La vie du joueur de tennis professionnel
Étudiant de l'Histoire du jeu du tennis, vous pleurez encore les rêves déchus de s'imposer à Roland Garros, entretenus à une époque par des champions de l'attaque comme Pete Sampras ou Roger Federer. Le petit bras chronique d'Amélie Mauresmo en 2003 dans son temple français vous a aussi rendu psychotique devant l'impossibilité absurde de vous saoûler à la célébration bi-décennale de la victoire historique de Yannick Noah.
Mais reconsidérez.
Ces joueurs ont la vie facile. Ils disposent des toutes dernières facilités infrastructurelles du joueur professionnel moderne, des tout derniers matériels de pointe (raquettes, cordages, dÉs à coudre). Ils voyagent à travers le monde, à Acapulco, à Miami, aux Bahamas, à Honolulu, à Malaga. Quand vous cultivez la crève sous les latitudes tempérées, ils "s'entraînent" au soleil à Sydney. Ils sont épaulés par des coachs, préparateurs physiques, kinésithérapeutes, psychologues du sport, conseillers en relation publique, sparring partners, sponsors, fan clubs, Les tout meilleurs au terme de la saison s'arrogent même le droit d'en gagner plus que les autres en participant au tournoi des Masters, après quoi ils joignent la trève saisonnière de trois mois négociée par le syndicat des tire-au-flanc. Ils gagnent l'équivalent de cinq de vos mois de salaire pour perdre au premier tour d'un tournoi du Grand Chelem. En quoi sont-ils à plaindre ? En quoi méritent-il votre prisée miséricorde ?
Et pire que tout, eux n'ont pas l'immense privilège d'écouter les commentaires de Guy Forget sur France Télévisions, sur la vertu d'être agressif, la façon de complètement exploser en bout de course, de ne pas avancer suffisamment sur le terrain, la capacité tellement impressionnante de Nadal à dominer physiquement son adversaire, ou mieux encore :
Federer c'est un magicien ! Regardez ce coup de poignet au ralenti ! PFAWWFF !!!
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—Guy Forget |
C'est donc décidé, vous allez basculer vers l'autre côté du petit écran, transposer votre expérience d'amateur vers le circuit parallèle et faire valoir votre droit à l'image photogénique. En sus de tous les avantages évoqués, vous n'aurez même pas besoin de savoir jouer au tennis pour rencontrer le succès.
Découverte
La sphère du tennis professionnel contraste singulièrement avec tout ce que vous avez pu vivre sur et en-dehors du court. C'est normal : avant, vous deviez progresser vers un objectif, alors que maintenant l'objectif se réalise de lui-même, souvent même avant que vous n'ayiez le temps d'en prendre conscience.
Vestimentaire
Vous pensez peut-être naïvement que les joueurs lavent leurs vêtements d'un tour à l'autre ? Non, des sponsors les paient contractuellement pour qu'ils jettent leur linge sale et portent chaque jour du neuf sur-mesure — et quand ce n'est pas du sur-mesure, alors vous êtes considéré(e) à la pointe de la mode avec vos pantacourts, manches mi-longues, etc. Le matériel s'adapte à la nature du terrain, suivez le mouvement mon regard : semelles striées sur terre battue, mini-jupe pour les cuisses, crampons pour le gazon, etc. Et bien sûr, vous serez habillé en blanc à Wimbledon parce qu'il y fait humide tout le temps.
Les sponsors ne sont pas tous égaux en ressources. Certains échappent au strict cadre de l'habilleur, et dispensent des avantages propres à leur image de marque. Citons le cas de Lacoste, qui en plus de leur offre textile toujours aussi classieuse, fournissent leurs champions en bonbons crocodiles (vert, jaune, orange, ou rouge, ma couleur préférée).
Il faut de bonne baskette pour bien courire ( ne pas se torde la cheville ) par ex ..
Elements de l'aire de jeu
Géométrie
Un court de tennis a une forme trapézoïdale. Les dimensions d'un terrain homologué sont ridiculement disproportionnées par rapport aux joueurs, à tel point que la lawn tennis organisation a dû retrancher à la hâte, dans un premier temps, les "couloirs latéraux" de l'aire jouable, puis, dans un deuxième temps, réduire l'aire de remise en jeu à un "carré de service". L'ordre de ces soustractions ad hoc, destinées à revaloriser la perception du sport auprès du public moyen[1], explique que la ligne du carré de service parallèle aux lignes de fond s'arrête aux lignes de couloir.
