'élancerait dans l'affirmation de mes courbes de Bézier à la naissance de mes hanches et fesses rebondies prêtes à être cueillies par l'intrépide pécheur. Mais en vérité la transformation fut tout à fait instantanée.
Comme le confirmait mon médecin traitant, j'avais conservé mes inclinaisons sexuelles. J'étais donc toujours pédée malgré tout, car j'aimais toujours autant les hommes voire plus, et tout particulièrement Robinson.
L'Histoire sans Fin
J'appris par des voies détournées que ce dernier avait vite refait sa vie à Londres en Angleterre auprès d'une dinde (turkey chez les rosbifs), et qu'il menait une belle vie d'aisance après avoir avantageusement cédé sa plantation au Brésil. Heureusement pour lui, personne ne sut jamais rien de notre relation charnelle.
Quelques jours plus tard, je constatai ma grossesse. N'ayant pas connu d'autre homme que Robinson depuis notre séparation, celui-ci devait en être le co-auteur malgré la mutation sexuelle postérieure à l'acte, et cela acheva de me rendre hystérique. Mais le temps faisant son chemin, je me résolus petit à petit à la fatalité de ma grossesse et j'appris à aimer mon enfant en gestation.
Les mois s'accumulaient, non seulement dans mon ventre, mais également dans ceux des dindes composant le harem personnel de Robinson selon les rumeurs qui couraient dans les tabloïdes.
Tous ces enfants étaient légalement des enfants "du même lit", et ironiquement, mon enfant, au contraire, était condamné par sa naissance à être LE bâtard illégitime, celui singularisé et discriminé d'entre tous, celui vers lequel pointaient les doigts moqueurs des autres enfants.
Un jour le téléphone me surprit dans une rêverie de femme. C'était le docteur Morris.
Je pausai. Pour la première fois dans toute cette histoire, je ne voulais plus me laisser contraindre la pensée par l'avenir. Destin m'avait donné Amour contre Nature. Cette fois je voulais que Amour me donne Nature contre Destin, comme Cœur donne Raison contre Malheur. Je lui répondis donc « non », remerciai et raccrochai.
Je regardai alors dehors et je me dis : il fait un temps à écrire un beau livre sur la vie. J'imaginai que ce serait le livre de l'histoire d'une mère, où clairement je n'aurais pas vu le futur si je l'avais voulu, mais dont je savais, pour moi et lui seul, que seul mon bâtard, connaissant son sexe à la perfection, lira le mot
Fin
Dringgg !!!!
Il raccrocha.
J'eus à peine le temps de me remettre de mes émotions contradictoires que je dus décrocher à nouveau.
C'était sans contrefaçon possible la très distinctive voix de Robinson, maladroitement camouflée.
Il avait raccroché l'enfoiré. Ah les mecs. Nouvelle sonnerie. Je décroche.
Petits chuchottements lointains. Je devine le passage du combiné d'une main à l'autre.
Notes
- ↑ L'au-delà... ah... ah... Pour me relever de ce navet, vous connaissez l'histoire de l'œuf et de la poule ? C'est la poule qui dit : « Ta gueule c'est moi qui parle la première ! » mdrrrr bon OK je sors snifff !
- ↑ Ne pas appliquer ce principe au football par exemple, où l'on évite soigneusement tout destinataire dans le sens du but, comme le gardien.
- ↑ Deux dates sont en trop, veuillez les rayer mentalement sans éditer l'article (Sources : Wikipédia).
- ↑ Les appels par bouteille se font traditionnellement le 2 janvier, ainsi ils n'interfèrent pas avec les appels radiophoniques le 18 juin.
- ↑ LOL qu'est-ce que c'était drôle LOL LOL LOL
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Voir aussi : Guide zoologique