Malgré ces retouches, l'aire résultante fait toujours que le seul carré de service soit aussi large que le court de mini-tennis duquel vous venez et auquel vous étiez confiné(e). C'est dire que maintenant vous disposez globalement de jusqu'à 4 fois votre aire de jeu habituelle. Mais regardez ne serait-ce que l'épaisseur de ces lignes peintes ! Il suffit qu'un poil de votre balle en touche une pour que votre coup long soit validé. Si l'on représente la balle par un point, il y a bien une infinité de points de contact sur l'épaisseur d'une ligne, et donc une infinité de chances que votre balle soit bonne.
Dénivellé
Tous les courts professionnels sont en pente, amont côté serveur. L'image télévisée classique montre clairement comment Pete Sampras pouvait avec consistance servir du surplomb pour remporter 7 Wimbledon.
Topologie
Filet
Quand l'adversaire met dans le filet, celui-ci est trop haut, et quand vous le passez, il n'est jamais trop bas. Pour vous, c'est un partenariat gagnant-gagnant à tous les coups.
Elements mobiles
Pendant vos matchs, ne vous faites pas de frayeur face à l'animation soudaine de mannequins infantiles aux abords du court. Ceux-ci s'appellent des ramasseurs de balle. Eh oui, ils ne vivent que pour ça : ramasser ces putains de balles jonchant le sol et vous esquintant le dos à force de vous faire pencher. Et avec ça il y en a qui se plaignent des sonneries de portable en tribune...
Sur sa chaise haute, un arbitre-comptable décompte les points que vous marquerez. Et invisible mais toujours à portée d'oreillette, le soigneur se tapit dans l'ombre prêt à surgir pour vous dispenser anti-inflammatoire, pansements et massages. Il dispose constamment sur lui d'un talkie-walkie relié au maître-soigneur qui peut à tout moment le rappeler à l'ordre en cas de contre-performance.
Voyager
Grâce à l'ATP Tour-opérateur, vous partirez en voyage tous frais payés par les organisateurs de tournoi vers les destinations les plus ensoleillées du monde, afin de vous y voir remettre des trophées et même des primes d'assiduité, comme si vous aviez effectivement besoin de pots-de-vin pour soutenir vos projets de randonnée en altitude ou de bronzage sous les palmiers en hiver.
Perdre suffisamment tôt dans un tournoi vous confère la possibilité de payer des visites culturelles au pays hôte pendant jusqu'à 2 semaines complètes (en échouant au pré-tournoi qualificatif). Les plus grands tournois, nécessairement mixtes, permettent même de sortir avec les jolies femmes du tableau féminin écrémé par les leaders mondiales ("laideurs mondiales" serait en fait plus approprié) telles que Justine Hénin ou Svetlana Kuznetsova, le sourire à l'appareil dentaire.
Tactique
À ce niveau, ce sont les petits détails qui font la différence. Il suffit donc de faire dans les gros détails pour s'assurer le succès.
Argument éléitique
Pensez à un sport comme le golf. L'aire d'un court de tennis vaut 23,77 mètres de long sur 8,23 mètres de large, soit environ 196 mètres carré. Celle d'un trou pour une balle de golf vaut environ 0,0014 mètre carré. Il n'y a donc aucune raison pour que vous ne soyiez pas 196 / 0,0014, soit 140 000 fois le champion qu'est Tiger Woods, avec un revenu (en incluant le pactole extra-sportif) 140 000 fois plus élevé. Certains contesteront cette analogie avec le golf ou les sports à cible réduite en général, comme le basketball. Mais cet argument n'a pas de sens, puisque les tennis aussi bien que les baskets désignent les mêmes chaussures de sport (on peut aussi bien chausser des tennis au basket que basketter des chaussures au tennis).
Pourquoi jouer...
... quand les double-fautes ont justement été inventées pour que vous gagniez en retour de service sans avoir à lever la tête de raquette ?
Faire exploser mentalement son adversaire
Ces éléments ont plusieurs titres de Grand Chelem à leur actif (Roland Garros Hommes 2005-2007, Roland Garros Femmes 2000, etc.) :
- Temps maximal pris entre les échanges
- Arrêt d'un échange pour cause de balle dégonflée
- Arrêt du décompte du temps entre les échanges pour cause de balle dégonflée
- Arrêt d'un échange pour débarquement d'un spectateur à poil sur le court
- Vérification systématique des traces sur terre battue, ou séries de demandes successives du Challenge Hawk Eye sans aucune raison apparente
- Cris avant, pendant, et après chaque frappe, y inclus au service (personne n'a encore fait ça à ma connaissance)
- Grattage de l'oreille, sautillements, petit coup de la tête vers la gauche, réajustement des nattes et des épingles à nourrice, épilement des sourcils, décrottage du nez puis observation des ongles, grande inspiration avec haussement d'épaule, lancers de balle consécutivement ratés, coups de raquette sur les talons pour décoller la terre battue, réajustement des lentilles de contact, réaccordage maniaque de la raquette, quelques dizaines de rebonds de la petite balle jaune, et pour conclure glorieusement le rituel, premier service dans le bas du filet.
Les possibilités sont infinies. Vous pensez qu'on vous mettra à l'amende pour ça ? Au contraire, on vous remet des récompenses pour faire le (la) chien(ne), et on les a affectueusement nommées Prix Citron.
Culture de la gagne
Bref panorama du circuit
Considérez toute la liste des champions passés : Rod Laver, John Newcombe, Ken Rosewall, Bjorn Borg, John McEnroe, Jimmy Connors, Andre Agassi, Stefan Edberg, Pete Sampras. Autant de joueurs que vous ne pouvez plus rencontrer (imaginez seulement d'avoir à les affronter tous ensemble sur une saison). Aujourd'hui la section dominante du tennis mondial se réduit à un fermier suisse propriétaire d'une vache nommée Marka, d'une balayeuse de fond de court avec des problèmes de voûte plantaire à seulement 20 ans, et d'un asthmatique serbe atteint de tachycardie chronique et doté d'un prénom digne d'un anesthésique local (la Novocaïne). Dans 10 ans tout au plus ils rueront tous dans les brancards.
Les meilleurs espoirs ont au moins 15 ans (Jonathan Eysseric, Marco Del Potro). Il vous suffit donc d'attendre patiemment leur retraite dans 20 ans, et alors il n'y aura plus du tout de concurrence pour la première place mondiale, à part toi qui restera un jeune nul
Les tournois du Grand Chelem
Paradoxalement, les tournois du Grand Chelem sont les plus aisés à remporter. La compétition s'étale sur 2 semaines, avec 1, 2, voire 5 jours de repos entre les matchs au gré des reports par temps de pluie et des abandons. Non que ces jours de repos soient nécessaires à la détermination de l'issue de vos matchs : ceux-ci, joués en 5 sets, vous laissent amplement le temps de frustrer votre adversaire ou de voir celui-ci se blesser tout seul ou avec votre (faux) appui. C'est encore tellement plus facile à Wimbledon où les matchs sont fragmentés sur 5 jours, qu'on devrait appeler ce tournoi wimpleton.
Pour éclaircir encore un peu plus les choses, la taille du tableau augmente dramatiquement la probabilité que vos adversaires s'entre-tuent. Par exemple, sur un tableau de 128 joueurs au départ, la probabilité qu'un de vos adversaires potentiels se fasse éliminer par quelqu'un d'autre que vous est de , soit 99,21%, et donc celle pour que vous rencontriez exactement votre bête noire de , soit 0,62%, alors que dans un tableau de 32 joueurs, celle-ci augmente à , soit 10,4%. Il est donc scientifiquement prouvé que vous avez une chance exponentiellement supérieure de gagner à un Grand Chelem qu'ailleurs.
Ne participez donc qu'aux Grands Chelems.
Un entraîneur
N'importe quel type affable avec la physionomie d'un porteur d'eau fera l'affaire. Veillez simplement à ne pas recruter Toni Nadal, l'oncle de Rafael : il applaudit bêtement les super coups des joueurs adverses, ce qui ne cadrera certainement pas avec votre projet de domination sans partage.
Techniques
Les techniques pour gagner sont aussi variées qu'elles sont infaillibles.
- Pénalty
- Au football, le sort d'un pénalty ne dépend jamais du gardien. Au tennis, les échanges tendent vers l'axe du milieu. Vous recevez la balle plein axe, l'adversaire droit devant vous : que faites-vous ? Tirer un pénalty bien sûr ! La transposition à partir du football rend l'exercice puéril de facilité. Vous pouvez même frapper votre coup plein centre alors que l'autre anticipe comme un con sur le côté, se faisant prendre à contre-pied.
- Lobbing à outrance
- Le nombre minimum de coups à faire jouer votre adversaire est de l'ordre de 3 sets fois 3 jeux de service fois 4 coups, soit 36 coups (évaluation pessimiste). En étant plus réaliste, ce nombre s'approche plus de 4 fois ce nombre, soit 144 coups. Sur chaque échange on estime que vous avez la chance de jouer au moins 1 super lob. Un super lob se définit comme un lob long et excessivement haut effectué sous aucune pression adverse particulière, du fond du court, alors que votre adversaire vous attend docilement sur sa ligne de fond. Répétez ce genre de lobs plus de 144 fois vous garantit la place d'en caser au moins 50% plus par déchet de l'adversaire, d'où il résulte 216 super lobs, et encore, c'est dans le cas où la victoire de l'un de vous se dessine sans aucune ambiguïté. 216 super lobs, ce ne sont pas seulement une induction d'un sommeil profond chez votre adversaire et le public, c'est aussi une garantie de torticolis pour ceux qui ne s'entraînent selon vos conditions (port de la minerve en match, résistance au vertige et au mal de mer, etc.). Généralement vous gagnerez par forfait bien avant le seuil des 216 super-coups, qui psychologiquement font les 400 coups.
- Faire jouer des coups coupés
- Cette tactique s'applique surtout au cas Nadal, s'il lui venait l'idée d'effectuer un comeback au-delà de 40 ans à la Bjorn Borg. L'avez-vous déjà vu jouer ? Oui, on dirait qu'il joue ses revers coupés avec un balai dans le cul. Jouez donc systématiquement coupé pour qu'il en fasse autant : il n'y aucune raison qu'il ne meure pas de honte.
- La balle
- Et oui il existe une balle a ce jeu mais elle est tellement trop rapide qu'on a pas le droit de l'utiliser. Sinon aller jouer au badminton !!!
Règle de déontologie
Si le joueur d'en face marque un point à votre détriment, c'est forcément par chance. Il lève alors la main : n'interprétez pas cette gestuelle comme un abandon[2], mais comme une excuse décente par laquelle il concède de vous rendre le point par zèle extra-protocolaire. Ce comportement a valeur de règle déontologique tacite sur le circuit, et vous garantit de remporter tous les tournois de votre carrière sans encaisser le moindre point.
Conclusion
Dans le monde professionnel, le public applaudit ses encouragements quand vous êtes en "difficulté" à 15-30, 30a, voire 0-15 sur votre service. Mais serez-vous jamais vraiment en difficulté ? La seule contrainte règlementaire encore en vigueur porte sur l'obligation de se déplacer latéralement d'un service à l'autre pour servir / recevoir dans la diagonale du court. Mais même pour ça il n'est en rien acquis que les règles restent éternellement figées.
Vous n'avez rien à craindre, inscrivez-vous dès maintenant à l'ATP Tour (ou au WTA Tour). Encore mieux, participez aux Jeux Olympiques pour handicapés. Là-bas, vous gagnez dans un fauteuil. Vive le tennis !
Notes
- ↑ Règle numéro 1 : le champion doit toujours faire des trucs trop difficiles pour le commun des mortels.
- ↑ Un abandon se signale par contorsion de douleur au sol, en se tenant la cheville ou le derrière de la cuisse et en hurlant jusqu'à l'arrivée de l'ambulance, à la suite de laquelle vous hurlerez encore plus fort.
Voir aussi : Guide zoologique
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